Les étés de Virginia Woolf à St. Ives
- Irène de Palacio
- 12 mars
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 21 mars
"Je pourrais remplir des pages à évoquer l'un après l'autre les choses qui faisaient de l'été à St. Ives le plus beau commencement d'une vie qui se puisse concevoir."

Talland House, St. Ives, 1894
Virginia Woolf
Extrait de Moments of Being (posth., 1976), traduit en français sous le titre Instants de vie par Colette-Marie Huet (1986).
Mon père, je crois, effectuait une de ses randonnées à pied, en 1881 à ce qu'il me semble, quand il découvrit St. Ives. Il dut voir Talland House et apprendre qu'elle était à louer. Sans doute vit-il la ville presque telle qu'elle était au XVIe siècle; et la baie telle qu'elle était depuis le commencement des temps. C'était l'année de la mise en service de la voie ferrée entre St. Erth et St. Ives. Jusque-là, St. Ives se trouvait à une douzaine de kilomètres de toute gare. Et j'imagine que tout en mâchonnant ses sandwiches, peut-être là-haut à Tregenna, il fut impressionné par la beauté de la baie et pensa que cela pourrait convenir comme résidence d'été pour nous — et calcula avec sa prévoyance habituelle les voies et les moyens d'y aller. Je devais naître l'année suivante en janvier. (...) Ils louèrent la maison à la Great Western Company. La distance se révéla être un désavantage; elle signifiait en effet que nous ne pourrions nous rendre à St. Ives qu'en été. Nos vacances étaient réparties sur deux ou trois mois de l'année. Les autres mois étaient entièrement à Londres. Mais quand on regarde en arrière il semble que rien de ce que nous eûmes dans l'enfance ne fut tout à fait aussi important que nos étés en Cornouaille. Après ces mois passés à Londres, la campagne nous frappait davantage. Aller à l'autre bout de l'Angleterre, avoir notre propre maison, notre propre jardin — avoir la baie; la mer; les landes; Glodgy; le marais de Halestown; la baie de Carbis; Lelant; Trevail; Zennor; Guinard's Head; entendre les vagues se briser ce premier soir derrière le store jaune; creuser le sable; prendre la mer dans le lougre; escalader les rochers et voir les anémones rouges et jaunes déployer leurs tentacules; ou adhérer au rocher comme des petits tas de gelée; trouver un petit poisson battant des nageoires dans une flaque; ramasser des coquillages; lever les yeux au-dessus de la grammaire à la salle à manger et voir la lumière changer sur la baie et sur les feuilles de l'escallonia grise ou vert vif; descendre en ville pour acheter une boîte de petits clous à un penny, ou un canif; flâner chez Lanham — Mrs Lanham avait le visage auréolé de boucles postiches; les domestiques disaient que Mr Lanham l'avait épousée par "petites annonces"; sentir toutes les odeurs de poisson dans les rues escarpées; et voir les innombrables chats la bouche pleine d'arrêtes de poisson; et les femmes, sur les escaliers extérieurs des maisons, verser des seaux d'eau sale dans la rigole; chaque jour avoir une grosse jatte de crème couverte d'une peau jaune et beaucoup de sucre brun pour manger avec les mûres... Je pourrais remplir des pages à évoquer l'un après l'autre les choses qui faisaient de l'été à St. Ives le plus beau commencement d'une vie qui se puisse concevoir. Lorsqu'ils louèrent Talland House, mes parents nous donnèrent — à moi en tout cas — quelque chose qui s'est montré durable et sans prix. Supposez que je n'aie que le Surrey, le Sussex ou l'île de Wight auxquels penser quand je pense à mon enfance !

Virginia et Vanessa Stephen
La ville était alors telle qu'elle avait dû être au XVIe siècle. Inconnue, jamais visitée, elle offrait un méli-mélo de maisons de granit passées à la chaux, qui encroûtaient la pente formée dans le creux protégé par l'île. Elle était bâtie là à l'abri — bâtie pour quelques pêcheurs lorsque la Cornouailles était un pays plus éloigné de l'Angleterre que ne le sont à présent l'Espagne et l'Afrique. C'était une petite ville escarpée. Bien des maisons avaient une volée d'escalier avec une rampe, qui conduisait à la porte. Les murs étaient faits d'énormes blocs de granit, pour résister à la mer et aux tempêtes. Ils étaient couverts d'un badigeon couleur crème et le grain de la pierre rappelait les caillots de la crème. Rien n'était venu les adoucir. Il n'y avait pas de brique rouge, pas de chaume moelleux. Le XVIIIe siècle n'y avait laissé aucune trace, lui qui a si nettement marqué tous les villages du Sud. St. Ives pouvait dater d'hier aussi bien que de Guillaume le Conquérant. Il n'y avait pas d'architecture, aucune disposition voulue. La place du marché était un espace libre, pavé de galets inégaux. L'église se dressait d'un côté, bâtie en granit et sans âge, de même que les maisons. Le marché aux poissons la flanquait. Elle n'était pas précédée d'une pelouse mais posée à même la place. On ne voyait pas de porte sculptée, ni de vastes fenêtres; pas de linteau, pas de mousse; nulle belle maison bourgeoise. C'était une ville aux rues étroites, venteuses, bruyantes, à l'odeur de poisson, pleine de vociférations; couleur de moule ou de patelle; pareille à un grossier agrégat de coquillages sur un mur gris.
[...]
Noix de galle, fougères avec de petites grappes de graines au revers des feuilles, les régates, Charlie Pearce, le claquement du portail du jardin, les fourmis grouillant sur la marche brûlante du seuil; acheter de petits clous; prendre la mer; l'odeur du marais de Halestown; petits pains avec de la crème pour le thé dans une ferme à Trevail; la surface changeante de la mer pendant mes leçons; le vieux Mr. Wolstenholme dans son fauteuil en forme de ruche; les feuilles tachetées des ormes sur la pelouse; le croassement des freux qui passaient au-dessus de la maison au petit matin; les feuilles des escallonias montrant leur envers gris, l'arc flottant dans l'air, pareil à une pelure d'orange lorsque la poudrière sauta à Hayle; le mugissement de la bouée; voilà ce qui pour quelque raison me revient à l'esprit quand je pense à St. Ives : catalogue hétéroclite — petits flotteurs de liège qui indiquent un filet immergé.

Sidney Starr, Figures at the Seaside, 1886
Et pour tirer ce filet sur le rivage sans en trier le contenu, en guise de fin, là où il n'y a rien de tel, j'ajouterai que deux ou trois ans avant la mort de ma mère (1892-93-94) d'inquiétantes allusions parvinrent jusqu'à la salle des enfants, selon lesquelles les grandes personnes parlaient de quitter St. Ives. La distance était devenue un obstacle. George et Gerald travaillaient à Londres maintenant. La question d'argent : collège de Thoby, collège d'Adrian, se faisait plus pressante. Et puis, juste en face du poste de guet, le grand rectangle d'un hôtel couleur de gruau d'avoine nous apparut quand nous arrivâmes en juillet. Ma mère, avec ses grands gestes dramatiques, déclara que la vue était gâchée, que c'était un désastre pour St. Ives. Pour toutes ces raisons, donc, en octobre une pancarte d'une agence immobilière apparut dans le jardin; et elle avait besoin d'être repeinte. J'eus la permission d'utiliser un pot de peinture pour remplacer quelques lettres de "Maison à louer", la joie de peindre se mêlant au chagrin de partir. Mais pendant un été ou deux aucun locataire ne se présenta. Le danger était écarté, nous l'espérions. Et puis au printemps suivant ma mère mourut. Père décida immédiatement qu'il ne voulait plus revoir St. Ives. Et un mois plus tard environ, Gerald s'y rendit seul, arrangea la cession de notre bail à quelqu'un du nom de Millie Dow, et St. Ives disparut à jamais.
