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Marie Dauguet, d'ombre et d'oubli

Photo du rédacteur: Irène de PalacioIrène de Palacio

"Mon âme est une amphore où dorment des parfums."



Considérée de son vivant comme une poétesse à l’œuvre non négligeable, et bien loin de faire aujourd’hui partie des "maudits" ou même des minores, Marie Dauguet (1860-1942) reste pourtant grandement méconnue. Sa notoriété est en demi-teinte : elle eut une influence considérable sur la scène littéraire du début du XXe siècle avant d'être peu à peu éclipsée par d'autres figures féminines de la vie littéraire de la Belle Époque telles qu'Anna de Noailles, Cécile Sauvage, Renée Vivien, Hélène Picard ou Lucie Delarue-Mardrus. Dauguet pâtit aussi d'une réputation réductrice de "poète de la nature", qui éclipsa la réelle profondeur de son œuvre.

         Née Aubert dans la petite commune bourguignonne d'Aillevillers-et-Lyaumont, Marie Dauguet vécut ses premières années au plus près des champs et des forêts, entourée de parents aimants. À vingt-et-un ans, elle épousa son ami d'enfance, Henri Dauguet, avec qui elle eut une fille. Curieuse, vive, passionnée par l'étude de la nature et des animaux, par la peinture et l'écriture, Marie s'intéressa également à la musique et composa ses premiers poèmes au piano avant de les transcrire. La reconnaissance de ses pairs vint progressivement avec la publication de ses premiers recueils, et Par l'Amour remporta le prix Archon-Despérouses en 1905. Mais elle ne cessa de subir la comparaison avec d'autres poétesses en vogue ; son œuvre hétéroclite et difficile à classifier, son tempérament discret et avide de liberté, son éloignement des mondanités (elle privilégia toujours la campagne de son enfance à la vie parisienne, "étrangère aux compétitions mesquines" du "malheureux monde littéraire" (André Fontainas, Revue de la Quinzaine, 1er janvier 1939)) expliquent certainement l’accueil globalement favorable, mais néanmoins prudent, qu’elle reçut au cours de sa vie.

        

Dix volumes de vers parurent en son nom, depuis La Naissance du Poète en 1897 jusqu'à Passions, son dernier recueil, en 1938. Les plus reconnus restent A Travers le Voile (1902) et Par l'Amour (1904), pour lequel Remy de Gourmont rédigea une très intéressante préface, dans laquelle il mettait l’accent sur la poésie "odorale" de Dauguet, attachée à décrire les odeurs concrètes et purement sensorielles autant que les odeurs symboliques (du silence, de la sérénité, de l'amertume...). Gourmont y évoquait aussi la difficulté de traduire Les Géorgiques de Virgile, texte que la poétesse affectionnait, et dont, naturellement, elle s'inspirait.

Clartés (1907), Paroles du vent (1904), Les Pastorales (1908), L'Essor victorieux (1911) et Ce n'est rien, c'est la vie (1924) viennent compléter la liste d'une production importante, dont les éditions originales sont aujourd'hui rarissimes. En outre, des bribes de sa poésie, qui ne fut jamais rééditée, ne figurent que dans d'anciennes études sur la poésie féminine et dans quelques anthologies comme Muses d'aujourd'hui, Les Muses françaises ou l'Anthologie de poésie érotique de Marcel Béalu — entreprises qui demeurent limitatives.

 

Il est difficile de définir la poésie de Dauguet, qui se situe à la croisée de multiples influences, entre symbolisme, paganisme imprégné d'une certaine sensualité, envolées lyriques, et considérations philosophiques. Très éloignée d'une poésie mièvre et sans caractère, elle ne s'apparente pas non plus à la sobriété et au dépouillement de celle d'un Francis Jammes (que Dauguet admirait par ailleurs). Dans ses vers transparaît une véritable recherche lexicale, notamment dans ses premiers volumes, avec des néologismes fréquents et une grande diversité stylistique. Sa nature souvent marquée du sceau de l'angoisse se teinte d'ombres et de tourments, en particulier dans ses derniers recueils. La tonalité de Passions est même volontiers pessimiste ("humanité affreuse", "astres défunts", "ténèbres", "souffrance humaine", "détresse de l'homme et de l'univers"...), et l'ombre de la mort y est omniprésente.

L'œuvre de Marie Dauguet semble suivre une évolution constante, d'une esthétique fin-de-siècle marquée par le Symbolisme dans les premiers recueils, à des recherches de libération du vers et d’affranchissement des topoï dans ses volumes plus tardifs. Plusieurs années séparent en effet les "Bouquets d'anémiques astères/Brouillant au cours des eaux flétries", les "pâleurs mauves de paupières/Que l'ardent amour a meurtries" de cette poésie à la syntaxe plus déconstruite : 

 

Le couchant élevait ses palais turbulents,

Maintenant c'est la nuit aux plages violettes

Où roule du silence en volutes ; — plus lent

Semble le pouls du monde, et j'écoute la fête

De l'espace muet où la lune se penche (...)

 

A l’orée de la seconde guerre mondiale, la poésie de Marie Dauguet s’est affranchie des contraintes du vers, pour favoriser une recherche rythmique adaptée aux images païennes, voire paniques, de son imaginaire. Celle qui n’avait pas renié le Futurisme en ses débuts sut toujours être à l’écoute des évolutions et révolutions poétiques, tout en gardant son originalité. En témoigne par exemple cette mythologie revisitée, qui, dix ans avant le « Centaure dansant » de Picasso, en a déjà la modernité :

 

 

Toi, qui vas tâtonnant les frissons de ta face

Et cherchant quel secret s'y pose,

Arrête ce Centaure,

arrache-lui son masque

Et qu'avec lui tu causes ;

(…)

Peut-être qu'il sait tout

Et comprend l'idiome

De l'éclair et du loup ?

 

***


         "Ce n’est pas le désir de comprendre qui la tourmente, c’est le désir de sentir, de percevoir les mystérieux rapports qui existent entre l’homme et les choses. (...) Ceci est curieux : à cette heure, où nous tendons de plus en plus à l’analyse, nous plaçant en spectateurs isolés des contingences, voici un poète, une femme, qui tente une synthèse de la vie, essaie de plonger sa petite vie individuelle dans toutes les vies." faisait observer Jean de Gourmont dans Muses d'aujourd'hui (1910). Cette sensibilité unique, qui mêle observation minutieuse de la nature et résonances intimes, confère à la poésie de Marie Dauguet une place tout à fait singulière, malheureusement très sous-estimée.

Après avoir vécu un temps à Enghien-les-Bains, Marie Dauguet s’éteint le 10 septembre 1942 dans une maison de retraite à Ville-d’Avray, loin de la scène littéraire qui l’avait un jour consacrée.



--


Choix de poèmes



Passe, rêve et souris...

A travers le voile, 1902

 

A Monsieur Maurice Maeterlinck.

 

Passe, rêve et souris ; surtout nulle pensée !

Evite le secret qui dort au banc de mousse,

Les pieds nus dans la source où son ombre s'émousse,

Evite le secret qui parle à ta pensée.

 

Sois l'instinct fleurissant l'âme errante du loup.

Vogue et rôde et mélange au chalumeau discord

Du vent si bucoliquement faux, ton accord.

Sous les ronciers déserts, cherche l'âme du loup.

 

***

 

Garde-toi de palper les murailles du cloître,

N'essaie pas d'ouvrir les portes verrouillées ;

Mais, pour mieux oublier, jette ces clefs rouillées,

Jette avec ta douleur ces clefs au puits du cloître.

 

Reste l'inconscient, pèlerin pauvre et nu, 

Dont les rustiques doigts brûlent des manuscrits,

Et, pour n'en pas pleurer, ignore tous les cris

Qu'ont poussés tant de coeurs brisés vers l'Inconnu.

 

Sois le désir sans aile et l'espalier sans vigne ;

Sois un peu de néant que le néant épie,

S'écoulant à travers la nature assoupie,

Sois cet hôte sans lendemain qui se résigne

 

A n'être qu'un néant que le néant épie.



J'aime errer...

A travers le voile, 1902


J'aime errer parmi l'abandon et la torpeur

Et l'inerte langueur des choses qui se meurent,

Et j'aime errer dissoute en la morne vapeur

Que versent les ruisseaux, comme des yeux qui pleurent.

 

Et j'aime errer parmi les berges sans lueur,

Où coule seulement, les soirs de pleine lune,

Le brouillard indécis des marais en sueur

Qui se heurte sans bruit à d'invisibles dunes,

 

Cernant d'un lac d'étain la muette pâleur,

Et qu'ici rien ne parle ou n'affirme ou ne veuille,

Mais que soient assourdis le rêve et la douleur,

Indistincts et fondus au coeur qui les accueille.

 

Et j'aime errer parmi les intangibles fleurs,

Qui n'ont jamais éclos même sur des ruines,

Et qui n'ont ni parfums, ni formes, ni couleurs,

Dont le charme subtil est tissé de bruines.

 

M'anéantir éparse en la grise douceur

Des brumes et du songe et de ce qui dilue

Mon âme inattentive et la fait presque soeur

De l'immense inconnu qui partout fuit et flue.

 

Mars 1900



Hécate

A travers le voile, 1902


La lune, certaine nuit, saigne,

Rouge d'on ne sait quel affront;

Tout un flot ténébreux la baigne,

Un débordement d'Achéron.

 

Hécate alors, dans ce domaine

Des ombres, cher aux meurtriers,

Vient, pour chasser la race humaine,

Découpler ses noirs lévriers.

 

Leur course en silence s'effrène

A travers l'abîme mouvant;

Ils vont, accompagnant leur reine,

Au gré des caprices du vent.

 

Et quand la bête est éventrée,

Que les derniers os sont rongés,

On les voit, après la curée,

Fixer leurs profils allongés

 

De loups sur le disque écarlate

Où, déposant son carquois d'or,

Rêveuse, leur maîtresse Hécate

Auprès d'eux se couche et s'endort.



Dédicace

Par l'amour, 1904


Pour Henri.


Je porte en moi, parmi des clartés de vitrail,

Des fleuves étalés, des cités fulgurantes,

Des bouleaux d'argent pur, des prés de frais émail,

Des jardins constellés de lys et d'amaranthes.


Je nourris des dragons en de lointains bercails ;

Mais rien ne transparaît du rêve qui me hante ;

Je suis ce manuscrit fleuri d'absurdes plantes

Qui recèle à l'abri de son double fermail,


— Magique parchemin et dont la garde est vierge,

Que nul doigt n'effleura sous sa gaine de serge, —

Des psaumes exaltés et d'amoureux cantiques.


A toi, j'offre aujourd'hui les cités, les chimères,

Le vitrail d'or liquide et le livre mystique

Où repose mon coeur comme en un reliquaire.



Les foins

Par l'amour, 1904


La tiède lune au bord du ciel monte et sourit.

Vois sur les foins coupés trembler son halo gris ;

La nature s'emplit comme une basilique

Du silence embaumé des soirs mélancoliques.


Au chemin de la vie et voilant sa laideur

L'oubli s'étend ainsi que la rosée en pleurs,

L'oubli divin s'étend comme l'herbe fleurie

Déployée en nuage aux pentes des prairies.


Il semble que s'efface et meurt l'humanité,

Tant le souffle qui sort des lèvres de l'été

Et qui si doucement rôde aussi sur nos lèvres

De tout mesquin désir nous libère et nous sèvre.


La lune à travers l'ombre, et tel un oiseau blanc,

Suspend toujours plus clair son essor transparent

Et son calme plumage en neige diaphane

Se mêle au flot bleui de l'herbe qui se fane.


Parmi l'odeur des foins, avec des mots secrets

Sourdement murmurés, courent les ruisseaux frais

Où la lune attirée et mystique se penche,

Frôlant à leur miroir errant son aile blanche.



La lande

Par l'amour, 1904


Maléfique, voici la mare

Que l'ombre tremblante bigarre.

Reflets de lune en verts glacis,

Par la lande qui se dénude

Etalant sa décrépitude

Glissent sur les ajoncs moisis.


Le réel absurde s'évade ;

La chaotique cavalcade

Surgit des fantômes dressés

Sous les tâtonnantes étoiles

Dont le vent écarte les voiles,

Surgit aux lointains effacés.


Comme en un encensoir la braise,

Leur cœur flambant que rien n'apaise,

Pas même le tombeau, reluit

Au creux sombre de leur poitrine ;

Des gestes brûlants se devinent

Dont l'éclair traverse la nuit.


Brisant les dalles et les pierres,

Dénouant les rameaux des lierres,

Les amants ont joint leur essor.

Comme les mélèzes frémissent,

Les lèvres ardentes bruissent

Se baisant par delà la mort.


Froissant le houx et la bourdaine

L'âpre galop qui les entraine,

Rapproche genoux à genoux

Et vertèbres contre vertèbres

Les spectres vêtus de ténèbres

Et secoués de spasmes fous.


La lande étrangement fermente...

Plus que toi la mort est clémente

Dont s'entr'ouve parfois le seuil.

O vie amère ! — D'écarlates

Roses, d'œillets et d'aromates.

Que l'on remplisse mon cercueil !


D'un linceul aux blancheurs de soie

Qu'on m'enveloppe, que je sois

Prêt aux réveils extasiés ;

Que vainqueur de la mort, j'étreigne

Mon rêve à cette heure où se baigne

La lune par les verts bourbiers.



La Sagesse des parfums

Par l'amour, 1904


A Monsieur Camille Mauclair.



Vieilles écorces nécrosées

Que des suintements verts enduisent,

Lichens, mousses décomposées

Où des baves d'argent reluisent,


Vernes au ciel de pluviôse

Emmêlant, spectres affolés,

Vos troncs aux pourpres ecchymoses

Et que la serpe a mutilés,


Dispersant vos branches moisies,

Répandez vos philtres, ma chair

Réclame votre anesthésie,

Allégeante morphine, éther.


Que loin des langueurs bestiales

Et du vouloir-vivre importun,

Me plonge en une paix claustrale

Votre torpeur morne, ô parfums.


Bouquets d'anémiques astères

Brouillant au cours des eaux flétries

Des pâleurs mauves de paupières

Que l'ardent amour a meurtries,


Rosiers diaphanéisés,

Blêmes comme des fronts de nonnes,

Qui tendrement agonisez

Aux humides vergers d'automne,


Distillez dans le soir qui meurt

Vers nos coeurs la subtile essence,

Ainsi qu'un opium endormeur,

De vos fleurs en déliquescence ;


Prodiguez, troncs velus des ormes

Qu'ont abattus les bûcherons,

Vos sourds relents de chloroforme

Et nos blessures se tairont.



L'éternel mirage

Par l'amour, 1904


Et le vent croulera parmi les herbes lisses,

Les tiges d'angélique et les brins de mélisse ;

La mousse entourera comme un souple linceul

Les vieux rochers et les racines des tilleuls.


Je dormirai dans l'odeur triste des fontaines,

Dont le flot déroulé comme une écharpe traîne,

Et je palpiterai aux sanglotants aveux

Que prodigue la brise à leurs bords vaporeux.


Je serai confondue au murmurant cantique

Des sources s'égouttant dans le bois noir, la nuit,

Infiltrant lentement leur âme fluidique

Sous la sombre bruyère où mon âme la suit.


Je serai la fraîcheur tranquille après la pluie

Des troënes et des prêles glacés d'argent,

Le silence attendri, les rayons où s'essuie

La ronce bleue au long des pentes s'effrangeant.


Je serai le reflet qui songe et qui transpose,

Le rêve frissonnant des coudriers sur l'eau,

L'âcreté des bourgeons, le miel sucré des roses,

Le baiser haletant aux lèvres de l'écho.


Je serai le miroir clair à travers l'espace

Et qui saisit parfois au fond du ciel serein

La trace d'une image immense qui s'efface :

Je me tendrai vers toi, ô visage divin.



Ô lune, fais surgir...

"Cantiques à la lune"

Par l'amour, 1904


A Monsieur Pierre Loti.

Ô lune, fais surgir, lune aux odeurs suaves,

Des marais langoureux où traîne ta clarté,

Des écluses filtrant une écumeuse bave,

Des ruisseaux étalant leur blême nudité,


Lune, fais s'élever, langage intelligible,

Ces parfums sensuels dont j'aime à m'enivrer,

Révélateurs lointains d'un monde inaccessible

Où nous pouvons par eux un instant pénétrer.


Ô lune qui promets des délices perverses,

Répands tes lents reflets sur les genêts fumeux ;

Leurs groupes incertains que ta pâleur traverse

Ont des enlacements de couples amoureux :


Corps blancs, corps enivrés ! — Ô lune aromatique,

Tels les rameaux des houx, mon coeur est saturé

De ton baume fluide et, prêtresse extatique

Que sourdement possède un délire sacré,


Je me tiens dans la nuit où coule ton haleine,

Pressentant épuisée au souffle qui m'atteint

Et qui monte vers toi des prés et des fontaines,

Les voluptés sans borne et dont mon âme a faim.



Couleurs

Clartés, 1907


Rouge poignard aigu dans le coeur qu’il perfore,

Clairon sonnant la diane aux portes de l’aurore,

Cri du désir haineux qui baise et qui déflore,

Sanglots fous du soleil au bord du ciel sonore.


Vert (surtout vert fané) le silence des cours,

Sous la mousse ancien banc déserté par l’amour

Ou miroir délaissé où se fane le jour,

Menuet évoquant de vétustes atours.


Violet résigné, vieux damas de bannières,

Que portent calmement les dames du Rosaire,

Note consolatrice au fond du sanctuaire

Baignant les yeux flétris de paix et de prière.


Orangé, chant fastueux de violoncelle

Dont l’âme est ébranlée et qui soudain descelle

Les tombeaux où dormaient, rigides, sous leurs ailes

Les souvenirs défunts. — Odeur de ravenelles.


Jaune assaut forcené rué à travers l’air,

Cymbale, tambour d’or, hystérique concert

Entraînant le vouloir à son rhythme de fer,

Où splendidement s’épanouissent les nerfs,


Bleu, c’est l’extase, qui grise mieux que le vin,

La recherche exaltée et folle du divin ;

Des chants d’orgue, des lys au parfum souverain

Que l’on goûte en pleurant la tête dans les mains.


(...)



Printemps mystique

Les Pastorales, 1908


Je viens pencher ma soif sur vous, chants étoilés,

Sur vous, accords subtils des parfums étalés,

Sur toi, limpide nuit au souffle méthodique,

Sur ta voix ruisselante, o rossignol tragique,

Dont s'émeut le feuillage aux pieuses rumeurs

Et par qui tout l'espace enivré fond en pleurs.

Je cherche la fontaine aux fraîcheurs souveraines,

Que la lune caresse; en l'odeur des troènes

Et du buis promenant ses jets de pur saphir ;

Ma lèvre avidement s'efforce à la saisir.

Je cherche le ciboire admirable où je puisse,

Comme un sang radieux offert en sacrifice,

Féconde infiniment en profonde délice,

O Nature, goûter, enfin se révélant,

Un peu de ton essence. Epars en l'harmonie,

Dont le cours se répand, que mon coeur communie

Avec le tien, Nature; étroit et chancelant,

Qu'il se transforme, s'agrandisse, s'illumine !

Je suis un mendiant de splendide origine,

A qui tout l'infini jusqu'à présent manquait,

De toi j'implore un philtre à la saveur divine,

Verse-le-moi, Nature, en ton large banquet !

 

II

 

Le vent porte rêvant des rayons sur ses ailes

Et des frissons perlés tremblent dans son plumage ;

En sourdine, partout, des harmonies très frêles

S'évaguent : des pas d'ange effleurant un nuage.

 

Séraphiques entours ! La terre qu'ennuage

Une brume argentée, inconsubstancielle,

Fume comme l'encens sous une blanche image ;

La cire du soleil brûle immatérielle.

 

La chair a disparu! Toute matérielle

Apparence s'efface; et dans le clair sillage

Du vent mélodieux, en clair pélerinage

Mes désirs sont partis, les uns portant la vielle,

 

D'autres le tympanon. Altérés d'idéal,

Penchez, ô mes désirs, votre soif symbolique

Vers la mousse abritant un sanglot lilial ;

Buvez, loin du réel, au philtre déloyal,

 

A la source d'argent, ce ciboire mystique.



Le secret

Ce n'est rien, c'est la vie, 1924


Crois-moi, hêle plutôt l'ombre, l'engoulevent,

Les heures où la nuit membraneuse s'étend,

L'écho mussé au fond d'un bois rempli d'automne,

Que l'été trop brillant, superficiel, aphone.

 

Crois-moi, parle au marais, à son vert râlement,

A l'effeuillement des bois que l'averse tache,

A la mousse jaunie où des parfums se cachent,

Au vent près de ton coeur jetant son cri tremblant;

 

Parle au sanglot contraint dont se meurt la fontaine,

Il est bien plus profond que son rire au printemps;

Au souffle du ruisseau nébuleux et qui traîne

Sa robe murmurante, aux roseaux se brisant.

 

Crois-moi, parle à ton coeur où s'enfonça la lance,

Comme un soleil brutal poignarde l'horizon ;

Il en est plus subtil, plus savant, plus immense,

Plus proche du secret qui nargue la raison.

 

Dans les jeunes saisons, il se peut qu'on saisisse

Moins du mystère errant dans les choses et nous,

Qu'au crépuscule las de décembre où jaillissent

Quelquefois... quelques mots des éléments dissous.



Le couchant élevait ses palais turbulents...

Passions, 1938


Le couchant élevait ses palais turbulents,

Maintenant c'est la nuit aux plages violettes Où roule du silence en volutes ; — plus lent

Semble le pouls du monde, et j'écoute la fête

De l'espace muet où la lune se penche,

On dirait un parterre humide de pervenches...

Et c'est les cieux changeants autant que le destin.


Tout m'est cher qui parle de cesser et s'éteint,


Je voudrais la torpeur des terres endormies

Dans mon âme où jamais ne survient d'accalmies,

Qui s'en va misérable, aveugle, sans abri,

Tâtonnant l'inconnu, plein d'angoisse et de cris, Qu'aucun leurre quel qu'il soit n'a jamais fait taire. Qui peut vivre, mon Dieu, tranquille sur la terre

Et qu'on y apparaisse un jour carillonné,

Quand la chance suprême est de n'être pas né.



Portrait de Marie Dauguet à la fin de sa vie, paru dans son dernier recueil, Passions (1938)

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