top of page

Dans l'intimité de Marie Noël


"S'accepter soi-même, imparfait, tantôt saint à demi, tantôt à demi-coupable, avec les remous incessants d'ombre et de lumière qu'est une âme vivante."


 

Figure poétique essentielle du XXe siècle, Marie Noël (1883-1967) ne chercha pourtant jamais les honneurs ni la reconnaissance. Discrète et humble, elle naquit et mourut à Auxerre, et se tint toute sa vie, pieusement, au plus près de la poésie. Elle eut cependant l’honneur, de son vivant, de voir son talent reconnu et apprécié. Encore peu célébrée de nos jours en dehors des cercles d'initiés, elle connaît néanmoins un regain d'intérêt ; elle n'entre pas, de ce fait, dans le panthéon des oubliés. Ce n'est pas le cas de Marie Ravenel (1811-1893), par exemple, qui, près d’un siècle avant Marie Noël, présentait avec elle un certain nombre de similitudes : un talent naturel pour la poésie, bien sûr, une certaine reconnaissance gagnée de son vivant, mais surtout une simplicité, une pureté des images poétiques et un goût profond de l'enracinement, que l'une trouva en Bretagne, et l'autre en Bourgogne. Pourtant, Ravenel est bel et bien oubliée aujourd'hui. Au contraire, les œuvres de Marie Noël furent maintes fois rééditées, et restent encore facilement accessibles. Sa poésie est davantage lue que sa prose, et l'on trouve aujourd'hui ses recueils Les Chansons et les Heures — Le Rosaire des joies (1922) et Les Chants de la Merci (1930) — respectivement réédités en 1983 et 2003 dans la célèbre collection Nrf Poésie/Gallimard. Il existe également d'autres publications récentes autour de Marie Noël, comme sa correspondance avec l'abbé Mugnier (2023), ou le recueil de prose et de poésie variées Almanach pour une jeune fille triste (2011). Publiées pour la première fois en 1959 chez Stock, ce sont cependant les Notes intimes de la poétesse qui nous intéressent ici particulièrement.

Marie Noël commença leur écriture à partir de 1920, dans l'espoir de surmonter une profonde "crise religieuse". C'est dans le but d’"aider [s]a solitude" que l'abbé Mugnier lui avait conseillé de rédiger ses pensées et impressions. Dans la note préliminaire qui ouvre le recueil, Marie Noël met cependant en garde ses lecteurs, et particulièrement ces "âmes confiantes" susceptibles de se méprendre : ce livre n'est pas un bon compagnon, car, "mûri dans l'ombre", il ne saurait suffisamment les éclairer sur leur propre route. Les Notes intimes sont le témoin direct d'un long chemin de croix, d'une traversée du désert à laquelle la poétesse tente de trouver un remède quotidien par la réflexion et la rêverie, mais qui n'apporte jamais de véritable réponse ni de consolation. Marie Noël se confronte à ce qu'elle nomme "l'Adversaire", cette part sombre de son intériorité dont elle finit par reconnaître le rôle salutaire. "J'ai fait ce que j'ai pu, loyalement", écrit-elle à la fin du préambule.

L'ouvrage se divise ainsi en pensées poétiques et philosophiques, en prières, en ce que l'on pourrait définir comme des récits du quotidien, mais aussi en réminiscences, en courts récits (dont on ne sait parfois exactement à qui ni à quoi ils se rapportent directement), ou encore en petites saillies stylistiques et aphoristiques ("Tout ce qui est vie est infidèle", "Le plus beau chant est celui qui contient le plus grand silence"…). Ailleurs, elle recopiera les très belles lignes qu'elle avait envoyées à l'abbé Mugnier sur la mort de la Comtesse de Noailles, fera un court éloge de la diariste Marie Lenéru, écrira sur ce que lui inspire la poésie de Mallarmé, et défendra Montherlant contre certaines vieilles médisances. C'est bel et bien dans l'intimité d'une poétesse, — décidément plus complexe qu'on ne la jugerait à première vue —, que l'on est emporté. On quitte cette lecture tout à fait remué et avec, dans l'âme, un sentiment particulier, un goût d’incertain, un trouble : le mystère Marie Noël n’est pas levé.

Achevées peu avant les années 1960, les Notes intimes révèlent le cours d’une vie d’introspection chez une femme certes profondément pieuse, mais tourmentée, en proie à une lucidité intransigeante et à de violentes interrogations mystiques qui la poussèrent maintes fois à questionner sa relation à Dieu. La gravité et la sévérité de son jugement — rarement ou jamais porté sur autrui, d’ailleurs, mais sur elle-même —, sont fréquemment atténuées par un ton parfois presque caustique et impertinent, dénué de toute solennité ("Les mystiques, ces fous admirables qui se coupent les pieds pour se faire pousser des ailes. Moi, j'aurais peur", "Je n'ai jamais très bien compris l'ascétisme, cette torture au détail pour le plaisir de Dieu. (...) Pour qui le prend-on ?"). Marie Noël ne pose pas en penseur, et n’assène nulle grande vérité. Ses notes n’avaient pas pour objectif d’être un jour publiées, et l’on sent bien qu’elle les consigne dans le plus pur secret de son âme. La religion, loin d'être vécue sereinement, est source d'inquiétudes, de tourments, d'incompréhensions, même si elle laisse aussi place à des émerveillements, à des illuminations et à l'Espérance, digne récompense aux douleurs supportées. On est toutefois loin de l'image simpliste de la petite dévote d'Auxerre, chansonnière à ses heures perdues, "nigaude de province", ainsi qu'elle put elle-même se qualifier (dans une lettre destinée à un lointain conseiller littéraire, qu’elle n’envoya jamais, mais qu'elle glissa à la fin du volume des Notes). Il y a bien, chez Marie Noël, un jeu de contrastes permanent : d'une part, l'intime simplicité de cœur et la douceur innée qui favorisent un style poétique limpide et un imaginaire pur ; de l'autre, le poids du tourment dévorant et du doute, qui rendent d’ailleurs certaines pensées plus cryptiques et moins accessibles. Elle ne cessera jamais d’osciller entre ces deux tendances de sa sensibilité. C’est là toute la richesse de sa production littéraire, et particulièrement des Notes intimes, œuvre pour ainsi dire inclassable.



--


Morceaux choisis


"La sensation aiguë de la fuite du temps fut pendant plusieurs mois étranges, la note fondamentale de ma mélancolie. Une inquiétude métaphysique, tout le monde, plus ou moins rarement, plus ou moins consciemment, l'a éprouvée. L'instant s'envole, le présent nous échappe, la figure de ce monde passe, chacun s'en est attristé au cours de quelque méditation grave, mais le percevoir continuellement de tous ses sens, à la fine pointe de ses nerfs aiguisés par la maladie, entendre fuir le temps, voir s'évanouir l'apparence, perdre terre dans un vertige, ne plus trouver nulle part rien de solide pour y assurer, y reposer un moment la perpétuelle oscillation d'une perpétuelle épouvante... tel fut ce mal de l'Automne. Et cette noire expérience des ténèbres. Les choses qui sont n'étaient plus. Je les sentais changer, se défaire, se détruire d'un moment à l'autre... Ces apparences que le commun des hommes tient pour réelles, dès que je les regardais, étaient déjà disparues. (...) J'ai crié tout haut d'une telle détresse qui m'arrachait la réalité de tout au monde et la sécurité des affections humaines."


"J'ai cherché un pays pour vivre. J'ai longtemps marché, je vieillis, je ne l'ai pas trouvé encore.

Je cherche un pays pour mourir.

J'y veux un grand soleil pour qu'en m'endormant mon coeur ait chaud, j'y veux une terre douce et secrète qui me prenne, me couvre, me cache.

O bonne terre, tous m'ont fait mal — mes amis plus que les autres — mais ne le dis à personne. Sur moi fais pousser l'épine pour que nul ne trouve ma tombe et que n'y puissent couler sur moi les larmes de ceux que j'aimai, leurs gentilles larmes sans douleur... Elles me feraient trop mal encore.

Laisse plutôt tomber sur moi la longue pluie triste, la pluie vraie."


"Assurer sa volonté toute droite dans le sens du bien.

Ne pas craindre son âme même quand elle est trouble.

Ne pas craindre et tourmenter son coeur même quand il est faible, obscur, ou que la douleur l'a déréglé. Ne pas chercher à le détruire par épouvante.

L'endurer tel qu'il est. Aimer avec, comme on peut — non comme on veut — mais quel qu'il soit, tendre toujours au meilleur but."


"S'accepter soi-même, imparfait, tantôt saint à demi, tantôt à demi-coupable, avec les remous incessants d'ombre et de lumière qu'est une âme vivante."


"Peut-être mon angoisse religieuse est-elle la grâce amère qui me conserve la foi. Avec l'espèce de pensée que j'ai, si Dieu ne m'avait pas divisé l'âme, je me serais peut-être établie tranquillement dans le doute serein de mon père et de bien d'autres. Mais je souffre. Et c'est beaucoup ma façon de croire."


"Celui qui n'a besoin de rien, tout lui manque.

Misère de l'homme qui se suffit, de l'esprit comblé de lui-même.

Toute la valeur de l'homme est dans sa recherche, son appel, son désir."


"Les "idées" de la majorité d'entre nous ne sont pas affaires de pensée, mais de milieu, d'époque, d'intérêts conscients ou non.

Celui qui pense pour de bon, à lui tout seul, qui remet en question, par nécessité d'esprit, sa foi, sa morale, et toutes les sacrées opinions de ses contemporains, condisciples, compatriotes, co-religionnaires, le trouvera-t-on une fois par hasard parmi tant d'"intellectuels" qui parlent ou écrivent ?

Il y a beaucoup de gens très intelligents qui ne pensent pas.

Celui qui pense ?... Malheur à l'homme seul !"


"Oser penser, jouir de penser, parfois...

Bonheur de penser à plein esprit, de penser haut, large, libre, dans tous les sens, comme on respire à pleine poitrine, à pleine santé, non pas dans une chambre fermée mais au grand air et même quand le vent qui ne craint rien apporterait, mêlé au ciel, quelque miasme ou renverserait quelque vieille demeure."


"Qu'il est petit celui qui ne s'est jamais perdu en soi-même comme dans un désert sans route ;

Celui qui vient à une place et dit : je suis là, je ne suis pas ailleurs...

Mais celui qui traverse le monde et ne peut pas gagner son propre rivage,

Celui qui fait plusieurs fois naufrage en soi-même,

Celui qui ne sait pas son propre nom,

Celui que Dieu ébranle et ne laisse pas reposer comme la lune qui fait sans cesse osciller la mer,

Celui-là est l'homme...

Une grande misère."


"J'aurais dû écrire aussi mes folies, mes gaietés, ou n'écrire rien. Mais quand on est folle ou gaie, a-t-on besoin d'écrire ?"


"Puissé-je être en ma vieillesse si éloignée du monde et de ma propre vie, si détachée de ma demeure et de toutes choses miennes que je ne pèse pas plus qu'une feuille sèche à ceux qui devront me porter.

Sera-ce si difficile ? J'aurai toujours été — et de plus en plus — de ceux qui ne demandent rien, ne se défendent plus, se laissent tout prendre. Et c'était un défaut peut-être pour vivre. Mais pas pour mourir."


"Je ne me suis pas assez aimée. Toute ma lutte a été de me tordre, de m’élimer, de m’atténuer, de m’user et raboter tous les jours pour faire passer – difficilement – mon chameau et ses bosses par le trou de l’aiguille bourgeoise, paroissiale ou familiale."


"O Dieu ! défendez les Purs contre leur pureté !

A monter trop haut dans un air trop aigu, trop dur, le coeur parfois se brise et le sang gicle."


"L'abbé Mugnier m'a dit un jour :

Vous n'est en rien faite pour l'éclat et l'étalage officiels. A chacun sa voie, la mission de son âme. Votre royaume, c'est l'ombre. C'est de l'ombre et par l'ombre que vous régnerez."

Comments


PayPal ButtonPayPal Button
bottom of page