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Leopardi et le Royaume des Oiseaux (par Pietro Citati)





Extrait de :

Pietro Citati : Leopardi



"Leopardi savait beaucoup de choses à propos d’Amélius, « philosophe solitaire ». Il avait lu et traduit la Vie de Plotin de Porphyre ; et là, il apprit que Gentilianus Amelius était étrusque ; qu’il avait vécu vingt-quatre ans auprès de Plotin à Rome ; qu’il avait été son premier disciple et assistant ; que le maître l’appelait Amerius, car Amerius signifiait « indivisible » ; qu’il aimait les sacrifices et faisait le tour des sanctuaires ; et qu’il écrivait de façon originale, mais redondante et artificielle. Dans l’Éloge des oiseaux, écrit entre octobre et novembre 1824, aucune de ces informations n’apparaît, alors que Leopardi aimait ce monde de sages autour de Plotin. Dans les premières lignes de la Petite Œuvre, il se contente de décrire la silhouette d’un philosophe classique, solitaire et contemplatif, qui, un matin de printemps, lit un livre à l’ombre d’une de ses maisons de campagne. Il entend le chant des oiseaux ; il écoute, pense, interrompt sa lecture parce que, pour parler, il faut abandonner toute lecture. Enfin il commence à écrire la plus joyeuse des Petites Œuvres morales.


Amélius n’était pas Leopardi. Ou alors, il était Leopardi jeune, qui venait de composer le Dialogue d’un Italien sur la poésie romantique. Le 8 juillet 1820, ce dernier avait écrit dans le Zibaldone  :


« Observez encore un subtil enseignement de la nature. Elle a voulu que les oiseaux fussent de par leur nature les chantres de la terre, et comme elle a disposé les fleurs pour les délices de l’odorat, elle a conçu de même les oiseaux pour les délices de l’ouïe. Or, pour que leurs voix soient bien entendues, qu’a-t-elle fait ? Elle a fait d’eux des êtres ailés, de façon que leurs chants, venant d’en haut, se répandent bien plus largement. »


Dans l’Éloge des oiseaux, Amélius pense, de la même manière, que la nature s’y est prise avec une « louable » ou du moins « remarquable prévoyance », quand elle a disposé les oiseaux dans le ciel, de façon que leur voix se répande alentour dans un plus vaste espace, atteignant un plus grand nombre d’auditeurs. Selon Amélius, la nature ne s’était pas contentée de cela. Elle avait fait en sorte que les voix sonores et joyeuses résonnent dans l’air libre, comme si elles voulaient applaudir publiquement la vie universelle, et exalter la félicité des choses.


Au cours de l’automne 1824, quand Leopardi écrivit l’Éloge des oiseaux, le monde pour lui avait changé par rapport à juillet 1820. Une part de lui-même, du moins, croyait que l’univers était dominé par un perpétuel et monstrueux circuit de production et de destruction, qui entraînait avec lui toutes les créatures, aussi bien les hommes que les oiseaux, sans se soucier d’aucun d’eux, et encore moins de leur bonheur. Comment pouvait-il croire qu’une main attentive et aimante s’occupait de choses infimes comme le chant des oiseaux, leur disposition dans le ciel, la diffusion de leurs voix dans l’air libre ? Ou de choses fausses, comme le bonheur universel ?


Alors, Leopardi se serait moqué de ses propos juvéniles dans le Zibaldone et de ceux d’Amélius, qui exprimaient un providentialisme ingénu dont, désormais, il était fort éloigné. C’étaient là propos de sottisier. Cinquante ans plus tard, Flaubert consigna dans son sottisier, rassemblé à la fin de Bouvard et Pécuchet, des phrases des Harmonies de la nature de Bernardin de Saint-Pierre qui étaient semblables aux propos d’Amélius, ou les avaient même inspirés. « Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur est donné afin que nous puissions les attraper plus aisément. » Ou bien : « Le melon a été divisé en tranches par la nature, afin d’être mangé en famille. » En 1824, pour Leopardi, la nature ne se préoccupe de rien : ni du chant des oiseaux et de son effet sur les humains, ni des puces sur les divans, ni du melon que nous mangeons, en bavardant avec nos enfants et nos cousins.


Selon toute probabilité, Leopardi ne se contentait pas de plaisanter. S’il avait revêtu, pour quelques lignes, son visage juvénile, en l’attribuant à Amélius, c’était parce qu’il avançait une hypothèse, comme il le fit si souvent au cours de sa vie. Tout lui donnait à penser que les lois de l’univers étaient celles que la Nature avait établies dans le Dialogue de l’Islandais : des lois d’airain, cruelles, inexorables. Mais pouvait-il en être certain ? Pouvait-il être sûr que dans les ténèbres du destin, une petite lueur ne brillait pas ? Dans l’horreur du monde et dans le mal qui imprègne les choses qui sont, il y avait une exception : le royaume des oiseaux. Là, il y avait bonheur, joie, rire, vol, légèreté, rapidité, vie, regard : son devoir d’écrivain était d’explorer aussi cette exception, de la raconter et de la ramener à la lumière. Personne n’avait édicté qu’il devait être, par décret divin, pessimiste et matérialiste. Personne ne pouvait étouffer en lui la force irrésistible du rire et de la légèreté.


Sono gli ucelli naturalmente le più liete creature del mondo (« Les oiseaux sont, naturellement, les plus joyeuses créatures du monde »), commence l’Éloge d’Amélius : un incipit admirable, l’un des plus beaux et élégamment rhétoriques que j’aie jamais lus, avec la construction qui fait porter le poids de la phrase sur l’adverbe. Les oiseaux sont joyeux naturellement, c’est-à-dire par une loi de nature, et donc leur loi propre : comme les feuilles de l’Imitation, la feuille de hêtre, la feuille de rose, la feuille de laurier vont naturellement où va « toute autre chose » (v. 10-11). C’est une explosion de gaieté, qui exprime la joie qui peut-être se cache au cœur de la nature. Cette joie n’est pas le désir de bonheur des hommes, qui se déplace d’instant en instant, et engendre notre infélicité ; mais elle coïncide avec le présent, avec chaque minute de présent, suivie d’une autre minute de présent — également pleine, riche, débordante de vie. Elle n’est jamais cachée, comme celle des autres animaux : elle se montre, apparaît, se manifeste, s’exalte dans le ciel et sur la terre, parce que les oiseaux sont les seigneurs du royaume de l’apparence. Quand ils chantent, ils semblent applaudir à la vie universelle, ils incitent les autres à l’allégresse, témoignent de la félicité des choses ; et donc, ils répandent plaisir et réconfort et rendent joyeuse la nature, où la végétation devient plus riante, les vallées plus fertiles, les eaux plus pures et scintillantes, le pays plus beau.


Quand ils sont joyeux, les oiseaux chantent ; plus la joie les emplit, plus ils s’abandonnent avec ardeur, ferveur et amusement aux jeux de la voix. Ils chantent dans les jours sereins. Ils se taisent dans la tempête ; et dès l’orage fini, ils reviennent au grand air et folâtrent les uns avec les autres. Comme les hommes, ils sont joyeux le matin : soit parce que le jour nouveau est source de joie, soit parce qu’ils sont reposés par le sommeil. Ce chant est une sorte de rire, qui parcourt et anime l’univers, association chère à Leopardi et qui révèle la nature profonde tant du chant que du rire — le chant rit, le rire chante. Amélius-Leopardi connaît intimement les oiseaux : il vit en eux, et peut donc ajouter qu’ils ont une très riche imagination, non point « profonde, fervente et tempétueuse » comme celle de Dante ou du Tasse, mais « riche, variée, légère, instable et enfantine », « source de pensées amènes et joyeuses, de douces erreurs, de charmes et de réconforts divers ». Elle ressemble à celle des enfants, qui se distraient au milieu d’une conversation, d’un travail ou de toute autre occupation, se détachant d’un objet pour s’attacher à un autre, toujours ailleurs, toujours perdus dans leur imagination. Ou elle rappelle des poètes comme Ovide et l’Arioste : badins, légers, vagabonds, inconstants dans leurs amours et leurs humeurs, incapables de passions fortes et durables, faciles à consoler même dans les malheurs les plus graves.


En même temps qu’ils chantent, les oiseaux vont de place en place. Alors que les autres animaux aiment rester tranquilles et inactifs, eux passent de pays en pays, s’élèvent dans la partie la plus haute du ciel puis redescendent vers la terre. Ils ne restent jamais immobiles. Ils vont et viennent, continuellement, sans aucune nécessité : voler les amuse. Parfois, après avoir volé sur des centaines de milles, ils reviennent, le soir, à l’endroit d’où ils sont partis ; et même quand ils s’arrêtent, ils se tournent sans cesse de-ci, de-là, remuent, se baissent, se redressent, s’agitent avec une extraordinaire rapidité. Ils ne savent pas ce qu’est le repos. Ils n’éprouvent jamais d’ennui, à la différence des autres animaux. Leur royaume est celui de la vive agilité et c’est pourquoi ils plaisent tant aux êtres humains. Quand ils volent, ils voient d’en haut des spectacles immenses et infiniment variés, de grands espaces de terre, des pays et des pays, des fleuves scintillants. Et, en cela, ils sont pareils aux grands poètes, qui eux aussi voient les idées et les choses d’en haut. Aussi possèdent-ils, bien plus que les autres animaux, la qualité de la vie : vie extérieure et intérieure, qui est parfois, pour Leopardi, la valeur suprême de l’existence. Alors que plus les hommes ont de vie, et plus ils sont malheureux, plus les oiseaux, eux, ont de vie, et plus ils jouissent d’un bonheur presque extatique. Jamais Leopardi n’avait écrit une prose aussi riche de mouvement, de vibrations, de scintillements, de pétillements, que dans cet Éloge que l’élève de Plotin écrit silencieusement un jour du IIIe siècle.


Sans le savoir, les oiseaux ont une fonction cosmique. La nature, qui a survécu dans les temps modernes, les aime naturellement ; et eux aiment la nature. Ils aiment la nature et la rendent joyeuse. Ils ont avec les hommes un rapport intime : ce qui nous paraît gracieux l’est également pour eux ; ils apprécient particulièrement l’espace civilisé ou artificiel, comme les champs cultivés, les arbres et les plantes bien soignés et ordonnés, les fleuves que des digues emprisonnent. En ces lieux, leur voix est plus douce et suave, leur chant plus modulé, alors qu’ils fuient les territoires où le sol est resté rude et sauvage. En chantant, ils rient, comme les hommes qui ont dans le cœur quelque chose de l’oiseau, même si ce quelque chose est presque toujours dissimulé ; ainsi, les oiseaux représentent l’idéal, l’utopie des hommes. L’oiseau est ce que l’homme pourrait être, s’il était heureux. Les oiseaux vivent en un point de rencontre, à mi-chemin entre la nature et l’homme ; ils rendent la nature humaine ou anthropomorphe, et l’homme naturel ; et ils maintiennent uni l’entrelacs mystérieux et compliqué du monde. Sans eux, peut-être l’univers volerait-il en éclats.


Ces cris de joie sonores et solennels, ces applaudissements à la vie universelle, ces témoignages de la félicité des choses qui nous parviennent à travers le chant-rire des oiseaux, sont faux, ajoute Leopardi dans une incise. Il n’y a dans l’univers ni gaieté, ni joie, ni bonheur. Lorsqu’ils chantent, rient, volent, bougent, se déplacent, imaginent, regardent et vibrent de joie, les oiseaux nous trompent. Rien, dans l’univers, n’est comme eux. Nous ne sommes même pas sûrs qu’ils soient si heureux, puisque la nature est « un perpétuel circuit de production et de destruction » auquel ils obéissent eux aussi. Mais cette tromperie est l’une des nombreuses tromperies bénéfiques de la nature, tout au moins de la plus ancienne nature léopardienne, laquelle cherche, par le mensonge, à nous rendre la vie plus supportable. L’idée du bonheur est toujours un leurre. Toutes les illusions, les illusions merveilleuses et colorées, sont des leurres ; et pourtant, elles constituent la partie essentielle de notre existence, sans laquelle il ne nous resterait qu’à mourir. La seule chose importante est que quelque chose, qui peut-être porte le nom de « nature », continue à nous créer des illusions ; et qu’en nous vibre encore le souvenir de ce rire d’oiseaux, enchanteur, qui était autrefois notre voix.


Brusquement, au milieu d’une phrase, comme s’il n’avait pas conscience de changer de sujet, Amélius change de caractère. Ce n’est plus le discret philosophe néoplatonicien, ou un poète en prose, qui exalte le chant, le rire, la rapidité, le bonheur des oiseaux. Il se fait essayiste, change de style, consulte le Zibaldone. Et il écrit — l’on est presque à mi-journée — l’un des plus beaux essais sur le rire moderne, qui a quelque chose d’Hoffmann et de Baudelaire. Il serait absurde de le lui reprocher, car le changement de ton, de figures et d’accent est au cœur de l’art littéraire des Petites Œuvres morales. Jusque-là, Amélius avait exalté le rire des oiseaux, qui provient de la joie du cœur. Le rire moderne est à l’opposé : il ne naît pas de la joie ; ou quelquefois seulement, dans certains cas très rares, il y résonne encore un écho lointain du rire des oiseaux. Le rire moderne est un paradoxe : peut-être le paradoxe central de la civilisation actuelle. Quelques années auparavant, dans une lettre à Giordani du 18 juin 1821, Leopardi avait écrit que son « rire à propos des hommes » ne naissait pas de la souffrance, mais de l’indifférence, un don étrange — l’« ultime refuge des malheureux » qui ont perdu la force de vaincre la nécessité et renoncé à l’espérance de la mort.


Amélius corrige profondément Leopardi. Il ne parle nullement d’indifférence. L’homme, dit-il, est la plus misérable et la plus tourmentée de toutes les créatures. Beaucoup d’hommes connaissent des accidents très douloureux, ou la pire tristesse de l’âme : ils n’ont pas d’amour pour la vie ; ils sont certains de la vanité de tous les biens humains, et incapables de joie ou d’espérance. Mais ils ont complètement perdu la faculté de pleurer. Ils ne versent jamais de larmes, bien qu’ils soient affligés des pires malheurs. Ils rient : d’un rire tantôt désespéré, tantôt stupide et vide, tantôt méchant, ou indifférent. Comme ce retournement semble presque incompréhensible, Amélius hasarde une hypothèse : « Le rire est une espèce de folie passagère, ou d’égarement et de délire » ; ou « une indolore aliénation d’esprit ».


Amélius continue d’enquêter : il parle des hommes sauvages, sérieux et mélancoliques, soutient que le rire est venu au monde après les pleurs, cite des vers célèbres de la quatrième Églogue de Virgile, parle de l’ivresse et enfin avance une nouvelle hypothèse. Le rire des oiseaux est marqué par une merveilleuse continuité : il ne cesse jamais ; le rire succède au rire, le chant au chant. Le rire moderne est une fracture : « oubli de soi-même », « intermission » ou interruption de la vie. Nous ne supportons pas la continuité, parce que c’est là l’horreur à l’état pur ; si en revanche nous nous oublions nous-mêmes, et notre vie, et nos maux, nous pouvons en retirer quelque bénéfice. La civilisation aussi en retire un avantage, car le rire tient le rôle assumé en d’autres temps par la vertu, la justice et l’honneur, et retient les hommes de mal agir. Ainsi la folie, le délire et l’oubli en viennent à assumer, comme seul Leopardi pouvait le penser, une fonction sociale.


Amélius continue à vagabonder, comme s’il n’était pas un philosophe néoplatonicien mais un élève de Sterne, et abandonne le temps présent. Il parle à nouveau de ses oiseaux bien-aimés, et des cris de joie, du mouvement, du regard d’en haut, de l’imagination enfantine, et de la vie que ces créatures enferment en elles comme le plus précieux des trésors. Les dernières lignes de son texte, tandis que peut-être descend le soir, sont admirables par leur élégance, leur grâce, leur galanterie. Enfin, il rappelle un poème d’Anacréon.


« Anacréon souhaitait pouvoir se transformer en miroir pour être continuellement regardé par celle qu’il aimait, ou en tunique pour la vêtir, en onguent pour oindre sa peau, en eau pour la laver, en bandelette dont elle ceindrait sa gorge, en perle qu’elle porterait à son cou, ou encore en sandale, pour que du moins elle pût le presser du pied ; je voudrais semblablement être changé quelque temps en oiseau, pour éprouver ce contentement et cette allégresse de leur vie. »


Peut-être Leopardi n’avait-il pas besoin d’être transformé en oiseau : dans la part la plus profonde de lui-même, il demeura toujours un oiseau, qui chantait et riait, se réjouissant « des riantes verdures, des vallées fertiles, des eaux pures et scintillantes, de la beauté du pays »."



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