Quelques lettres de Louis Pergaud à l'oncle de Léon Deubel après la mort du poète
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"Il est une chose certaine : c'est que nous ne voulons pas laisser s'en aller ainsi de la Morgue à la table de dissection un poète que nous admirions et que nous aimions. Nous avons l'intention de lui faire des obsèques, pauvres sans doute, car nous sommes des pauvres, mais dignes."
Louis Pergaud, lettre à l'oncle de Léon Deubel, juin 1913
Léon Deubel / Louis Pergaud
Après le suicide de Léon Deubel en 1913, on sait que Louis Pergaud s'occupa de réunir ses vers pour constituer l'ultime volume du poète, Régner (dont la réédition est désormais disponible à la commande sur Anthologia), publié la même année. On a moins connaissance des circonstances qui entourèrent sa mort, et surtout de la façon dont Pergaud s'engagea pour défendre avec acharnement la mémoire du disparu, y compris auprès... de la famille de Deubel ! Organisation des obsèques, édification d'un monument funéraire, chasse aux médisances des journalistes en quête de clabauderies, publication d'une sélection de poèmes inédits dans diverses revues, Pergaud s'occupa de tout, et avec l'intransigeance et le sens de l'honneur qu'on lui connaît (voir également, à ce propos, nos articles autour de sa correspondance de guerre et d'avant-guerre). Les quelques lettres que nous exhumons aujourd'hui révèlent ces informations, et attestent du lien profond qui unit jadis les deux poètes... Où l'on aura d'ailleurs la précieuse occasion de lire quelques mots de l'oncle de Deubel, décidément "bourru", comme le qualifiait son neveu. Ces lettres font partie de la Correspondance 1901-1915 de Louis Pergaud, avec introduction et notes d'Eugène Chatot (Paris, Mercure de France, 1955.)
A M. Léon Deubel
Les Lilas, rue de Mulhouse, Belfort. [oncle de Léon Deubel]
Paris, samedi [juin 1913].
Si vous ne l'avez déjà appris d'une façon officielle, l'article ci-joint de l'Intransigeant vous fera connaître le deuil terrible qui nous frappe.
Notre malheureux ami, le poète Léon Deubel, a été retiré de la Marne où, selon toute vraisemblance, il s'est jeté.
A la suite de quel drame intérieur a-t-il pris cette suprême résolution ?
C'est ce que nous ignorons encore. Mais il est une chose certaine : c'est que nous ne voulons pas laisser s'en aller ainsi de la Morgue à la table de dissection un poète que nous admirions et que nous aimions. Nous avons l'intention de lui faire des obsèques, pauvres sans doute, car nous sommes des pauvres, mais dignes. — C'est à vous, comme membre de la famille, qu'il appartient en premier lieu de réclamer le cadavre. Je suppose, si vous le faites, qu'il n'est pas dans vos intentions de ramener le corps à Belfort. Si vous êtes décidé à le faire inhumer ici nous vous serions très obligés de bien vouloir vous entendre avec nous. Si vous ne réclamez rien, c'est nous, ses amis, qui nous chargerons de tout. Voici, jusqu'à ce jour, nos intentions : demander une concession temporaire (5 ans) renouvelable, dans un cimetière suburbain — les concessions dans les cimetières urbains au Père Lachaise et à Montparnasse ne se faisant que pour 30 ans ou à perpétuité et se trouvant d'un prix trop élevé pour nos ressources. Nous ferons ériger un monument très simple avec une inscription tout aussi simple en attendant qu'une souscription plus complète permette d'élever au poète un monument plus digne de son oeuvre.
D'après les renseignements que nous avons pu avoir, il n'a laissé à son domicile qu'une malle renfermant sans doute quelques livres et ses manuscrits qui seraient également publiés par nos soins, car il est dans nos intentions de donner un jour prochain une édition complète des oeuvres de notre ami.
J'attends, Monsieur, que vous vouliez bien me fixer sur vos intentions. Ce soir, sur mon initiative, un comité prendra toutes décisions convenables et recueillera les premières souscriptions. J'ai tout lieu de croire que c'est moi qui, en tant qu'ami et compatriote, serai désigné pour régler les préparatifs de cette triste cérémonie.
Je vous serai donc reconnaissant de me répondre le plus tôt possible.
Réponse de l'oncle de Deubel
Belfort, 16 juin 1913.
Je reçois, à l'instant, votre lettre recommandée et m'empresse d'y répondre.
J'ai appris, en effet, la mort peu glorieuse de mon neveu et je vous prie de croire que cette fin ne me récompense pas de tous les sacrifices faits pour lui. Les journaux racontent bien à leur aise que c'est la misère qui l'a poussé à cette mort si peu digne de son âge et de sa santé, car, je puis affirmer qu'en novembre dernier il venait chez moi pour toucher 3000 francs, héritage maternel qui lui revenait en plus de 12 000 francs touchés il y a quelques années.
Pendant son séjour passé en famille, il n'a jamais manifesté l'intention de se détruire, au contraire. Pour le prouver je vous envoie sa dernière lettre.
Je compte sur votre obligeante délicatesse pour me la renvoyer aussitôt après en avoir pris connaissance. Il me disait donc son intention d'aller s'installer en Belgique comme professeur de français, prétendant qu'à l'étranger il y avait de l'avenir dans cette situation, cela probablement en réponse à mes offres souvent répétées d'accepter une situation plus solide chez moi.
Vous me demandez mes intentions comme membre de la famille. Je ne suis que son oncle parmi d'autres oncles et tantes et il appartient à son père de donner ses dernières volontés : Louis Deubel, employé de gare en retraite à Couthures-sur-Garonne. Je joins un mandat poste de 100 francs pour ses obsèques et je vous remercie sincèrement ainsi que vos camarades, de vouloir bien vous charger de rendre le dernier devoir à un collègue qui a eu un regrettable moment de découragement...
Au même
Paris, le 17 juin 1913.
Je vous remercie très sincèrement de la lettre que vous me communiquez et que je vous retourne, ainsi que du mandat de cent francs que vous m'adressez pour les obsèques de mon malheureux ami. Je n'ai jamais ignoré ce que vous avez fait pour lui ; vous étiez, de sa famille, le seul dont il parlait avec émotion.
Sans doute, il n'y avait entre vous et lui que de la mésentente. Mais, il lui était impossible, avec le tempérament de cigale que je lui connaissais, de s'adapter au genre de vie que vous pouviez lui proposer, si avantageux qu'il fût.
Je prendrai soin, dans ce que je dirai de lui, de mettre au point ces choses et de couper court aux inventions plus ou moins intéressées de journalistes en mal de copie.
Quant à son suicide qu'il avait souvent envisagé avec une sérénité stoïque, il semble bien qu'il l'ait préparé d'avance ; sans doute, depuis que c'était chose décidée, il n'en parlait plus ; mais, comme l'an dernier, nous l'avions déjà empêché de mettre à exécution des projets qu'il semblait caresser avec une certaine joie amère, il a pris soin dans ces trois derniers mois de nous cacher à tous son adresse, sans doute pour ne pas avoir à vaincre nos sollicitations amicales.
A notre ami Chatot, qu'il revit la veille sans doute de sa mort, alors que tout était certainement décidé, il ne parla nullement de sa fin prochaine et fut, comme d'habitude, plein de douceur et de charme.
Il aura des funérailles très dignes et un monument. Son oeuvre sera éditée au Mercure de France : nous aurons suffisamment de souscriptions pour en couvrir les frais.
De l'hôtel qu'il quitta le 4 juin au matin, j'ai retiré sa malle et sa valise après avoir prévenu de la chose le Commissaire de police de mon quartier, mon ami Ernest Raynaud. Je les ai ouvertes. Il avait brûlé toutes ses lettres, tous ses manuscrits, tous ses papiers. Les quelques livres restant ne portaient plus aucune dédicace ; toutes avaient été arrachées. Rien ne laissait supposer qu'on se trouvait en présence d'une malle appartenant à un homme plutôt qu'à un autre. C'était l'anonymat ou presque.
Je me suis permis, Monsieur, de vous donner ces détails, parce que j'ai senti malgré tout que les liens n'étaient pas rompus entre vous et lui, que vous partagez notre douleur et je me souviens avec émotion d'un mot qu'il disait de vous et qui ne vous froissera pas, j'en suis sûr, car il est tout imbibé de tendresse : "Mon oncle c'est un bourru, un bourru bienfaisant."
P.S. — Nous attendons pour régler les obsèques que M. Deubel père ait fait connaître ses volontés.
Réponse de l'oncle de Deubel
Belfort, 18 juin 1913.
Monsieur Pergaud,
Votre empressement à me répondre et à me donner certains détails m'obligent à venir une fois de plus vous remercier très sincèrement de tout ce que vous avez décidé de faire pour votre malheureux ami. Des funérailles très dignes, un monument et l'édition de son oeuvre au Mercure de France. Grâce à vous tous, il sera donc couché sur quelques lauriers et couvert d'un peu de gloire.
Comment a-t-il pu, avec des amis tels que vous, dont le coeur égale le talent, manquer de confiance et et de courage et persister dans cette idée constante du suicide !
Oui, vous l'avez bien dit, je regrette sa mort, si triste et si jeune.
Je ne suis point étonné de son appellation de bourru, l'ayant sermonné quelque peu, bien des fois, surtout le jour où il me répondit :"qu'il n'avait pas fait des études pour porter des caisses de chicorée."
Qu'il repose donc bien en paix, et si un bienfait n'est jamais perdu, dit-on, que la réussite et la douce satisfaction retombent pleinement sur vous et vos amis qui ont si dignement relevé et lui et ses oeuvres...
Au même
Paris, le 20 juin 1913.
J'ai été extrêmement touché de votre lettre d'aujourd'hui. C'est demain à 2h. 1/2 que nous accompagnons au cimetière, notre ami. J'ai pris toutes précautions pour que la cérémonie fût simple et digne, sans manifestation tapageuse. Je tâcherai de vous envoyer le texte des quelques mots d'adieu que je dirai devant sa fosse.
Quelques énergumènes plus soucieux d'une réclame personnelle que de la véritable gloire du poète se sont déjà livrés à quelques petites manifestations que nous avons jugées regrettables. Pour en empêcher le retour et aussi pour que j'aie comme un droit officiel de leur répondre et au besoin de leur imposer silence, j'ai écrit aujourd'hui à M. Louis Deubel, à Couthures, pour le prier de m'autoriser officiellement à m'occuper de l'édition des oeuvres de mon vieux camarade.
J'ai recours encore une fois à vous, cher Monsieur, qui m'avez, dans cette triste affaire, donné tant de preuves d'une si belle délicatesse, pour écrire dans ce sens à Monsieur votre frère, et l'engager à me faire parvenir l'autorisation que je sollicite.
Je suis non moins ému des voeux que vous faites pour mon succès ; comme témoignage de remerciement je me permettrai, dès que je passerai chez mon éditeur, de vous offrir en souvenir de mon vieil ami, un exemplaire de l'un de mes ouvrages...
Au même
Paris, le 20 juin 1913.
J'ai reçu ce matin la lettre de M. Louis Deubel m'autorisant à m'occuper de la publication des oeuvres de notre cher disparu.
Je vous remercie de tout coeur de ce que vous avez bien voulu dire de moi à Monsieur votre frère et dont je suis profondément touché.
Les obsèques ont été très dignes et très belles. J'ai su qu'un des oncles et une des tantes de mon pauvre vieux camarade y assistaient. J'ai regretté de ne pas les connaître pour les remercier de s'être associés à nous, eux aussi, dans cette douloureuse épreuve. Il n'y a pas eu que je sache de note discordante dans les journaux.
Le prochain numéro du Mercure de France que je vous ferai envoyer, en même temps que le livre que je vous ai promis, contiendra de G. Duhamel une étude sur le poète et, de moi, une assez longue notice dans laquelle j'ai tenu à coeur de mettre au point le plus de choses possible.
Je suis en train de rassembler les poèmes épars dans diverses revues. C'est un travail assez long et assez délicat que j'espère terminer d'ici un mois.
Le livre Régner paraîtra vraisemblablement fin octobre. Inutile de vous dire que je vous le ferai envoyer sitôt qu'il sera paru. Nous comptons obtenir de la Ville de Paris une concession gratuite à perpétuité et, dès que ce sera chose faite, nous occuper du monument.
Je vous tiendrai d'ailleurs, le moment venu, au courant de tout.
En vous remerciant encore, cher Monsieur, de l'amabilité que vous avez mise à faciliter ma tâche, je vous prie d'agréer...