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Léon Lhermitte, peintre des paysans — Par Patrick Faucheur


Léon Lhermitte fait partie de ces peintres oubliés du XIXème siècle, remis en lumière à l’occasion d’évènements récents. Il fut pourtant célèbre de son temps. Admiré par Van Gogh, qui prétendit n’avoir rien vu d’aussi beau que son œuvre, il connut le succès lors de la présentation de ses œuvres au Salon mais aussi au cours des expositions organisées par les marchands Goupil et Durant-Ruel, notamment à Londres lors de l’évènement « Black and white » de 1875. C’est à l’occasion de la présentation en 1992 au musée d’Orsay de son tableau « La Paye des moissonneurs » et l’exposition organisée à son propos qu’il est de nouveau présent sur la scène artistique, faisant aujourd’hui l’objet d’un intérêt croissant, tant pour la qualité de son œuvre, que pour sa représentation de la vie paysanne qui en fait un égal de Jean François Millet.


Né en 1844 à Mont-Saint-Père, petite commune rurale située dans le sud de l’Aisne, il est encouragé par son père — l’instituteur du village, qui a pu déceler chez son fils des premiers signes d’un attrait pour le dessin —, à poursuivre des études artistiques. Avec l’aide d’une bourse, on l’inscrit en 1863 à l’Ecole impériale et spéciale de dessin, de mathématiques, d’architecture et de sculpture d’ornement à Paris, appelée « petite école ». Il suit l’enseignement classique d’Horace Lecoq de Boisbaudran, puis fréquente l’Ecole des Beaux-Arts. Formé aux « académies d’hommes » et à la copie de gravures anciennes, il acquiert rapidement une grande maîtrise de la mine de plomb et du fusain, délaissant toutefois les sujets classiques pour des scènes de la vie quotidienne des paysans observées dans sa région d’origine.



Léon Lhermitte photographié par Nadar



Dessinateur avant d’être peintre, il expose ses premières œuvres graphiques au Salon en 1864, ce qui le fait connaître. Il est alors sollicité par des maisons d’édition pour illustrer leurs ouvrages. Dans Le paysagiste aux champs de Frédéric Henriet, édité en 1866, il est présent avec un dessin au côté de Corot et Daubigny. Au cours de ces années 1860, il poursuit avec plusieurs maisons d’édition les illustrations de livre, dans cette veine paysanne tirée de scènes de sa région d’origine.

Lors de voyages à Londres où il se rend à plusieurs reprises au cours des années 1870,  il retrouve Alphonse Legros, qui a étudié en même temps que lui à la « petite école », et ses amis, en particulier Fantin-Latour et James Abott Whistler. Il rencontre aussi le marchand  Durand-Ruel, dont il deviendra familier de ses expositions « Black and white ». Il est désormais reconnu comme un dessinateur à succès. Le fusain est la technique privilégiée de l’artiste à ses débuts. C’est grâce à ce procédé qu’il est nommé un des « Maîtres du Blanc et Noir » et qu'il vend ses oeuvres lors des expositions dès 1872. Sans toutefois abandonner le dessin, il entreprend des œuvres peintes, mais toujours sur le thème de la vie rurale. Il enrichit toutefois ses sources en se rendant en Bretagne, d’où il ramène de nombreux croquis montrant notamment des scènes de marché et de processions religieuses, qu’il transposera par la suite dans des tableaux.



Le peintre des paysans, La paye des moissonneurs


A la suite de Courbet et Millet, et, plus proche de lui, de Jules Breton, qui présenta au Salon de 1855 Les glaneuses, il est vite considéré comme le peintre du monde paysan, en même temps que son contemporain Jules Bastien-Lepage, qui obtint en 1878 un grand succès avec son tableau Les foins. La consécration vient avec sa toile La paye des moissonneurs, exposée quatre ans plus tard au Salon en 1882. Cela fait plusieurs années que Léon Lhermitte se prépare à traiter une vaste composition qui lui apporterait la reconnaissance et les commandes de l’Etat.



La paye des moissonneurs



La paye des moissonneurs, vaste toile du peintre de 215 par 272 cm, fut son chef d’œuvre. Lors du Salon, elle connut un grand succès et à l’issue du Salon, l’Etat s’en porta acquéreur. Léon Lhermitte a peint une des cours de ferme du village du Ru-Chailly, à proximité de Mont-Saint-Père, qu’il connaît bien. Il a traité ce moment de la journée au cours duquel le moissonneur reçoit sa paye. Au-delà de l’image de la scène, c’est la réalité du dur labeur des travaux agricoles qu’il a transcrit dans sa toile, la grande fatigue que l’on perçoit chez le moissonneur du premier plan, l’inquiétude de la femme portant son enfant qui se tourne vers un autre des moissonneurs, ou l’attitude hautaine du fermier. On pourrait lire dans la scène une sorte de plaidoyer sur les rapports de force entre ce dernier et ses moissonneurs. Ce n’était pourtant pas l’intention du peintre, qui a livré, sans arrière-pensée, une scène qui se veut empreinte d’une grande dignité chez les personnages représentés.



La moisson à Mont-Saint-Père



Les glaneuses



Devenu « le peintre des paysans », Léon Lhermitte va poursuivre dans la représentation des travaux agricoles, tout particulièrement les semailles, les labours, les fenaisons et la moisson, travaux qu’il connaît bien et qu’il a longtemps observés dans sa région de Mont-Saint-Père, à l’inverse d’autres travaux agricoles avec lesquels il est moins familier tels que l’élevage, la viticulture ou l’arboriculture.

Il s’attache à représenter tant les moments d’effort dans les travaux à effectuer, que ceux de repos, et associe volontiers la famille à ces scènes de la vie rurale comme un complément à la dureté des tâches que vient adoucir la présence de femmes et d’enfants, comme ce nourrisson dans les bras de sa mère, que l’on retrouve dans plusieurs tableaux, dont La paye des moissonneurs.



Repos pendant la moisson



Maternité



Une autre valeur en lien avec le monde agricole, qui est aussi présente dans certains de ses tableaux, est la religion. On voit par exemple le Christ rencontrant des paysans, dans une de ses œuvres plus tardives de 1905. Parmi les humbles représente un intérieur paysan modeste où plusieurs générations d’une même famille prient ensemble devant le Christ qu’éclaire un rayon de lumière depuis l’extérieur. L‘attitude recueillie du paysan et de sa famille apporte à la scène une touche mystique.



Parmi les humbles



Les illustrations de livre, La vie rustique


En 1887 Lhermitte reprend le projet engagé quelques années auparavant par Bastien-Lepage d’illustrer le livre d’André Theuriet La vie rustique, qui dépeint une vision conservatrice de la vie rurale. L’auteur déplore la modernisation des campagnes : "Depuis un quart de siècle, le paysan subit une transformation et se détache de plus en plus du village et des champs où autrefois sa vie se passait tout entière. La terre ne rapporte plus assez pour lui faire oublier les tracas et les déboires de son dur métier. La concurrence étrangère a avili le prix du blé ; le phylloxéra et le mildiou ont ravagé ses vignes : les chemins de fer, en le rapprochant des villes, lui ont donné des appétits de plaisirs et des besoins de bien-être qu’il ne connaissait pas...." Il prédit la disparition des paysans, la mécanisation et l’industrie s’emparant des champs, et le remplacement des fermes par des usines. Il imagine la campagne sillonnée de routes et de voies ferrées prenant l’aspect d’un grand damier où tout serait réglé comme dans une vaste usine. Sans adhérer à cette vision pessimiste de l’avenir du monde rural, Léon Lhermitte en partage l’approche conservatrice. C’est donc tout naturellement qu’il accepte de contribuer par ses illustrations à l’ouvrage d’André Theuriet sur la vie rustique. L’écrivain et le peinte s’accordent pour rendre compte, selon une approche ethnographique, de la vérité des moeurs paysannes, en s’affranchissant de toute mode littéraire ou artistique, en particulier naturaliste. Il s’agit de décrire et de montrer la vie rurale par une description de la ferme, puis des divers travaux des paysans, mais aussi des activités qui ont un lien avec le monde agricole, telles que la tonnellerie, la meunerie ou le tissage. A l’origine, les illustrations de Lhermitte étaient au fusain. Elles ont été par la suite gravées sur bois, par Clément Bellanger, pour être imprimées avec le livre.



La ferme



Le départ pour les champs                                   La récolte de pommes de terre



Au nombre de cent vingt-huit en tout, elles figurent pour certaines en début de chapitre, et pour d’autres en pleine page ou en partie de page dans le corps du texte. Elles sont un témoignage précieux de la vie d’un village de Picardie à la fin du XIX‘ siècle. L’atmosphère qui s’en dégage, texte et illustrations, est d’abord celle de la réalité d’un dur labeur du paysan, mais c’est surtout celle d’une grande harmonie entre la terre, les hommes et leurs activités comme entre l’ensemble des personnages qui concourent à la vie du village.

Léon Lhermitte continue, par la suite, à peindre et illustrer des ouvrages. En 1898, il illustre Paysages et paysans de Marcel Charlot, qui, dans le prolongement de La vie rustique présente aussi une image conservatrice de la campagne, faisant un lien avec la religion. C’est le moment où le peintre représente des scènes évoquant celle-ci comme dans son tableau Parmi les humbles, où la dignité du paysan est mise en relation avec l’humilité du Christ.



Les commandes publiques, Les Halles


Après l’achat par l’Etat de son tableau La paye des moissonneurs, Léon Lhermitte acquiert la célébrité et fait l’objet de commandes officielles comme ce fut le cas pour la salle des Commissions de la Faculté des sciences à la Sorbonne. Son tableau, qui représente une expérience de Claude Bernard au laboratoire de vivisection du Collège de France, est exposé au Salon de 1889 avant de rejoindre l’Université. L’année suivante, alors qu’il adhère à la Société Nationale des Beaux-Arts (SNBA) et à son Salon, qui se crée en réaction à l’Académie, il reçoit une nouvelle commande et peint Sainte-Claire Deville expliquant sa leçon sur l’aluminium, qu’il expose dans ce nouveau Salon.



La leçon de Claude Bernard



Après l’incendie de l’Hôtel de Ville pendant la Commune, un nouveau bâtiment est reconstruit entre 1873 et 1883. Quelques années plus tard, on se préoccupe de sa décoration. Des artistes à qui une commande est passée sont sélectionnés pour les panneaux à réaliser. Léon Lhermitte est de ceux-là. Il est d’abord retenu pour la décoration des écoinçons du Salon des Lettres. Toutefois, après quelques critiques portant sur son œuvre, on lui confie en 1889 la décoration du petit salon voisin de celui des Arcades. Intéressé depuis toujours par les marchés, il propose de représenter le carreau des halles, près des pavillons de Baltard. La scène qu’il peint est un marché annexe installé en plein air, et destiné à la vente des fruits et des légumes livrés dans la nuit par les cultivateurs et les jardiniers-maraîchers des environs de Paris. Le panneau, d’une très grande taille, une fois terminé, est exposé au Salon de la Société Nationale des Beaux-Arts de 1895 puis à l’Exposition universelle de 1900. L’œuvre est ensuite marouflée sur un mur de l’Hôtel de Ville, dans un salon de passage. En 1904, le panneau est finalement déposé au musée du Petit Palais, qui vient d’être inauguré, et est remplacé à l’Hotel de ville de Paris par une tapisserie des Gobelins. Depuis son exposition au Salon de 1895, l’œuvre connaît un très grand succès, tant elle illustre la vie parisienne à la Belle Epoque, témoignant notamment de l’activité décrite par Zola dans son roman Le ventre de Paris.



Les Halles



Célébré par ses contemporains, couvert de gloire et d’honneurs, Léon Lhermitte sombra peu à peu dans l’oubli, principalement parce que la place prise par les impressionnistes a contribué à mettre à l’écart ces peintres talentueux mais qui n’avaient pas pris le tournant de la modernité. Une autre raison est sans doute liée à la disparition du monde représenté. La vision de la vie rustique telle que décrite par Theuriet et représentée par Lhermitte est, au fil des années, devenue passéiste, avec la mécanisation croissante et la révolution industrielle. Aujourd’hui, alors que les évolutions techniques et sociales ont effectivement transformé les campagnes, le temps est venu de reconsidérer sans a priori l’oeuvre de ce peintre qui a livré avec passion, sincérité et talent un état des campagnes de la France à la fin du XIXème siècle.



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A propos de l'auteur :


Arrière petit-fils du peintre Firmin-Girard, Patrick Faucheur a vécu depuis son enfance au milieu des nombreuses oeuvres du peintre restées dans sa famille. Après des études d’architecture et de sciences politiques, il a notamment eu des responsabilités dans le domaine du patrimoine. Intéressé depuis toujours par la peinture, il a complété ses connaissances en histoire de l’art en suivant les cours de l’Ecole du Louvre sur l’art du XIXème siècle. Après avoir poursuivi des recherches sur l’oeuvre de Firmin-Girard, il a entrepris la préparation d’un catalogue raisonné et d’un ouvrage sur le peintre.

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