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"Les Aérostats", par August von Kotzebue


Un aérostat à la Porte Maillot, 1906




August von Kotzebue Les Aérostats


[Traduction par P. Himly]


[August Friedrich Ferdinand von Kotzebue (1761-1819) est un juriste, dramaturge et polémiste allemand.]




Les Aérostats


…… Alors on coupa la corde. Soudain le ballon s’éleva avec majesté, favorisé par les vents, et l’on vit flotter le pavillon qui surmontait la nacelle bariolée de mille couleurs. L’audacieux qui y était placé, agitant dans l’air son chapeau, saluait cinquante mille individus qui le contemplaient bouche béante, et dont les cent mille mains témoignaient leur admiration par un tonnerre d’applaudissements. Confondu au milieu de la foule, j’étais ému jusqu’aux larmes par la grandeur et la nouveauté du spectacle auquel j’assistais, et quand le pilote aérien se perdit tout-à-fait dans les nues, moi je me perdis en méditations sur la profondeur de l’esprit humain.


Un petit vieillard d’une figure extraordinaire, et qui n’avait plus la force de supporter l’immense colonne d’air qui pèse sur chaque homme, se dressa tout à coup devant moi comme une apparition, et vint m’arracher à ma silencieuse rêverie. Dire à quelle race d’hommes appartenait cet avorton, cela me serait impossible : à sa barbe blanche on l’eût pris pour un musulman : à ses traits, pour un brame de la côte de Malabar ; à son costume, pour un Grec du temps d’Apollonius de Thyane. Ses petits yeux pointés vers les nues clignotaient perpétuellement, sa bouche se tordait en rires sardoniques, et sa tête chauve oscillait lentement d’une épaule à l’autre.


Indigné d’un langage mimique si désapprobateur et si peu en harmonie avec ce que j’éprouvais, je m’approchai de cet être singulier.


— Vieux barbon, m’écriai-je, tu devrais t’estimer heureux d’avoir assez vécu pour assister à un pareil spectacle !


— M’estimer heureux ! répliqua le nain avec un nouveau sourire railleur ; ô fils aveugle d’un siècle peu clairvoyant, je te plains, et je me tais !


— Tu peux me plaindre tant qu’il te plaira, mais pourquoi te taire ? Ce n’est pas le défaut ordinaire de la vieillesse.


— Mais qu’entends-tu donc par le mot vieillesse ?


— Tout ce qui, comme toi, porte sur son dos les quatre cinquièmes d’un siècle.


— Les quatre cinquièmes d’un siècle ! Ha ! ha ! ha ! aurais-je jamais pensé qu’on eût pu me prendre pour un blanc-bec de cet âge ?


— Un blanc-bec de quatre-vingts ans ! tu veux railler !


— Jeune homme, reprit vivement le vieillard, mon fils unique fut tué par une tuile lors de la fondation de Ninive. Mon miroir, qui me flatte moins que toi, semble me dire que j’ai à peine atteint un âge moyen de deux mille ans ; mais la vérité est que j’en compte bientôt six mille, et je confesse hautement que c’est à la pierre philosophale que mon ami Hénoch m’a communiquée avant de monter au ciel, que je dois la faveur d’un si grand âge. Je n’ai formé que peu d’élèves dans ma vie, mais quelques-uns ont fait honneur à leur maître, et je puis citer entre autres le Scythe Abaris, l’Égyptien Hermès et le comte de Saint-Germain.

J’ai tant vu et tant appris, que je regarde maintenant la race humaine comme tout-à-fait indigne du moindre intérêt. L’événement d’aujourd’hui me fait pitié, et vos grandes démonstrations de joie, dont je suis malgré moi témoin, me donnent la torture. Vous vous émerveillez de tout ce qui est nouveau, moi je l’abhorre, et votre Jean-Jacques Rousseau avait bien raison de vouloir réduire au néant toutes les connaissances humaines.


L’enfance du monde, si je me le rappelle bien, se nommait le siècle d’or. Alors la nature se servait de lisières pour conduire les hommes, et ils marchaient fort joliment sur quatre pates.

Mille ans plus tard je fus témoin d’une révolution étonnante. Un téméraire fit crier dans tous les carrefours qu’il s’engageait à marcher sur les deux pates de derrière, sans autre préservatif qu’un bourrelet et une lisière d’enfant ; il ajouta même qu’il finirait par les jeter au loin, et s’en irait à toutes jambes.


Je ne te dirai pas combien une annonce semblable causa d’étonnement. Il nous trompe, s’écrièrent tous ceux qui purent élever la voix ! Marcher sur les deux pattes de derrière ! Qu’il essaie, et une lourde chute sur le nez sera le prix de sa témérité.


Cependant le jour fut pris ; grande affluence d’indigènes et d’étrangers. Nous étions tous accroupis, et nous attendions avec impatience le hardi novateur : il arrive enfin, et se présente comme un homme sûr de son fait. Son audace est couronnée de succès : on connaît de reste tout le mal qui en est résulté. Les hommes parcoururent le monde sur deux jambes seulement, et atteignirent bientôt le soi-disant siècle d’argent.


Mille ans après s’opéra une nouvelle révolution. Un autre téméraire s’engagea à marcher sur l’eau dans un tonneau retenu au rivage par une simple corde. Il promit même qu’il finirait par couper cette corde, et qu’au moyen d’une perche il traverserait un fleuve à la vue de tous les assistants. Stupéfaction générale ! De toutes parts, on entendait retentir des voix confuses : Il n’osera tenter l’épreuve ! s’il essaie, il sera englouti dans les flots. L’audacieux tint parole, et en présence d’une foule immense attirée par la curiosité, il s’abandonne au courant pendant au moins six brasses, puis, levant la tête hors de son tonneau, il s’élança sur le rivage au bruit des applaudissements et des cris de joie poussés par les spectateurs. Il fut aussitôt couronné de lauriers, et porté en triomphe jusqu’à sa demeure.


Ce fut ainsi que les hommes, apprenant à dompter un nouvel élément, se créèrent des besoins nouveaux, et voguèrent, au gré des vents, du siècle d’argent dans le siècle de plomb.


Je vis mille ans plus tard l’âge soi-disant héroïque de la Grèce : Hercule, montant un canot, pénétra par la Méditerranée jusque dans le jardin des Hespérides, où, fier de son audace, et pour éterniser la mémoire de ce fait inoui, il éleva une colonne avec cette inscription présomptueuse : Nec plus ultrà ! Oh ! pour le coup, personne ne devait aller plus loin… Nouvelle fermentation dans les esprits. La navigation donna naissance au commerce. Les peuples firent entr’eux des échanges de tous les objets nécessaires à la commodité de la vie, et même des vaines productions du luxe. Alors les hommes, vêtus de pourpre, d’or et de soie, cheminèrent dans le siècle de fer.


Trois mille ans s’écoulèrent encore, et un Génois, trouvant ridicule qu’on ne fît toujours que côtoyer les rivages de trois parties d’un monde connu, annonça qu’il était résolu de s’élancer, au péril de sa vie, à travers l’immense Océan. Nouvelle surprise ! nouvelle incrédulité ! murmures ironiques ! Il ne partira pas ! S’il part, les vagues deviendront son tombeau.


Il partit, et après avoir découvert ou plutôt créé un quatrième monde, il revint dans sa patrie: mais de son vaisseau, semblable à la boîte de Pandore, on vit sortir, avec de l’or et des épices, de terribles maladies contagieuses qui envahirent bientôt tout l’univers.


Maintenant, jeune homme, dis-moi de quel nom il faut appeler le siècle où nous vivons, et conviens avec moi que jusqu’ici tout est allé de mal en pis. Ne dois-je donc pas trembler aujourd’hui quand je vois un téméraire offrir de nouveaux aliments à l’activité déjà si grande de l’esprit humain ?



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