"Ma Chaumière", par Octave Mirbeau
Dernière mise à jour : 12 janv. 2021
Octave Mirbeau
LETTRES DE MA
CHAUMIÈRE
1886
MA CHAUMIÈRE
C’est, dans un département lointain, une petite propriété que ne décore aucune boule en verre, et où l’œil le mieux exercé ne saurait rencontrer le moindre kiosque japonais, ni le prétentieux bassin de rocailles avec son amour nu en plâtre et son impudique jet d’eau qui retombe. Simple et rustique, elle est située, ma chaumière, comme une habitation de garde, à l’orée d’un joli bois de hêtres, et devant elle s’étendent, fermant l’horizon, des champs, tout verts, coupés de haies hautes.
Une vigne l’encadre joyeusement ; des jasmins, parmi lesquels se mêlent quelques roses grimpantes, tapissent sa façade de briques sombres. Le jardin, clos de planches ajourées et moussues, qui en dépend, est si petit que, dans les allées, deux escargots pourraient difficilement ramper, coque à coque. Mais que m’importent la pauvreté et l’étroitesse de ce domaine ? Ces champs ne sont-ils pas à moi, et ces bois chanteurs, et ce ciel que raye continuellement le vol fantaisiste des martinets ? Qu’ai-je besoin de demander aux choses d’autres jouissances que celle de leur présence, c’est-à-dire leur beauté et leur parfum ?
Tout près de là, dans un lit profond et pierreux, un ruisseau roule son eau verdie sous l’épaisse voûte des aulnes entrelacés. J’aperçois les toits roses de la ferme voisine à travers les charmes, au tronc difforme et trapu ; et les vaches paissent, le mufle enfoui dans l’herbe, et les troupeaux de moutons s’égaillent au long de la route, grimpent aux talus abroutis, sous la garde du chien pasteur.
Ah ! comme je vais être bien là, en ce petit coin perdu, tout embaumé des odeurs de la terre reverdissante ! Plus de luttes avec les hommes, plus de haine, la haine qui broie les cœurs ; rien que l’amour, ce grand amour apaisant qui tombe des nuits tranquilles et que berce comme une maternelle chanson, la chanson du vent dans les arbres.
« Pourquoi haïr ? dit la chanson. Ne sais-tu donc pas ce que c’est que les hommes, quelles douleurs les rongent et les font saigner, les riches et les pauvres, le vagabond qui, le ventre affamé, s’est endormi sur la berge de la route, ou le voluptueux qui se vautre, repu, sous les courtines parfumées ! Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre : faire le bien. »
Donc, je suis installé dans ma chaumière, mélancolique villégiateur. Pour compagnons, je n’ai qu’un chien, hargneux et crotté, les oiseaux du bois, et un vieux paysan dont j’ignore le nom. Un jour, je vis ce vieux paysan qui rôdait autour de la maison, en coulant vers moi un regard oblique. Il passa. Le lendemain, il revint et recommença son manège ; le troisième jour, il se hasarda à pénétrer dans le clos.
– Alors, ça vâ ? me dit-il en enlevant de dessus son crâne sa casquette de drap roussi par plus de vingt soleils.
– Mais oui, mon brave, répondis-je.
– Allons, c’est biè, c’est biè !
Il redressa sur le treillage une brindille de jasmin qui pendait.
– Et comme ça, l’on dit que vous v’nez d’Paris ?
– Mais oui.
– Allons, c’est biè, c’est biè !
Il s’en retourna de son pas gourd et de sa démarche pesante de vieux terrien finissant.
Depuis, tous, les soirs, quand le soleil baisse derrière le coteau, il vient s’asseoir sur le banc, devant ma porte, et tandis que, rêveur, je laisse errer ma pensée à travers « la sérénité dolente du couchant », lui dodeline de la tête, sans jamais prononcer une parole.
* * *