Marc-Aurèle : Pensées pour moi-même (extraits)
Dernière mise à jour : 9 mai 2023
Marc-Aurèle (121-180 ap. J.-C.)
Extraits de :
Marc-Aurèle
Pensées pour moi-même
(Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.)
On va se chercher de lointaines retraites dans les champs, sur le bord de la mer, dans les montagnes ; et toi-même aussi tu ne laisses pas que de satisfaire volontiers les mêmes désirs. Mais que tout ce soin est singulier, puisque tu peux toujours, quand tu le veux, à ton heure, trouver un asile en toi-même ! Nulle part, en effet, l’homme ne peut goûter une retraite plus sereine ni moins troublée que celle qu’il porte au dedans de son âme, surtout quand on rencontre en soi ces ressources sur lesquelles il suffit de s’appuyer un instant, pour qu’aussitôt on se sente dans la parfaite quiétude.
Et par la « Quiétude », je n’entends pas autre chose qu’une entière soumission à la règle et à la loi. Tâche donc de t’assurer ce constant refuge, et viens t’y renouveler toi-même perpétuellement. Conserve en ton cœur de ces brèves et inébranlables maximes que tu n’auras qu’à méditer un moment, pour qu’à l’instant ton âme entière recouvre sa sérénité, et pour que tu en reviennes, exempt de toute amertume, reprendre le commerce de toutes ces choses où tu retournes.
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Essaie de voir dans quelle mesure tu peux, toi aussi, réaliser la vie de l’homme de bien, qui sait se contenter du destin qu’il reçoit en partage dans l’ordre universel des choses, et qui se borne, en ce qui dépend de lui, à pratiquer la justice et à conserver la sérénité de son âme.
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C’est une folie de vouloir l’impossible ; or il est bien impossible de toujours empêcher les méchants de faire ce qu’ils font.
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Les hommes n’en continueront pas moins à faire les mêmes choses que tu leur vois faire, dusses-tu en crever de fureur. »
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C’est comme les spectacles de l’amphithéâtre et les autres amusements de cette sorte, dont on se dégoûte à force de voir toujours les mêmes choses, et où l’uniformité rend la répétition des mêmes objets intolérable. On éprouve aussi une répugnance analogue durant le cours de la vie ; car, du haut jusqu’en bas, les choses sont les mêmes, et elles ont les mêmes causes. Ainsi donc, jusques à quand ?
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Qu’est-ce que sont les gens auxquels on s’efforce de plaire ! Et pour quels résultats ! Et par quels moyens ! Avec quelle rapidité le temps effacera tout cela ! Et combien de choses n’a-t-il pas déjà effacées !
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Les vains raffinements du luxe, les pièces jouées au théâtre, ces immenses assemblées, ces troupeaux, ces combats de gladiateurs, tout cela est comme un os jeté aux chiens, comme un morceau de pain lancé aux poissons du vivier, comme les labeurs des fourmis s’épuisant à traîner leur fardeau, comme les courses extravagantes des souris effarées, comme des marionnettes qu’un fil fait mouvoir. Contre toutes ces séductions, il faut savoir conserver son cœur parfaitement calme, et ne pas montrer non plus un mépris trop altier. Mais du moins, tu peux en tirer cette conséquence que, tant vaut l’homme, tant valent les choses auxquelles il donne ses soins.
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Ce melon est amer. — Laisse-le. — Il y a des ronces dans mon chemin. — Détourne-toi. C’est tout ce qu’il faut faire ; mais n’ajoute pas : « Pourquoi y a-t-il de pareilles choses dans le monde ? » Prends-y garde ; par cette question, tu te ferais moquer de toi par quelqu’un qui aurait étudié les lois de la nature, de même que tu prêterais à rire au menuisier ou au cordonnier si tu allais leur reprocher les copeaux et les rognures qui sont dans leurs ateliers.
Encore, ces ouvriers ont-ils toujours la possibilité de jeter ces débris dans un autre endroit, tandis que la nature n’a pas un lieu quelconque dans l’univers qui soit en dehors d’elle. Ce qu’il y a précisément de merveilleux dans l’art que déploie la nature, c’est que, s’étant donné à elle-même des limites, elle transforme en sa propre substance tout ce qui en elle semble fait pour se corrompre, vieillir et devenir inutile, et qu’avec ces débris eux-mêmes elle compose des êtres nouveaux, sans avoir jamais besoin d’emprunter des matériaux étrangers, ni d’avoir un lieu quelconque où elle rejette les immondices. Elle sait donc se contenter, et de l’espace qui est à elle, et de la matière qui lui appartient également, et de l’art qui est spécialement le sien.
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Aujourd’hui, je suis sorti de tous mes embarras ; ou, pour mieux dire, j’ai mis tous mes embarras de côté ; car ils n’étaient pas au dehors ; ils étaient tout intérieurs, c’est-à-dire dans les idées que je m’en faisais.
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Regarde d’un peu haut ces rassemblements innombrables, ces innombrables cérémonies de tout ordre, ce voyage fait dans toutes les conditions de tempête et de calme, ces diversités infinies d’êtres naissant, coexistant, mourant ; songe aussi un peu à cette vie que tant d’autres ont jadis vécue comme toi, à cette vie qu’après toi d’autres vivront encore, à la vie que mènent à cette heure tant de nations barbares ; et calcule combien il y a d’hommes qui n’ont jamais entendu même prononcer ton nom, combien qui l’oublieront dans un moment, combien qui peut-être te louent aujourd’hui et qui demain s’empresseront de te déchirer. Et tu te diras que le souvenir des hommes est certainement bien peu de chose, que la gloire ne vaut pas davantage, et que rien dans tout cela ne mérite notre estime.
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Ô mon âme, quand sauras-tu donc enfin être bonne, simple, parfaitement une, toujours prête à te montrer à nu, plus facile à voir que le corps matériel qui t’enveloppe ? Quand pourras-tu goûter pleinement la joie d’aimer et de chérir toutes choses ?
Quand seras-tu remplie uniquement de toi-même, dans une indépendance absolue, sans aucun regret, sans aucun désir, sans la moindre nécessité d’un être quelconque vivant ou privé de vie, pour les jouissances que tu recherches ; sans avoir besoin, ni du temps pour prolonger tes plaisirs, ni de l’espace, ni du lieu, ni de la sérénité des doux climats, ni même de la concorde des humains ?
Quand seras-tu satisfaite de ta condition présente, contente de tous tes biens présents, persuadée que tu as tout ce que tu dois avoir, que tout est bien en ce qui te touche, que tout te vient des Dieux, que, dans l’avenir qui t’attend, tout sera également bien pour toi de ce qu’ils décideront dans leurs décrets, et de ce qu’ils voudront faire pour la conservation de l’être parfait, bon, juste, beau, qui a tout produit, renferme tout, enserré et comprend toutes les choses, lesquelles ne se dissolvent que pour en former de nouvelles pareilles aux premières ?
Quand seras-tu donc telle, ô mon âme, que tu puisses vivre enfin dans la cité des Dieux et des hommes, de manière à ne leur jamais adresser une plainte, et à n’avoir jamais non plus besoin de leur pardon ?