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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Les surprenantes Hantises d'Édouard Dujardin

Dernière mise à jour : 28 oct.


"Être conscient, voilà le supplice."

Édouard Dujardin, "La future démence"

Les Hantises (1886)




Le recueil de contes aux accents surnaturels et fantastiques d'Édouard Dujardin (1861-1949), Les Hantises, fut publié chez Léon Vanier un an avant son célèbre Les lauriers sont coupés (1887). Ce dernier est le "récit de six heures de la vie d’un jeune homme qui est amoureux d’une demoiselle, — six heures, pendant lesquelles rien, aucune aventure n’arrive […] la vie la plus banale possible analysée le plus complètement et le plus originalement possible", selon les mots qu'il adresse à ses parents le 13 juin 1886.

C'est dans ce court roman que l'on trouve le premier exemple de monologue intérieur, celui du narrateur Daniel Prince. Dujardin décrira ce processus d'écriture plus tard, dans un essai intitulé Le Monologue intérieur (1931) : "Le monologue intérieur est [...] le discours sans auditeur et non prononcé, par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l'inconscient, antérieurement à toute organisation logique...". Une sorte de "flux de conscience", qui permet au lecteur d'entrer directement dans les pensées du ou/et des personnages, bien avant Ulysse de James Joyce (1922) et Mrs Dalloway de Virginia Woolf (1925).

Dandy, grand amateur de théâtre, fou de Wagner (il fonde la Revue wagnérienne en 1885), côtoyant les actrices et mannequins de l'époque, Édouard Dujardin fréquente les mardis de Mallarmé rue de Rome à Paris en 1884, et dirige la Revue indépendante à partir de 1886, où il fait paraître alors Les lauriers, dans un premier temps sous forme de nouvelle, publiée en plusieurs livraisons.

Puis viennent Les Hantises. Treize contes, chacun dédié à un écrivain ou poète de l'époque : Huysmans, Villiers-de-l'Isle-Adam, Rachilde, Mallarmé... Mêlant esthétique fin-de-siècle et imaginaire décadent, les nouvelles sont hantées par le macabre, l'obsession esthétique, la quête de sens parmi les vanités du monde, l'interrogation métaphysique. Verlaine, qui qualifia Les Hantises de "livre vraiment émouvant et d'un style fièrement original", dans une lettre adressée à Dujardin le 6 juillet 1886, résume peut-être là tout le panache du recueil. Celui-ci a été réédité aux Editions du 26 octobre : une belle occasion de le découvrir, ou redécouvrir.



Portrait d'Édouard Dujardin par Félix Valloton

Le Livre des masques (vol. II, 1898), Remy de Gourmont



Extraits choisis du recueil Les Hantises :



Le Dharana

A Stéphane Mallarmé


"Et Alexis Pranne murmura ces mots :

- Ô pitoyables hommes, de vos ambitions ! chairs où la pensée étouffée râle ! vous, argents, puissances, amours : moi — demain — le verbe. Vous, riches ; vous, adorés ; vous, embrassés de femmes : j'abandonne mes richesses, je vis solitaire, je n'ai pas su la femme ; vierge à vos joies et vos désirs, oh ! vif de l'unique vision spirituelle, j'aurai — demain — devant moi — mon rêve fait réel : l'ésuscité fantôme."



Bourreau de soi

A Joris-Karl Huysmans


"La souffrance est aussi une joie, me disait un homme, tandis qu'accoudé à la table d'une brasserie, nonchalamment il jouait avec un grand bock vide. — Il y a une volupté dans la douleur ; sache, mon cher, qu'on aime dans la douleur."


"Toute émotion donne une jouissance, qu'elle soit douce ou qu'elle soit âpre, n'importe ! tout ce qui est émotion crée de la jouissance ; et j'étais en quête d'émotions."


"Oh ! les souffrances des jours désespérés !... toute ma jeunesse, j'ai vécu la vie trois fois intense de la douleur. J'étais jeune, j'étais poète, j'étais convaincu.

Tu le vois, mon ami, j'ai tant vécu, en cet âge, qu'aujourd'hui c'est fini ; je me suis, ma foi ! broyé le coeur, et usé le corps, et brûlé l'âme : maintenant, il ne me reste plus grand chose. Mais, le temps joyeux que c'était !...

— Aime la douleur, mon fils ! c'est la suprême jouissance."



Le Kabbaliste

A Houston Stewart Chamberlain


"Dans un autre monde je vis. J'ai appris comment ceci se peut : s'en aller de la terre, aborder une contrée nouvelle, y demeurer, marcher dans une région de rêve, habiter avec des fantômes, être l'hôte d'un royaume de fées, et loger en des palais d'or immatériel et de perles impondérables. J'ai beaucoup travaillé pour acquérir cette science, et je l'ai acquise : les voiles de la connaissance sont tombés ; j'ai su comment étaient d'autres mondes que le monde humain, et j'ai su par quelles oeuvres conquérir ces empires que les hommes ne voient pas."


"Tous les mondes ne sont, en effet, que représentations, apparences, illusions ; rien n'existe que l'Un absolu : les mondes sont des fantasmagories. Le monde des esprits n'est ni plus (sic) moins de la réalité que le monde humain ; il est une forme, une émanation ; comme les autres, c'est une ombre qui se meut : tous les mondes sont de la pensée. Quel que soit le monde que la pensée conçoive, vous y vivrez si votre âme s'y réfugie toute ; le monde des esprits est un monde chimérique et de rêve, que ma pensée a créé ; il existe dans ma pensée ; il existe donc, comme le monde humain, si mon âme s'y envole : je vous dis que pour y vivre, il suffit vouloir y vivre."


"Ne riez point du vieux kabbaliste... J'ai la conscience de mon erreur, ô hommes ! et je l'ai acceptée librement ; vous êtes inconscients de votre erreur. Hommes, votre vérité est mensonge ; votre monde n'est pas plus réel que le mien ; votre monde est un monde d'illusion ; vous vivez dans le mensonge ; nous, vous et moi, nous vivons de l'illusion, habitants de mondes imaginaires, illusions nous-mêmes, êtres sans existence, formes parmi l'infinité des formes (...)."



Un testament

A Odilon Redon


"Rien ne m'intéressait ; je n'aimais rien ; rien ne me plaisait : je ne désirais rien ; aucune occupation ne m'attirait, et le besoin ne me forçant pas à en prendre une, je n'en avais pas. Le plaisir ne m'était pas plus séduisant que le travail ; la lassitude était partout. J'avais ouï parler de gens qui s'étaient passionnés, les uns pour ceci, les autres pour cela ; je ne m'expliquais pas ces passionnés. A quoi bonne l'activité ? pourquoi fréquenter les hommes, quand on peut vivre seul ; pourquoi agir, quand le repos est permis ? ceci seul me parut bon, l'isolement et l'oisiveté : ignorer les autres et en être ignoré, ne pas agir, ne pas réfléchir, et tâcher à oublier que l'on existe. Ainsi, je méprisais ce que d'autres aiment, heureux seulement de sentir quand s'effaçait dans l'indolence de mon individualité. Et je me demandais — seule question que je me posasse, — pourquoi les autres hommes agissaient, et comment il se pouvait faire que quelqu'un s'intéressât à la vie."


"(...) le malheur est quand l'esprit, aux paresses accoutumé, gît, proie offerte à la chimère, et, pour lutter contre ces harcèlements, n'a pas été nourri au vert pâturage de la réalité."



Les Hantises, rééditées aux Editions du 26 octobre

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