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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Un beau portrait de Léon Dierx, par Adolphe Brisson (Pointes sèches, 1898)


"M. Léon Dierx a su, comme l'a fait justement remarquer M. Georges Rodenbach, traduire simplement des sensations compliquées, enfermer dans un vers strict des choses flottantes. Par là, il échappe à la banalité du Parnasse et à l'obscurité du symbolisme."


Léon Dierx (1838-1912) / Adolphe Brisson (1860-1925)




M. Léon Dierx

Adolphe Brisson, Pointes sèches : physionomies littéraires, 1898



M. Léon Dierx est un impeccable fonctionnaire. Il remplit, dans les bureaux de l'Instruction publique, un emploi discret et médiocrement rémunéré. C'est aussi un noble et pur poète dont la réputation n'égale pas le mérite. Le public ne va pas de lui-même au talent; il faut que le talent aille à lui et se donne quelque peine pour le conquérir. M. Léon Dierx a fui le bruit et ce qu'on appelle aujourd'hui d'un si vilain nom la « réclame »; il n'a pas sollicité des camarades l'entrefilet louangeur, la note complaisante insinuée entre deux articles. Il est resté rivé à sa tâche quotidienne, s'en consolant par le rêve; et il a vieilli de la sorte, timide et mélancolique... Aujourd'hui, ses cheveux grisonnent; il touche au seuil de la retraite; il pourra bientôt, si le cœur lui en dit, se retirer à la campagne, à moins qu'il ne préfère demeurer à Paris, dans le petit appartement où s'est écoulée sa vie. M. Léon Dierx n'aura pas eu le destin brillant de ses amis du Parnasse la popularité de François Coppée, les succès mondains de Sully Prudhomme, la gloire agitée et diverse de Catulle Mendès; il ne se sera pas assis sous la Coupole comme M. José-Maria de Heredia. A-t-il été moins heureux que ces heureux ? Sans doute il a pu souffrir, au début, de les voir croître en réputation, alors qu'il continuait de manger dans l'ombre son brouet noir. Mais l'orgueil de son indépendance et de sa solitude l'a consolé. II est, aux yeux de quelques amis, l'artiste désintéressé, dédaigneux des louanges vulgaires,


Celui qui marche pur, loin des sentiers obliques,

Vêtu de probité candide et de lin blanc.


Son œuvre se compose de quelques milliers de vers, répartis en deux volumes. On y trouve un peu de tout : des poèmes dans le goût de la Légende des Siècles, des pièces philosophiques, des morceaux descriptifs, quelques chansons, quelques stances amoureuses, une ou deux odes patriotiques écrites à l'époque de la guerre. M. Léon Dierx, qui naquit aux colonies, comme Leconte de Lisle, subit l'influence de ce maître. On la retrouve, de même qu'on reconnaît celle d'Hugo, dans des compositions qui ne sont pas ses meilleures. Souré-Ha, la Prophétie, Henrick le Veuf, la Chanson de Mahall témoignent de beaucoup de conscience et de peu d'invention; c'est du très bon ouvrage, exécuté de main d'ouvrier. De même, les chants d'amour de M. Léon Dierx ne surpassent pas en fraîcheur, en suavité, les productions courantes de M. Armand Silvestre... Et ses élans chauvins, pour être exprimés dans une forme très pure, manquent de flamme et n'atteignent point à l'éloquence barbare de M. Paul Deroulède. C'est ailleurs, dans une autre note, qu'il convient de chercher la personnalité de M. Léon Dierx, et son génie propre. Il excelle à traduire la voix éparse et un peu confuse des choses, les joies et surtout les tristesses de la nature, ou plus justement les tristesses et les joies que les aspects successifs de la nature éveillent en nous. M. Léon Dierx est un paysagiste ému, du tempérament de Corot, qui fut son peintre de prédilection ; et c'est en même temps un symphoniste. Me fais-je comprendre? Le mieux est de citer un exemple.

Le plus beau morceau de M. Léon Dierx est, à mon avis, celui qu'il a intitulé Soir d'octobre... Le sujet en est simple... Ou plutôt il n'y a pas de sujet dans ces cent vers ; il n'y a qu'une impression, mais rendue avec une surprenante intensité... Le poète se promène par les bois, en automne, à l'heure du crépuscule ; il entend au loin les sons plaintifs d'une cloche. Et une grande détresse lui monte au cœur. Ce sentiment est très simple et très ordinaire. Tout homme l'a plus ou moins éprouvé. Il est formé d'éléments complexes... Vous allez voir avec quel art subtil M. Léon Dierx le décompose. D'abord le malaise physique qui naît du brouillard, des vents déchaînés, des intempéries, des maux précurseurs du prochain hiver. L'homme a froid, un frisson douloureux glisse dans ses veines, le même frisson qui court sur les coteaux dépouillés :


Un long frisson descend des coteaux aux vallées,

Le frisson de la nuit passe dans les vallées;

Dans la brume qui monte ondule un souffle lent;

Un souffle lent répand ses dernières caresses,

Sa caresse attristée au fond du bois tremblant...


L'homme songe, en contemplant ces ruines, aux splendeurs disparues; il se rappelle les parfums et les murmures du dernier été :


Voici l'automne! Adieu le splendide encensoir Des prés en fleurs fumant sous le chaud crépuscule!

Dans l'or du crépuscule, adieu, les yeux baissés.

Les couples chuchotants dont le cœur bat et brûle,

Qui vont la joue en feu, les bras entrelacés,

Les bras entrelacés, quand le soleil décline.

Adieu! la ronde ardente et les rires d'enfants,

Et les vierges le long du sentier, qui chemine

Rêvant d'amour tout bas sous les cieux étouffants...


Et il fait un retour sur lui-même. Les champs sans verdure lui offrent l'image de la destinée humaine. Il a perdu les illusions, les ardeurs de la jeunesse; son front s'est découronné; il marche vers la tombe, vers l'inconnu :


Elle est flétrie aussi ta riche floraison,

L'orgueil de ta jeunesse. Et bien des nids sont vides,

Ame humaine, où chantaient dans ta jeune saison

Les désirs gazouillants de tes aurores brèves.


Il lui semble aussi qu'une âme flotte autour de lui, l'âme des arbres, l'âme de la terre. Il communie avec elle dans la mélancolie, plus étroitement que dans l'allégresse. Il s'absorbe en cette âme immense, dont son âme est un reflet :


Ame de l'homme, écoute, en frémissant comme elle,

L'âme immense du monde autour de toi frémir;

Ensemble frémissez d'une douleur jumelle...


Et la cloche résonne, harmonieuse. Elle revient, de dix en dix vers, comme le chant d'une berceuse. Oh! L'angelus du soir dans les soleils couchants! La rafale gémit, les routes et les sentiers disparaissent sous l'orage... L'homme frileux, désemparé, cherche un abri... Le tintement ami le réconforte... Comme elle vibre en lui, la cloche qui bourdonne! La tempête s'est apaisée... L'homme respire et toujours, de très loin, lui arrive le son fidèle : La cloche lentement tinte sur la colline... Et, peu à peu, il ne sait plus si la cloche qu'il écoute vibre hors de lui, ou s'il la porte en lui-même. Une autre cloche semble répondre, des profondeurs de son être, à la cloche extérieure, et battre à l'unisson. C'est l'éveil du souvenir :


Écoute, écoute en toi, sous leur cendre et sans flamme,

Tous tes chers souvenirs tressaillir à la fois

Avec le glas mourant d'une cloche lointaine,

Une autre maintenant lui répond a voix pleine.

Écoute, à travers l'onde, entends avec langueur

Ces cloches tristement qui sonnent dans la plaine,

Qui vibrent tristement, longuement dans ton cœur...


Cet amalgame de sensations, d'images et de pensées — deuil de la nature, attendrissement, regret, espoir, résignation — est d'un art tout à fait rare. Un poète infiniment souple et rompu aux difficultés pouvait seul accomplir ce tour de force. Car notez que ces nuances que je viens de souligner sont fondues dans l'ensemble du morceau, font corps avec lui, et n'y sont pas sèchement plaquées. Je ne saurais mieux comparer cette pièce qu'aux orchestrations de Wagner, délicates et multiples, où chaque instrument est une voix différente ayant un sens différent, et où toutes ces voix concourent, par leur accord, à l'effet général de la symphonie... Le son de la cloche est le leit motiv qui reparaît à travers les développements; il les accompagne en sourdine, on ne cesse de l'entendre... C'est encore un procédé de la musique moderne. Et si l'on passe au détail, à la forme proprement dite, à la texture du style, on y remarque bien d'autres habiletés. Le poète veut rendre l'atmosphère vague et grise de l'automne, où se noient les silhouettes, où s'estompent les contours. Il y parvient par d'ingénieuses répétitions de mots. Chaque vers est rattaché au vers précédent par une épithète qui leur est commune. La pièce semble traversée par un long fil qui ondule et se déroule :


Les bois tremblent la feuille en flocon sec tournoie,

Tournoie et tombe au fond des sentiers désertes.


Apercevez-vous cette feuille qui s'accroche à tous les angles du vers, s'envole sous le souffle de la brise, pour se poser autre part? Et, de même, le brouillard d'octobre traîne dans les strophes, les éclaire de lueurs blafardes, les amollit, les pénètre. M. Léon Dierx excelle à rendre ces demi-teintes, ces lueurs d'aube, ces couleurs enveloppées. On pourrait lui appliquer ce qu'il a dit de Corot :


Toujours une harmonie adorable nous suit,

Nous enveloppe, ou nous absorbe, ou nous conduit.

Une âme saisissable et fidèle et candide

Toujours ondule autour d'un branchage fluide,

Toujours palpite au loin sur de vagues coteaux,

Toujours tremble au-dessus de transparentes eaux.


Il arrive à noter des indications ténues et presque impalpables; et, cependant, son langage est toujours clair et précis. Ce n'est pas sa moindre originalité. D'autres ont élargi immodérément le caractère de la poésie, ils ont voulu lui faire exprimer ce qu'expriment la musique et la peinture. Ils sont tombés dans l'inconnaissable. Je suis de ceux que n'a pas encore touchés la grâce de M. Stéphane Mallarmé, et je confesse ici mon aveuglement. M. Léon Dierx a su, comme l'a fait justement remarquer M. Georges Rodenbach, traduire simplement des sensations compliquées, enfermer dans un vers strict des choses flottantes. Par là, il échappe à la banalité du Parnasse et à l'obscurité du symbolisme. Il a sa petite place bien à lui dans la littérature contemporaine. Il ne laissera pas la réputation d'un puissant poète, d'un lyrique échevelé, ni d'un penseur très profond. Mais cinq ou six pièces de lui sont absolument parfaites. Elles orneront à jamais les anthologies.

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