Irène de Palacio
il y a 3 jours
Dernière mise à jour : 11 nov. 2023
"Mon grand Mitou, je vais te quitter en pensant encore et toujours à toi. Qu'il sera beau le jour du retour, et comme nous nous aimerons."
Louis Pergaud à Delphine Pergaud, 29 novembre 1914
Gauche : Louis Pergaud en uniforme, probablement en 1915, à Verdun
Droite : Louis Pergaud, au centre, entouré de ses hommes (6 avril 1915)
La première partie des extraits de lettres de Louis Pergaud était consacrée à la période d'avant-guerre. Cette seconde et dernière partie rassemble les passages des lettres que Pergaud parvient à griffonner entre deux percées allemandes. Particulièrement émouvante, cette correspondance est tout d'abord un profond témoignage d'amour ; celui que Louis éprouve pour Delphine, sa femme, à qui il écrit presque tous les jours. Un témoignage d'amitié, aussi, envers les fidèles Eugène Chatot, Marcel Martinet, Léon Hennique, Lucien Descaves, Edmond Rocher, qui l'accompagnent par la pensée et le soutiennent à distance. Et un témoignage de guerre, aussi, dont Pergaud décrit les horreurs à ses amis, — mais surtout pas à Delphine, qu'il épargne le plus possible pour ne pas l'inquiéter. Quel contraste, entre la douceur des lettres qu'il lui fait parvenir, et les détails qu'il donne aux amis ! Et pourtant, les billets qu'il envoie à sa femme ne sont pas exempts d'anecdotes en tous genres. Il lui conte tout, cela le distrait et le rassure, sauf ce qui serait susceptible de l'alarmer. Et les mots doux et petits noms tendres se multiplient ; "ma chère petite", "ma chère aimée", "ma petite gosse", "mon petit trésor", "mon Mitou", "mon bon Cricri". Il lui promet continuellement de revenir bientôt dans leur "petit nid" couler des jours tranquilles et heureux, comme pour conjurer le sort. Si, en parallèle, le mot "cauchemar" revient dans plusieurs lettres ("cauchemar", "le grand cauchemar", "cauchemar de souffrance"...), cela ne l'empêche pas de croire au Destin, qu'il pense favorable malgré tout. Il insiste d'ailleurs souvent sur cette idée, persuadé que sa bonne étoile le protègera des obus. Le 7 avril 1915, Louis Pergaud veut y croire encore : "A demain, ma chérie, je te prends dans mes bras et je t'embrasse de toute mon âme, de toutes mes forces et de tout mon coeur." Il est porté disparu dans la nuit du 7 au 8 avril, pendant l'assaut de la côte 233 à Marchéville-en-Woëvre.
Quelques semaines plus tôt, le 21 mars, il avait écrit à son fidèle ami Eugène Chatot une lettre plus pessimiste qu'à l'ordinaire : "Ci-joint une photo, que j'ai fait faire à Verdun, lors de mon passage quand j'étais adjudant. Elles sont rares. Garde-là en souvenir de moi, car je ne me fais pas d'illusion, si nous réattaquons, j'ai cinq chances contre une d'y laisser ma peau. Au revoir, cher vieux, fais-moi l'honneur de penser que, si j'étais un peu ému à la veille du combat, au moment de partir à la tête de mes poilus, j'y allais comme une fête et eux aussi."
Delphine Pergaud
Sélectionnés à partir du recueil complet des lettres de Pergaud, Louis Pergaud, Lettres à Delphine, 1907-1915, Mercure de France, 2014
A Léon Hennique, 2 août 1914
"Comme tout a été digne et grave ! J'en suis ému profondément et j'ai confiance. Jamais la patrie ne s'est présentée si belle : nous avons pour nous le droit d'abord, nos canons et la flotte anglaise. Et puis la foi et ce vieil amour de la terre de France qui vient de rejaillir éclatant et pur de partout.
Mais l'heure n'est pas venue de faire des phrases ; il faut faire son devoir tout simplement et on le fera."
A Delphine Pergaud, 24 août 1914
"Il est nécessaire, il est urgent de détruire jusqu'à la dernière pierre et jusqu'au dernier individu cette race de vipères qu'est la race prussienne ; l'avenir de l'Europe et du monde dépend de cette destruction. Nous ne faillirons pas à la tâche."
A Delphine Pergaud, 31 août 1914
"Ne sois pas triste, ma chère petite, nous ne sommes pas malheureux ici et j'espère bien te revoir. Si la séparation est un peu plus longue qu'on ne l'avait pensé tout d'abord, tant pis ; l'essentiel avant tout est de sauver la France, et personne, j'en suis sûr, ne faillira à son devoir. Chaque jour qu'on gagne accentue la gêne ennemie : encore un peu et il faudra bien, devant la menace russe, qu'ils reculent en Belgique. Ce sera pour eux le commencement de la fin. Espérons en ce jour, de toute la force de nos coeurs. Je t'embrasse ma chère aimée de toute mon âme. Ton Louis."
A Edmond Rocher, 31 août 1914
"La vie peut être un peu rude, mais, n'est-ce pas, "à vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.""
A Delphine Pergaud, 8 septembre 1914
"Il fait un admirable temps d'automne : "Ah ! que ne suis-je assis à l'ombre des forêts", comme dirait à peu près ce vieux Racine et je pense avec un peu de mélancolie à la Comté, au bon papa Duboz, à Marie, à Joseph, à Fri, et à tous les nôtres qui sont partis comme moi, et je pense surtout à ma bien chère petite femme que je supplie d'être forte et de ne pas se tourmenter à mon sujet."
A Delphine Pergaud, 13 septembre 1914
"Grande joie aujourd'hui. J'ai reçu deux lettres de toi, et les nouvelles sont excellentes ! Enfin le grand cauchemar va finir et on va les chasser et les anéantir. Cela me ragaillardit tout à fait. Courage, ma bonne chérie (...)."
A Delphine Pergaud, 14 septembre 1914
"Au reste, j'ai quelques raisons de penser que la campagne ne va pas s'éterniser, et que, bientôt, je reverrai notre cher petit nid où nous continuerons à vivre des jours heureux, comme avant ce cauchemar."
A Delphine Pergaud, 30 septembre 1914
"Prends patience, mon bon petit cricri, et surtout ne t'inquiète pas à mon sujet : évidemment je n'ai pas les douceurs qui m'attendent là-bas ; mais comparé au sort de ceux qui combattent dans les tranchées, je suis un heureux, un veinard. Aujourd'hui il fait un temps superbe et je me sens tout gaillard ! Ah ! qu'il ferait bon courir par les bois de Landresse en écoutant brailler Miraut. Ce sera pour l'année prochaine sans doute."
A Delphine Pergaud, 10 octobre 1914
"Ah ! mon bon petit, ce n'est pas beau la guerre, et qu'il me tarde d'aller retrouver ma table de travail et mes livres, et surtout ma gentille petite femme qui brode calme et silencieuse, pendant que son mari écrit. Certes oui, ma petite chérie, ce sera un beau jour que celui où je te serrerai dans mes bras ; et nous nous aimerons encore mieux qu'avant."
A Delphine Pergaud, 17 octobre 1914
"Ma petite chérie, je ne pense qu'à toi à l'heure où j'ai le temps de penser, et j'ai souvent la nostalgie de tes bandeaux noirs, de ton col blanc, du petit creux derrière l'oreille où j'aimais tant, à l'improviste, coller mes lèvres pour te sentir frissonner et m'embrasser ensuite. Bonne petite chérie, ces beaux jours reviendront. Je vis dans cet espoir heureux et je te quitte après t'avoir serrée sur mon coeur de toutes mes forces et de toute mon âme."
A Paul Léautaud, 7 novembre 1914
"Sous les décombres d'une maison bombardée, j'ai trouvé un Molière complet : une veine, hein ! Depuis, il ne me quitte plus et on relit ses classiques quand on ne secoue pas les poilus qui roupillent."
A Marcel Martinet, 15 novembre 1914
"Les jours se suivent, on ne peut dire monotones, et pourtant il y a une monotonie crispante à se dire que demain il faudra recommencer comme hier cette dure existence sans qu'il nous soit permis de nous dire à un mois près : c'est dans tant de temps que ça finira et qu'on reverra les siens, qu'on reprendra ses habitudes, et que ce cauchemar de maladie, de souffrance et de sang finira.
On a beau se barder de courage, de patience, de bonne humeur et de flanelle, il est des heures où être assis à une table serait bon et coucher dans un lit délicieux.
(...) Bah ! n'y pensons pas, on ira jusqu'au bout, c'est nécessaire pour la paix du monde et le triomphe de la civilisation."
A Delphine Pergaud, 27 novembre 1914
"Pourquoi, ma bonne petite, te faire ainsi du mauvais sang ? Evidemment, dans les tranchées ce n'est pas la vie rêvée, mais on ne risque pas énormément quand on ne fait pas d'inutiles imprudences, et je n'en fais jamais. Tous ceux qui ont été blessés ou tués l'ont été plus ou moins par leur faute ; je te promets, moi, que je ne m'exposerai pas bêtement à recevoir la balle d'un tireur boche."
A Renée Martinet, 14 décembre 1914
"Je voudrais que les salauds de journalistes qui parlent du "confort" des tranchées vinssent passer 24 heures dans les nôtres.
Quel tempérament y résisterait ? Tous les jours on évacue des malades. Ce qui m'étonne, c'est que j'aie tenu si longtemps et j'ai l'air de tenir encore. Je ne me sens ni fatigué, ni malade physiquement, car, tout de même, il y a des heures de lassitude morale où l'on aspire à la rentrée au foyer et où l'on se demande quand cette charogne d'existence prendra fin.
(...) Que de ruines et que de misères ! Mais on n'y pense pas, on n'a pas le temps d'y penser. Tout ce qui n'est pas absorbé par les soucis du service s'en va vers ceux qu'on a laissés là-bas, et qui nous attendent. Que nous retrouverons-nous tous devant une bonne table et de bonnes bouteilles ? Je n'ose y penser. Ne nous amollissons pas."
A Delphine Pergaud, 15 décembre 1914
"Ah ! comme je suis heureux d'avoir trouvé une épouse et une amante comme toi, ma chérie, si pétrie de coeur et d'intelligence, qui m'aime et me comprend, à qui je peux tout dire et me confier, tout entier. Quel paradis sera notre nid quand je serai rentré !"
A Lucien Descaves, 23 décembre 1914
"On traite le mal par le mépris, ne pouvant faire autrement, et ça réussit quelquefois puisque, pour un coup encore, je me suis retrouvé debout et bon pour la tranchée. C'est égal, si j'ai la joie de revoir Paris, je me souviendrai de la vase de la Woëvre et des bains de pied que j'ai pris et qui duraient 24 heures."
A Delphine Pergaud, 28 décembre 1914
"Ma petite gosse bien aimée, qu'il me tarde de te revoir et de t'embrasser. Oui, il faudra que tu reviennes m'attendre à Paris. Je serai si heureux de te retrouver là, dans notre bon petit nid où nous avons été si heureux, et où nous le serons encore, espérons-le. Ensuite, nous retournerons nous reposer un peu en famille à Landresse. C'est si bon de penser à cette heure, si lointaine encore sans doute ! Au revoir, petite gamine adorée, je ne cesse de penser à toi et d'évoquer tes caresses et tes baisers et nos bonnes soirées sous la lampe. Comme nous saurons savourer ce bonheur et ces joies tranquilles après cette dure épreuve ! Ma bien aimée, je te prends dans mes bras, et je te serre longuement sur ma poitrine, et je mets de longs baisers dans ton cou et sur tes yeux et sur tes chères lèvres que j'aime. Ton Louis qui t'adore, ma gosse."
A Delphine Pergaud, 6 janvier 1915
"J'ai longuement, longuement, pensé à toi, ma gosse, rêvant à nos bonnes soirées de là-bas, au divan où je m'allongeais quand ça ne venait pas et où tu venais m'embrasser, ma petite muse inspiratrice, à notre salle à manger, à notre bien grand lit où tu m'as tant de fois grondé si doucement parce que je lisais trop longtemps. Bon petit cricri, je ne lirai plus si longtemps, les premiers temps du moins. J'aurai du sommeil en retard et combien de baisers à te donner depuis que nous sommes l'un et l'autre sevrés de nos mutuelles caresses."
A Delphine Pergaud, 9 janvier 1915
"Ici, dans la souffrance qui fait tomber les masques, je vois les bas-fonds de l'âme humaine et la lie, et la vase et la merde. Combien peu, officiers comme soldats, peuvent se vanter d'être des hommes, des hommes !
Ma bonne chérie, cela ne fait que m'attacher plus que jamais à toi : je t'aime de toute mon âme, et, plus encore si possible, que je ne t'ai jamais aimée. Quand te reverrai-je ? Quand pourrai-je mordre tes lèvres et baiser tes yeux tout pleins de mon image ? Ce sera trop beau, ma gosse, mais je pense à toi sans cesse, et tu planes, même lointaine, sur toute ma vie. Ma chérie, je t'adore et je t'enlace de tout mon amour."
A Marcel Martinet, 22 janvier 1915
"Les communiqués officiels suintent l'ennui ; je ne les lis plus que par habitude ; on progresse d'une semelle, on prend une feuillée d'assaut, on démolit un gabion. Nous ferions mieux de relire l'Iliade, disais-je l'autre jour à Legouis, mon lieutenant, le fils du professeur de la Sorbonne qui est un charmant garçon, mais d'un pessimisme outrancier. Pour lui, il n'est pas certain que nous ayons fini pour 1916. Quelle joyeuse perspective !"
A Delphine Pergaud, 30 janvier 1915
"Tous les soirs, je vais visiter mes sentinelles, et il y en a qui sont très en avant. J'y vais sans crainte ni souci ; on ne "s'en fait pas", les balles qui tuent sont toutes des balles perdues, ricochets ou balles tirées au hasard, ce qui montre bien l'inanité de toutes précautions. Le destin est le destin, et nul n'échappe, quand l'heure a sonné."
A Delphine Pergaud, 2 février 1915
[Petit extrait d'une bien plus longue lettre, très tendre.]
"Les choses sur lesquelles s'est posée notre sollicitude conservent quelque chose du fluide généreux dont elles ont été comme imprégnées et qui lie par des liens invisibles, mais puissants, les coeurs sensibles unis malgré la distance et le temps. Je ne voudrais pas jeter au vent une enveloppe où ta main s'est posée et, comme je ne peux pas les conserver, je les brûle, en holocauste, au Dieu de la Guerre et en pensant à ma bien-aimée."
A Delphine Pergaud, 14 février 1915
"Bonne petite, si tu savais comme je pense à toi ; à toute heure, ma pensée s'en va errer vers une de nos heures passées, mais c'est surtout le soir, quand je me retrouve seul dans ma chambre, que cette hantise devient profonde...
Il y a aussi nos doux attendrissements, sous la lampe, en lisant des vers, de beaux vers remplis et solides, ceux de ce pauvre Deubel, les strophes d'airain de Baudelaire, et quelques élégies de Samain. Ma toute belle, comme il me sera doux de recommencer cette vie de douceur, de calme et de tendresse passionnée. Nous resterons chez nous plus que jamais. D'ailleurs, il en est tant déjà de nos meilleurs amis dont le nid est détruit et dispersé."
A Delphine Pergaud, 18 février 1915
"Va, ne t'inquiète pas, ma chérie, la destinée est la destinée et nul n'y échappe quand l'heure a sonné. J'ai déjà passé trop à travers balles et éclats de marmites pour ne pas espérer conserver jusqu'au bout cette chance, même si je dois conduire mes poilus à l'assaut d'une tranchée boche."
A Marcel Martinet, 27 février 1915
"D'ici peu sans doute ce sera la grande saignée. On s'y attend. Retirerons-nous notre peau indemne de la frottée ? Mystère. Comptons que les Destins ne nous seront pas trop contraires."
A Delphine Pergaud, 2 mars 1915
"(...) me revoici gaillard et "prêt à foncer dans les luttes futures", comme eût dit ce pauvre Deubel.
A propos de Deubel, j'ai fait revenir son bouquin en même temps que les miens, et je l'ai prêté à [Vincent] de Moro-Giafferi. Il en a été absolument ébloui et ça m'a fait plaisir, et confirmé dans l'impression qu'il n'est pas seulement un causeur aimable et un bon camarade, mais un type d'une remarquable intelligence. Je ne dis pas de tout le monde qu'on est intelligent."
A Delphine Pergaud, 3 mars 1915
"Vous voyez, mon cher petit, que tout se présente le mieux du monde pour calmer vos inquiétudes et vous tranquilliser ; même si je revenais momentanément comme officier dans une compagnie on veillera sur moi et il serait bien absurde que les Destins qui semblent me protéger avec tant de zèle ne persistent pas.
En attendant, je me repose et autant qu'on peut être heureux dans cette existence de troupier en campagne, je le suis. Je lis et je dors, j'ai des camarades de l'esprit le plus distingué et le plus fin ; il ne me manque vraiment que votre présence, mon cher amour. Bien souvent quand mes yeux courent le long des lignes votre chère image vient s'interposer devant mes yeux et les mots dansent parce que le souvenir de notre bonheur passé me tourmente jusqu'au fond le plus intime de ma chair et de mon coeur. J'évoque la grande chambre, notre grande chambre de vacances et le lit qui voit, tous les automnes, au souvenir de nos premiers aveux, notre regain d'amour. Vous y êtes toute seule, mon pauvre petit, et moi je suis tout seul aussi dans une grande chambre nue et triste, pensant à ce que pourra être le retour et me demandant combien de jours et de semaines il faudra voir s'écouler avant cette heure bénie. Il vaut mieux n'y pas penser. Tout passe, et ce jour viendra lui aussi. Je vis dans cet espoir mon petit trésor bien aimé."
A Delphine Pergaud, 9 mars 1915
"Petit amour, je vous aime pour des tas de choses. D'abord parce que vous êtes belle et que votre âme est toute proche de la mienne, et puis parce que je connais bien ce petit coeur tout plein de moi et dont l'appui ne m'a jamais manqué."
A Lucien Descaves, 18 mars 1915
"Vous savez avec quelle ardeur je suis parti. Pacifiste et antimilitariste, je ne voulais pas plus de la botte du Kaiser que de n'importe quelle botte éperonnée pour mon pays ; je défendais ce vieil esprit pour lequel il me semble avoir déjà combattu par la plume. J'étais disposé à oublier tout, à passer sur tout, persuadé que dans le danger tout se fondrait... Je me battrai certes, avec la même énergie d'auparavant ; mais si j'ai le bonheur d'en revenir, ce sera, je crois, plus antimilitariste encore qu'avant mon départ.
C'est dans la souffrance, dans la promiscuité douloureuse, que l'on découvre bien les bas-fonds de l'âme humaine avec ses recoins de crasse et d'égoïsme, et j'ai pu jeter la sonde dans bien des coeurs."
A Eugène Chatot, 21 mars 1915
"J'ai beaucoup à faire, ces temps-ci, et nous venons de vivre deux ou trois journées inoubliables et terribles de bataille. Je n'en ai pas parlé à Delphine, sinon de façon très vague en lui laissant croire que je n'avais couru aucun danger, alors qu'au contraire, j'ai vu la mort de bien près. J'ai eu 8 hommes tués dans mon peloton, dont l'adjudant et deux sergents. Le champ de bataille avait quelque chose de grandiose et de terrible avec ses morts et ses blessés qui râlaient. De la cervelle, des caillots de sang, des mares de sang, de la boue... Pour l'heure, je ne puis rien fixer, mais ces sacrés Boches sont de rudes soldats et terriblement fortifiés.
(...) Ci-joint une photo, que j'ai fait faire à Verdun, lors de mon passage quand j'étais adjudant. Elles sont rares. Garde-là en souvenir de moi, car je ne me fais pas d'illusion, si nous réattaquons, j'ai cinq chances contre une d'y laisser ma peau. Au revoir, cher vieux, fais-moi l'honneur de penser que, si j'étais un peu ému à la veille du combat, au moment de partir à la tête de mes poilus, j'y allais comme une fête et eux aussi."
A Delphine Pergaud, 1er avril 1915
"Que tes lettres me sont douces à lire, si débordantes de vraie tendresse, de bon amour, et comme je suis heureux de les savourer, de les lire et de les relire.
Je suis avec toi, je vois ta main qui court sur le papier, tes yeux qui suivent les mots, et je suis heureux.
Aujourd'hui, il fait un soleil magnifique, mais il faut que je t'écrive avant toute chose ; j'ai plus de plaisir à vivre ainsi en pensée avec toi, qu'à courir les routes, fût-ce par les plus beaux soleils."
A Edmond Rocher, 3 avril 1915
"Je commence à croire que les Destins ont des vues sur moi et que je m'en tirerai. Ce qu'une veine insolente vous rend prétentieux, tout de même !"
A Delphine Pergaud, 6 avril 1915
"Ce matin, comme j'allais voir au bureau s'il y avait des ordres, j'ai trouvé les sous-officiers en train de se faire photographier. Ils m'ont invité à prendre place parmi eux et j'aurai peut-être dans quelques jours une nouvelle photo à envoyer à mon petit cri-cri. Je suis au centre où tu me reconnaîtras, je l'espère, entre Oudin, le barbu, coiffé d'un bonnet de police, et l'adjudant de la compagnie, le nouveau, Maillet, un bien gentil garçon aussi."
Le sous-lieutenant Louis Pergaud (au centre, en habit clair) entouré de ses hommes
6 avril 1915
A Delphine Pergaud, 7 avril 1915
Dernière lettre.
"J'ai reçu hier de toi une bien bonne lettre, toute imprégnée d'amour, toute débordante de tendresse. Merci, mon bon petit, de m'écrire si longuement et de me dire des choses si douces au coeur, si réconfortantes...
Je te conterai plus tard des histoires émouvantes et terribles, et de gaies aussi... En attendant, il faut s'armer de patience et de courage.
(...) A demain, ma chérie, je te prends dans mes bras et je t'embrasse de toute mon âme, de toutes mes forces et de tout mon coeur."
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