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"Les facultés du journalisme", par Honoré de Balzac


Honoré Daumier - "Abonnés recevant leur journal..."



Extrait de :

Léon Gozlan

Balzac chez lui


Michel Lévy Frères, 1863




"Au dessert, — y avait-il un dessert ? — Au café, probablement, il se mit en disposition de m’apprendre enfin dans quel but nous nous trouvions réunis à Saint-Cloud, à une heure encore assez matinale.


« Vous n’ignorez pas, me dit-il, que, vers les premières années de la Restauration, quelques hommes de lettres, d’une valeur que je ne discuterai pas ici, se détachèrent un jour de la fameuse société buvante et chantante du Caveau, et se reformèrent sournoisement dans des conditions plus ambitieuses, sous la dénomination de la Compagnie de la Fourchette. On sait aujourd’hui l’esprit et les résultats de cette association. Chacun des membres jurait, s’il entrait jamais à l’Académie française, d’employer tous ses efforts pour y faire entrer un confrère, à ne faire un choix académique que dans la Compagnie de la fourchette. Au bout d’un certain nombre d’années, il devait arriver que tous finiraient par être de l’Académie, ce qui arriva. Le Caveau entra en masse.


« Je ne pense pas, poursuivit Balzac, à recommencer la même tactique ; on ne recommence rien dans ce monde avec les mêmes chances de succès. D’ailleurs, l’Académie ne m’émeut guère le cœur : on croit le contraire, on a tort. Si j’y arrive, tant mieux !… sinon… mais je continue. »


Il continua ainsi :


« Je n’aime pas le journalisme ; je dirai même que je l’exècre ; c’est une force aveugle, sourde, méchante, insoumise, sans moralité, sans tradition, sans but ; il est comme les bouchers ; il tue la nuit, pour manger le matin avec ce qu’il a tué. Mais, enfin, inclinons-nous, c’est une force ; c’est la force du siècle. Cette force mène à tout, conduit à tous les points de la circonférence ; c’est la seule aujourd’hui qui ait la puissance considérable de renverser, et par conséquent la puissance de remplacer ce qu’elle met par terre. Voyez ce que peuvent les Débats, le Constitutionnel, la Presse, et même le Siècle dans des proportions différentes ! Je défie le gouvernement de nommer un ministre, un receveur général ou particulier, un amiral ou un garde champêtre, sans se préoccuper peu ou prou de l’impression que produiront sur la peau de la presse ces diverses nominations.


« La royauté lui est subordonnée. Thiers règne et Bertin gouverne : quand ce n’est pas Bertin qui règne et Thiers qui gouverne, c’est Émile de Girardin, en attendant que ce soit Louis Perrée. Qu’est-ce donc que cela, si ce n’est le règne du journalisme ?


« Mais, continua de Balzac, j’ai l’air de vous apprendre, à vous, mon ami, qui avez été, qui êtes et qui serez probablement toujours un peu journaliste, les facultés formidables, inouïes, du journalisme.


— Je vous écoute toujours.


— Je continue donc : Ce fait d’expansion et de violence n’étant nié par personne, d’ailleurs, nous crevant les yeux à tous tant que nous sommes, voici ce que je veux : je veux que nous disposions à notre gré, à notre profit, — entendez-vous bien ? — de cette machine terrible pour placer nous et nos amis à tous les sommets productifs de l’art, de la science, de l’administration, de la politique. Je veux que, lorsque nous désignerons, parmi nous, un bibliothécaire, il soit nommé ; un député, il soit nommé ; un académicien, il soit nommé ; un professeur, il soit nommé.


— Mais…


— Ne m’interrompez pas ! Que faut-il pour cela ? avoir dans chaque journal, quelle que soit son opinion, un membre de notre société, un membre qui nous appuiera, nous défendra, qui fera prévaloir, partout et toujours, notre candidat. Et quand le gouvernement verra que ce candidat est soutenu par les lances de la Presse, comme par les hallebardes de la Quotidienne, par le fusil à rouet du journal des Débats, comme par le mousquet du Siècle, il faudra bien qu’il accepte notre choix ou le subisse. C’est ainsi que se gouverne le monde, croyez-le bien ; il fait semblant d’aller volontairement comme le cheval sous le cavalier ; mais il obéit au frein, à l’éperon, à la cravache et aux genoux. Avez-vous, — voyons maintenant, — quelques objections à faire à ce colosse de Rhodes de projet ?


— J’en ai quinze cent mille et une, répondis-je.


— Dites-moi la dernière, repartit de Balzac, j’aurai probablement à vous faire grâce des quinze cent mille autres.


— Où prendrez-vous, dis-je, ces journalistes sur la fraternité et le dévouement desquels vous pourrez compter ?


— Leur intérêt me répondra de leur dévouement.


— Je connais les journalistes mieux que vous : ils sont plus indolents encore qu’ambitieux ; n’ayant rien à demander pour eux, ils ne se remueront guère quand il s’agira de solliciter pour les autres ; et votre société, dont je ne connais pas encore le nom, s’en ira en pure eau claire quand vous y poserez le pied pour vous élever.


— Vous vous trompez, ah ! voilà où vous vous trompez magnifiquement, s’écria Balzac, croyant avoir terrassé ma plus vivace objection ; ce ne sont rien que des ambitieux déguisés, vos journalistes ! Celui qui écrit le Fait-Paris veut faire du feuilleton ; celui qui écrit le feuilleton veut traiter le grand article politique, et celui qui écrit l’article politique veut devenir maître des requêtes, député, conseiller d’État, préfet et le reste.


— Sans doute, il y a un peu de vrai dans ce que vous dites là, mais le fond inerte que j’accuse reste le même. Le vrai journaliste n’est que journaliste ; il vit et meurt journaliste ; tenez-le pour certain.


— Je le tiens si peu pour certain, que j’exécuterai mon projet d’association, avec vous ou sans vous, et que j’en pose la première pierre dès ce moment. Décidez, en êtes-vous, n’en êtes-vous pas ?


— Dînera-t-on dans votre société ? dis-je à Balzac, que je voyais profondément contrarié de s’être ouvert à quelqu’un si peu disposé à le suivre.


— Comment ! si l’on dînera ! mais une fois par semaine. On ne se rencontrera même qu’à l’occasion de ces dîners hebdomadaires, afin de ne promener aucun ombrage sur le front si délicat de nos concierges respectifs, trop étonnés peut-être de voir, à certains jours donnés, tant de gens à mine suspecte passer et repasser devant eux. Si l’on dînera !! » Étendant ensuite ses bras sur moi, Balzac dit sacramentellement :


« Je vous reçois premier membre de notre société à venir. »


« Ceci dit, allons, tout en nous promenant au bord de la Seine, ajouta-t-il, songer au choix de journalistes qu’il nous faut faire pour former notre société. »


Nous quittâmes la table.


En traversant la salle du restaurant, nous exprimâmes à notre cher hôte tous nos regrets de nous y être pris trop tard pour goûter de son sphinx, et nous nous dirigeâmes du côté de la Seine.


Quelques minutes après, commençait entre de Balzac et moi un dialogue singulier, mais aux singularités duquel j’aurais dû franchement m’attendre si je m’étais un peu plus souvenu que les plus grands peintres du cœur humain, les plus fins analystes de nos faiblesses et de nos ridicules, sont les premiers souvent à passer de la situation de peintre à celle de modèle.


Ainsi, je vis l’instant où de Balzac, forcé de faire un choix parmi les journalistes de l’époque pour arriver à la formation de sa liste de premiers membres fondateurs de sa société, car il fallait bien en venir là, n’en désignerait pas un seul, tant il les haïssait tous d’une haine aveugle, et n’établissait guère de différence entre le meilleur et le pire d’entre eux. À mesure que je lui en nommais un, de Balzac, au lieu de chercher le plus possible un motif de l’admettre, trouvait, inventait vingt motifs pour le rejeter dans l’abîme. Les choses se passèrent à peu près ainsi que nous allons les dire :


« A. vous convient-il ?


— C’est un hypocrite ! Quand nous nous rencontrons, il me serre la main, et, avec la sienne, il a écrit trois abominables articles sur la Physiologie du mariage. Ne me parlez pas de ce tartufe-là !


— Laissons ce tartufe-là. Que pensez-vous de B. ?


— Pis que pendre ! C’est un courtisan ; il dîne tous les jeudis chez B. !!


— Du moment où B. dîne tous les jeudis chez B…, c’est autre chose… Accepterez-vous C. ?


— Non ! ne me demandez pas pourquoi.


— Je ne vous demanderai pas pourquoi. Accepterez-vous davantage D. ?


— Pas davantage !


— E. vous va-t-il ?


— C’est un drôle ! il a osé dire qu’une vieille dame de mes amies, chez laquelle je vais passer quelquefois les mois d’automne à la campagne, m’a fourni les sujets de mes derniers romans. Infâme drôle !


— Savez-vous que notre liste ne se remplit pas beaucoup jusqu’ici ?


— Combien y a-t-il déjà de noms ?


— Il n’y en a déjà aucun. »


Balzac pouffa de rire.


« Combien il est difficile, vous le voyez, de saisir un juste aux cheveux parmi cette spécialité malsaine, dit-il ; trions toujours !


(...)"


* * *

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