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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Marie Lenéru et la Grande Guerre : l'engagement pacifiste d'une femme de lettres

Dernière mise à jour : 19 juin


"Ces criminels étourneaux parlent des « passions humaines », mais où sont les passions humaines dans cette course à l’héroïsme et au sacrifice universel ? Et la conclusion sacrilège qu’ils tirent de ce déchirant martyre c’est que « l’homme est un loup pour l’homme » !"

Marie Lenéru

Lettre à Rachilde (1916)

in Journal de Marie Lenéru, G. Crès et Cie (1922)




Marie Lenéru




Nous publions ci-après de nombreux extraits choisis de cette grande oeuvre qu'est le Journal (G. Crès et Cie, 1922) de la dramaturge Marie Lenéru (1875-1918), qui consacra les derniers chapitres de ses cahiers, avec une verve remarquable, au massacre de la Première Guerre mondiale. On y trouvera également les extraits de sa correspondance, dans lesquels elle évoquait le conflit, et qu'elle recopia, "pour ne rien oublier". S'opposant à toute vision idéalisée de la Guerre, — notamment entretenue par certains artistes et intellectuels de l'époque —, sans langue de bois, avec courage et liberté de ton, Marie Lenéru décrivit avec une étonnante lucidité l'horreur que lui inspira cette gigantesque entreprise de destruction ; annihilation de la jeunesse, volontés destructrices des dirigeants et des grandes puissances, hypocrisie des "va-t-en-guerre" de l'époque, responsabilité de la propagande, inertie morale d'une partie de la population. Ces propos sont marquants, et doivent être lus. Un devoir de mémoire, — un autre —, assuré par une femme de tempérament, qui rendit les plus beaux hommages possibles à ces âmes perdues ; celui d'avoir compris leur souffrance, et celui de s'être fait leur porte-voix, à l'arrière, le temps du conflit. 

Marie Lenéru mourut de la grippe espagnole peu avant l'armistice, le 23 septembre 1918.



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Décembre 1915


Bourget, dans l’Écho de Paris, reprend le raisonnement de Pascal, qui m’avait déjà tant frappée, si je l’ose dire, par son étourderie, par tout ce qu’il élimine et tout ce qu’il suppose sans le savoir. « Ou il y a un Dieu ou il n’y en a pas ». (...)


À Madame D... — Oh ! madame, comment croyez-vous qu’une chose aussi artificielle que la guerre moderne, doive être acceptée comme une possibilité inéluctable ? Ce que je trouve le plus désespérant là-dedans, c’est précisément la gratuité du cataclysme, à moins que ce ne soit cette phrase de perroquet par laquelle on s’y résigne : « Tant qu’il y aura des hommes, etc... ».



27 décembre 1915


(...) Si je copie des lignes de ma correspondance qui n’ont même pas la valeur de notes littéraires, c’est pour ne rien oublier, pas un battement de cœur envers vous, ô morts pour ma patrie, à qui je veux dédier mon plus grand effort, mon plus grand travail, une pièce dont je ne sais rien encore, si ce n’est qu’elle s’appellera « La Paix » et que je vais à elle, que je m’y prépare religieusement, comme à une vocation, car il faut qu’elle agisse, ce n’est pas en artiste que je veux exploiter la catastrophe... Puisque j’ai eu ce crève-cœur de ne pouvoir faire mon métier de femme auprès de vos agonies, je ferai qu’à l’avenir on ne vous massacre plus.


(...) Je pleure les jeunes gens. Quels cœurs nous restera-t-il à faire vibrer, lesquels battront encore pour nous après cette décourageante consommation de la mort ? Et pourtant il faut continuer, demeurer cette petite parcelle de France qu’est notre activité, se donner un prétexte à vivre, une raison de conserver ce qui est enlevé à tant d’autres.



11 juin 1915


Je crois avec Wells que c’est par une formidable campagne d’opinion, menée par tous les moyens dont elle dispose : presse, livre, théâtre, et non par les à-côtés des congrès et des comités, que l’on amènera des résultats. C’est toujours la même loi du succès et la même erreur commise en littérature : Vous voulez arriver ? Ne fondez rien à côté, ni petite revue, ni petit théâtre, emparez-vous de ce qui est, des vraies forteresses de l’opinion publique. Un seul homme capable de s’imposer dans un quotidien populaire ferait plus que des milliers de congressistes. Les pacifistes, qui ne seront que pacifistes, feront peu de choses, de même les femmes qui ne seront que féministes. Soyez des forces ou captez des forces. Je persiste à croire que, par l’influence sociale, les femmes peuvent bien plus que par un vote unique qui serait dévolu à chacune. Ce n’est pas son vote personnel qui fait l’autorité politique d’un homme mais, comme dirait Saint-Simon, l’influence de son « intrinsèque ». Le vote viendra certainement et je ne m’en plaindrai pas, mais ce n’est pas en ressassant leurs revendications que les femmes atteindront le niveau des hommes distingués. Les faibles devraient éviter de se spécialiser : en leur faiblesse.


Je reçois des journaux et des revues de sourds-muets qui m’impatientent au lieu de m’émouvoir. [Marie Lenéru était elle-même devenue sourde, et partiellement aveugle, après avoir contracté la rougeole alors qu'elle était enfant]. On dirait qu’ils ne peuvent avoir aucune préoccupation d’homme normal, rien que des préoccupations et des intérêts de sourds-muets. On a grand tort de les hypnotiser ainsi sur leur infirmité. Les journaux féministes me rappellent infailliblement ces journaux de sourds-muets. Combien, à l’heure actuelle, une femme qui serait un économiste distingué, écrivant dans les revues d’économistes, ferait plus pour les femmes, et pour la paix, que tous les becs ouverts de revendications. Ce que vous ne pouvez faire, ô femmes, avec une majorité de femmes, faites-le en tant qu’être agissant, en oubliant un moment votre sexe, avec une majorité masculine. Et je crois que le vote viendrait bien plus vite de cette manière-là.



4 octobre 1915


Décidément, sur la guerre, je ne peux plus lire que des soldats ou des pacifistes ; des autres, j’attends toujours des paroles qui ne viendront jamais...


Maintenant, vous les éloquents, les émus, les élégiaques, occupons-nous un peu de la « fatalité » de la guerre. Car enfin, quel rôle jouez-vous, ô dilettantes de l’héroïsme et de la mort, si d’autres, dont vous ne serez pas, prennent soin, dès aujourd’hui, d’empêcher le retour de vos fatalités, de vos lois de l’histoire ? Cette passivité de l’intelligence devant la guerre, la manière dont auront réagi nos artistes, cette exploitation pure et simple du fait par la littérature, est ce qui m’aura le plus démontré, l’humanum paucis vivit genus.



28 décembre 1915


À Henry Marx. — Ils sont tellement ignorants de ces questions de guerre et paix — parce qu’au fond si peu passionnés par elles ! — qu’ils s’imaginent vraiment qu’être pacifiste c’est, ipso facto, être désarmiste, sentimental et nigaud.


À H. — Tête et cœur, nous sommes trop faibles, nous ne tirerons jamais de notre révolte le « maudissement » qu’il faudrait.



20 janvier 1916


À M. B... — Mon pacifisme prend des proportions farouches, non pas devant la guerre, l'attitude, hélas ! n'a pas à changer, mais devant la scandaleuse indifférence des témoins et des responsables. Tout non-combattant, qui n'est pas un enragé de pacifisme, est un responsable.



7 mars 1916


[À Albert Puech, son filleul de guerre] — Votre lettre est venue hier soir, je veux y répondre aujourd’hui. Quelle lettre ! Je l’ai lue avec horreur et désespoir, et je l’ai fait lire, pour que vos lieutenants et vos camarades soient déjà un peu vengés par la douleur des femmes. C’est leurs cœurs concrets qui doivent subir et payer la douleur abstraite de la France. Le cœur des femmes après celui des frères d’armes ! Vous voilà tout consacré par le contact des martyrs. J’ai vu avec vous, mais j’ai vu plus beau que terrible. Ce massacre de la dépouille, si impressionnant, on nous l’a décrit et nous ne l’ignorons pas. Mais l’horreur rend plus passionné, il me semble, notre élan vers nos morts. Plus ils sont déchirés, plus nous le sommes aussi. Pas une plaie n’est perdue. Avec quelle piété affectueuse je ne cesse de penser à vos morts ! Un soldat debout, c’est encore, malgré l’émotion, toute la distance de l’homme à la femme ; mais tombé, tombé et massacré, il n’y a plus rien entre eux, c’est une relique à baiser, à porter dans ses bras. Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts ? C’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre. Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au nom de quoi ? Que sommes-nous près de vous ? Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souffrances n’est perdue, non seulement à cause du salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos cœurs. (...) Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m'y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le coeur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes :


"La voix d'un peuple entier Les berce en leurs tombeaux."



27 mars 1916


À Mme D... — Verdun a beau tenir bon, ce n’en est pas moins un cauchemar. On me dit que nous avons aussi les flammes et que nous avons fait 900 aveugles... Être contemporain de cela... et tout le monde a l’air si calme. L’horreur n’est qu’un tout petit frisson de surface.



16 juin 1916


À Puech. — Je ne me console pas de ce que vous me dites de l’existence de là-bas, mais il faut au contraire me dire le pire. C’est notre devoir de souffrir de loin avec vous, on souffre comme on peut ! Il n’y a pas un degré de quiétude ou d’accommodement avec la guerre qui ne doive être poursuivi sans pitié, par le rappel de tant de choses impardonnables. Vraiment l’horreur n’est qu’un si léger frisson de surface ! Sans cela pourrait-on vivre ? Et l’on vit pourtant, à trop peu de choses près.



13 août 1916


À Marie G... — Ô stupidité monstrueuse, qui ne dure, qui ne s’est maintenue dans nos époques modernes, qu’à la force des poignets des stupides. Chose inutile et folle, dont à force de lui répéter qu’elle ne peut pas s’en passer, l’humanité est arrivée à le croire. Avez-vous la patience de lire les journaux quand ils parlent des « buts de guerre » ?!!!


(...)


C’est l’horreur de la guerre qui domine chez tous ; alors, comme l’homme a toujours fait devant la douleur, on mysticise le fléau. Le plus grand danger vient peut-être de ce lyrisme dont nous nous voilons toujours devant la mort gratuite et « inventée » — mot de Marx — Ce qui me révolte et me frappe bien autrement dans la guerre, c’est précisément l’absence de cette fatalité dont notre routine verbale et tant de lyrisme invétéré s’obstinent à la gratifier.


Ce qui me frappe, et plus que l’horreur encore m’a rendu la guerre insupportable — il y a bien de l’horreur aussi que nous acceptons dans la nature —, c’est la gratuité, l’artificialité, la non-nécessité du fléau.


(...)


Ce qui me révolte dans la guerre, c’est que je n’ai pas rencontré l’obstacle sérieux à combattre, c’est que ce fléau monstre n’est qu’un moulin à vent ; quiproquo sinistre. À qui fait-on plaisir ici ? Je sais bien qu’il y a les fournisseurs, et les profiteurs de la guerre, mais tout de même, sans le quiproquo de la raison d’État, ce n’est pas pour eux qu’on signerait un décret de mobilisation générale. Chacun pousse des cris devant l’incendie, chacun voit brûler sa maison, et tous les bras demeurent inactifs parce que du consentement universel, on a dit : « Il est certain que l’eau n’éteint pas le feu », et tout le monde est resté foudroyé de cette évidence. Je n’exagère pas, ici il est impossible d’exagérer.

La raison pour laquelle l’homme est rarement un génie dans les sciences et dans les arts : l’absence d’originalité, son incapacité à ne pas répéter autrui, et à ne point croire ce qu’il répète, c’est encore la plus forte raison qui milite en faveur de « la guerre fatale ». Ce ne sont pas les « passions humaines » bien au contraire, c’est l’inertie humaine qui agit ici.


À Rachilde. — Ces criminels étourneaux parlent des « passions humaines », mais où sont les passions humaines dans cette course à l’héroïsme et au sacrifice universel ? Et la conclusion sacrilège qu’ils tirent de ce déchirant martyre c’est que « l’homme est un loup pour l’homme » !


27 novembre 1916


À M. de F... — (...) Quant à parler des passions humaines dans une guerre comme la nôtre, c’est un véritable crime de lèse-héroïsme. Où sont les passions humaines dans ce martyre volontaire de tous les peuples ? La guerre par raison d’État ne sert aucune passion humaine, elle sert une idée fausse : Voilà pourquoi, le jour où les pacifistes seront revenus du champ de bataille, — s’ils en reviennent — nous aurons besoin, à côté de l’effort militaire, toujours nécessaire, mais non suffisant — cette guerre l’aura prouvé à l’Allemagne — nous aurons un furieux besoin de leur effort et de leur dévouement à la paix, si notre victoire ne doit pas être annulée par la guerre qui reviendra dans cinquante ans.


À Marie G… — (...) « Idéalisme » ? Mais il n’y a pas une démarche des hommes qui n’ait son mobile et son point de départ dans une idée. La guerre actuelle est plus riche en idéalisme, en mysticisme forcené que tous les programmes des pacifistes. Quelle idéologie que cette définition allemande, et pas seulement allemande de l’État ! C’est la guerre qui exige qu’on meurt pour une idée, ce n’est pas la paix. Et comme on reconnaît les livres et les paroles, comme on reconnaît les idées — assez récentes d’ailleurs — comme on reconnaît les idéalistes responsables dans le cataclysme actuel ! Idées fausses économiques, idées fausses ethnologiques, marottes absurdes sur la « psychologie des peuples », interprétations traditionnelles et livresques des historiens, recours aux moyens surannés et d’ailleurs inopérants, il n’y a que cela dans les guerres modernes.


Il n’y a pas jusqu’à la résignation générale aux « passions humaines », cette scandaleuse rengaine, qui ne soit l’idée fausse, le préjugé impardonnable, l’idéologie prétentieuse des cerveaux. On ne décrète pas une mobilisation générale pour satisfaire les passions des gens qu’on arrache à leurs foyers. La guerre pour les peuples, pour tous les peuples, c’est l’obéissance aux lois. Et conclure que cela qu’on ordonne, ne peut pas être empêché, que prendre des mesures en vue de son empêchement futur est de « l’idéalisme », n’est qu’un exemple de l’imbécillité partielle où le préjugé peut conduire les gens, pour le reste normaux et intelligents.



1er août 1918


Hélas ! oui, un monde de héros. J’admire. J’ai surtout envie de pleurer et d’enrager. Il est dangereux d’être gardé pendant quatre ans en présence d’un objet admirable. Oui, un monde de héros. Sera-t-il plus facile d’y aimer après qu’avant ? Ô mystère profond de la personne qui obtenez les grandes amours, qui les obtenez de ceux qui les donnent, les exigeants, les difficiles, les implacables, en quoi résidez-vous donc ?

Valeur personnelle, nous réclamons le caractère alors que vous êtes esprit, serait-ce que nous réclamons l’esprit quand vous êtes caractère ?

Conclusion : si j’aime ce héros et non pas celui-là, ce sera pour une nuance en lui qui était là avant l’héroïsme, et je ne parle pas de l’amour aveugle, mais de l’amour-amitié, de l’amour-estime, de l’amour-reddition morale. Ô mystère de la personne. Ô Altitudo !…

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