"Les Grands yeux", par Jules Ricard (1890)
Dernière mise à jour : 16 oct.
"Je donnais toujours, toujours de ce féerique poison. Et, la nuit dans mon lit, lorsque la lumière était éteinte, je voyais sortir du noir les yeux sans nombre, cerclés du mince fil d'or ou d'émeraude, ces grands yeux qui semblaient venir jusqu'à moi, me toucher, ces yeux que j'avais tués, ces grands yeux qui m'aimaient..."
Franz von Stuck (1863-1928)
Weibliches Porträt (Portrait de femme)
Les Grands yeux
Jules Ricard, Histoires fin de siècle, 1890
Dans le silence oppressé de la salle des assises, le greffier terminait la lecture de l'acte d'accusation :
... "En conséquence, Antoine-Louis Teisset, âgé de vingt-quatre ans, garçon pharmacien, est accusé d'avoir commis le crime d'empoisonnement sur : 1° Laure Fagon, femme de son patron ; 2° Juliette Fagon, fille des époux Fagon, et 3° Zoé Chapelard, leur servante."
Après avoir jeté un coup d'oeil rapide sur ses notes, le président se tournant vers l'accusé prononça d'une voix froide :
- Teisset, levez-vous.
C'était un jeune homme de moyenne taille, aux formes grêles et resserrées. Sa tête extrêmement petite gardait une pâleur absolue, sans autre nuance que deux marques bistrées autour de ses yeux clairs, intelligents et doux. Il avait l'air modeste, les cheveux soigneusement peignés, les mains bien tenues, et semblait l'un de ces hommes auxquels il faut des tendresses, des indulgences, beaucoup de caresses autour de leur coeur.
A la voix du magistrat, il s'était levé. Un tic très léger tortillait sa lèvre supérieure de temps à autre et donnait par instant une expression pénible à cette tranquille physionomie.
- La triple accusation qui pèse sur vous, continuait le président, est basée sur les preuves les plus graves, les plus pertinentes. D'autre part, je reconnais dès à présent que vous vous présentez devant la justice avec un passé absolument honorable, que tous les témoins établissent votre parfaite moralité... Vous avez nié devant le juge d'instruction, nié contre l'évidence même... car on vous a vu à plusieurs reprises détourner d'assez fortes doses de belladone dans la pharmacie du sieur Fagon où vous étiez employé — or, la femme, la fille et la servante de votre patron sont mortes après les phases plus ou moins longues d'accidents identiques, et l'autopsie a révélé que l'agent de ces empoisonnements était la belladone... Persistez-vous à nier ?
Sur la lèvre de l'accusé le tic nerveux s'accéléra ; son regard se ternit tout à coup. Il sembla regarder quelque chose de lointain, de très lointain, par delà le mur de la lugubre salle. Sa respiration s'accourcit et devint perceptible. Enfin, il dit avec une voix de rêve :
- C'est vrai. C'est moi.
Une rumeur de surprise courut dans la foule. Puis le silence se refit brusque : comment ce garçon sympathique et doux allait-il expliquer ce forfait montrueux, obscur — comment allait-il se défendre ?
L'étonnement perçait dans le ton avec lequel le président lui demanda :
- Alors vous reconnaissez avoir empoisonné ces trois personnes ?
Et Teisset répondit seulement, après un court arrêt :
- Oui.
- Mais quelle haine aviez-vous contre ces femmes ?
- Je ne les haïssais pas.
- Quel intérêt ?
- Un intérêt ?... je n'en avais aucun.
- Mais enfin, vous avez eu une raison, un mobile ?
Et, son regard de plus en plus lointain semblant se pâmer dans le ravissement d'une vision, le jeune homme prononça — en laissant tomber chaque syllabe très lentement :
- C'était... à cause des yeux... des grands yeux...
- Vous dites ?
Teisset continuait dans une sorte de monologue, d'une voix détimbrée, un peu rauque, qui s'entendait mal :
- Elles sont mortes toutes les trois... oui... Et bien d'autres aussi... Combien ? Je ne sais pas... Vous pensez que je suis un assassin... vous ne pouvez pas comprendre... vous ne pouvez pas comprendre... Mais moi qui ai vu !... La première, ç'a été madame Fagon... J'étais tout jeune encore, il y a de cela quatre ans... Depuis dix mois j'étais placé là comme garçon de magasin, je faisais les courses, les paquets... A mon entrée dans la maison, le patron m'avait montré l'armoire aux poisons. Il m'avait bien défendu d'y toucher... Et cependant comme la clef était toujours sur la porte, cela m'amusait beaucoup quand je restais seul dans la boutique d'ouvrir cette armoire... Je restais devant à regarder les noms en lettres d'or sur les étiquettes noires... Je songeais qu'il y avait là de quoi faire mourir tant de gens. C'est drôle l'effet que ça me faisait de penser à cela... Cela me donnait du coeur à vivre quand j'étais triste... et j'étais souvent triste, mon caractère est comme ça, et puis ma mère m'a beaucoup battu quand j'étais tout petit... Cependant on était très bon à la pharmacie pour moi, mais voyez-vous : quand on en a trop enduré à un certain âge, on est moulu pour le reste de la vie. Je travaillais de mon mieux, j'apprenais vite les choses, j'étais soigneux... Jamais on ne me voyait au café ni dans tous ces endroits où mes camarades allaient le dimanche... Ils disaient que j'étais un sournois... Ce n'était pourtant pas ma faute si rien ne me plaisait !... Je n'avais pas encore vu les yeux !
Il eut un redressement brusque de tout son être et reprit ;
- Je me souviens qu'un lundi... je n'ai jamais oublié ce jour-là, c'était un lundi, le premier lundi de mai... mon patron me dit : "Ma femme est malade, ce sont des palpitations de coeur." Et il alla ouvrir l'armoire, l'armoire aux poisons, pesa avec soin, compta des gouttes. Puis il monta dans sa chambre, au-dessus. J'entendais son pas. J'étais triste de savoir la patronne malade... elle était très bonne pour moi, si douce surtout. Elle n'était pas très jolie... Non, il me semble qu'avant elle avait un regard vague, terne... mais, je ne sais plus très bien... J'étais beaucoup mieux traité là qu'à la maison ; mais, tout de même, je n'étais pas heureux ; il me manquait quelque chose, je n'aurais pas pu dire quoi... Une heure plus tard, le patron qui était redescendu, me dit : "Va voir comment elle est." J'entrai dans la chambre sur la pointe du pied. La petite Juliette était là ; à voix très basse, je lui demandais comment allait madame. Elle paraissait dormir, la patronne, cependant elle m'entendit bien, allez. Elle se retourna sur son lit, elle était couchée du côté du mur, en me disant : "Je vais mieux..." Et elle me regarda... Ah ! ces yeux !!... C'est de là, voyez-vous, qu'est venu tout le mal que j'ai fait... et, cependant, je n'aurais pas voulu lui faire de mal. Elle était si douce... comme j'aurais voulu que fût ma mère... Mais, dans ce moment-là, quand elle me regarda, je vis des choses dans ses yeux, dans ses yeux devenus si grands, si larges !... Il me semblait n'avoir jamais vécu jusque-là... C'était comme si une grande lumière s'était faite dans la chambre... dans ma poitrine aussi. Je n'oublierai jamais comment ils étaient, ces yeux... noirs, noirs, une seule tâche, mais énorme et tellement brillante, avec un cercle mince comme un fil qui semblait remuer autour d'un cercle vert, d'un vert aigu... J'avais toujours cru qu'elle avait des yeux gris...
Et il s'arrêta un instant, chancelant comme un somnambule accablé sous un reflux magnétique.
- ... Ah ! ces yeux !... Quand je suis redescendu au magasin, j'étais comme fou. Je ne pouvais parler, et cependant j'aurais tant voulu savoir... Ce n'est que bien des instants après, des heures peut-être, que je pus dire au patron : "Madame devait avoir la fièvre... elle avait le regard si brillant." Il se prit à rire, le patron, et il me répondit : "C'est l'effet de la belladone que je lui ai donnée." Il n'attachait pas de l'importance à ce qu'il me disait ainsi. Mais moi, j'étais content de savoir... Le lendemain, je vis M. Fagon prendre encore le flacon dans l'armoire. Je ne manquai pas de retourner dans la chambre de madame... Je revis ces yeux si doux, si larges, qui me faisaient éprouver une joie inexplicable, un bien-être dans tout le corps et dans tout le coeur... Tellement que vers le soir je reviens encore prendre des nouvelles. Et elle me remercia de l'intérêt que je lui témoignais. Elle ne se doutait pas que c'était pour moi que je venais, pour moi qui me réchauffais à la lueur de ces yeux grandis, énormes. Au bout de quelques jours, elle se rétablit et je redevins tout triste, plus triste encore... Quelque chose me manquait. Bientôt je compris ce dont j'avais besoin... il fallait que je puisse les voir, ces yeux, au-delà de la nature... Ah ! je vous jure que j'ai lutté, bien longtemps. Je savais où était le flacon... que de fois l'ai-je sorti, puis rentré sans oser le déboucher ! Un jour... je sentais que j'allais mourir si je ne revoyais plus ça... j'ai volé de la belladone... Oh ! très peu d'abord... j'en ai mis dans la tasse de lait de madame... quelle ivresse cela a été pour moi !... Et depuis ce moment, je n'ai plus pu m'empêcher, j'ai été endiablé... Et toujours j'en mettais plus, car il me semblait qu'ils devenaient moins brillants, moins pénétrants, ces grands yeux qui me ravissaient... Quand elle est morte je ne pouvais pas croire que ce fût de ma faute... Et cependant, tout au fond de moi, je sentais bien que je l'avais tuée... Mais il me fallait... Et alors ç'a a été le tour de la petite Juliette, de Zoé la bonne. On m'a vu prendre la belladone : c'est vrai, j'en mettais dans leurs aliments, dans leur vin... Je leur étais bien attaché cependant... mais c'était plus fort que moi. Oh ! j'avais un tel besoin de les regarder, ces yeux de femme, larges, immenses, où il me semblait voir des pensées que je ne comprenais pas mais qui m'enivraient comme si j'avais bu quelque chose de brûlant et de très fort... Puis un jour, une jeune fille est venue me demander un médicament, elle était jolie, elle avait des yeux couleur de giroflée... Je sentis que l'idée de ces yeux devenant comme les autres me rendrait heureux, si heureux ! et dans son médicament je mis de la belladone... A partir de ce moment-là, je n'ai plus eu besoin de les voir réellement, ces regards merveilleux ; je demandais seulement aux personnes qui venaient faire exécuter une ordonnance dans combien de temps elles devaient prendre le remède... je les regardais s'en aller avec une joie étrange, et, à l'heure où certainement leurs yeux devenaient tels que ceux que j'avais vus, j'entrais dans une extase divine... Oh ! divine ! Je donnais toujours, toujours de ce féerique poison. Et, la nuit dans mon lit, lorsque la lumière était éteinte, je voyais sortir du noir les yeux sans nombre, cerclés du mince fil d'or ou d'émeraude, ces grands yeux qui semblaient venir jusqu'à moi, me toucher, ces yeux que j'avais tués, ces grands yeux qui m'aimaient... Voilà la vérité. Je la dis maintenant, car je sens que je ne pourrai plus les voir... Je ne veux pas vous faire perdre votre temps... A quoi bon défendre ma vie... envoyez-moi tout de suite à l'échafaud. Là-bas, je les reverrai peut-être les chers yeux, les sublimes yeux... les grands yeux !
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A lire aussi :
- "Les pâles d'amour" de Camille Mauclair (Les Passionnés, 1911)
- "Le regard dans l'infini" de Camille Mauclair (Les Clefs d'Or, 1897)