"Le Bois", par Émile Zola
Dernière mise à jour : 4 avr.
Aux Champs
Le Capitaine Burle, G. Charpentier, 1883
Le bois
I
Le bois I Je me souviens des grandes courses que nous faisions, Paul et moi, il y a vingt ans, au bois de Verrières. Paul était peintre. Moi, j’étais alors employé dans une librairie, très pauvre, parfaitement inconnu. Je rimais des vers, à cette époque, de mauvais vers qui dorment au fond d’un tiroir le bon sommeil du néant. Dès le lundi, je rêvais le dimanche, avec la passion d’un garçon de vingt ans élevé au grand air, et que sa vie enfermée d’employé désespérait.
Autrefois, dans les environs d’Aix, nous avions battu les routes, couru le pays pendant des lieues, couché à la belle étoile. À Paris, nous ne pouvions renouveler ces longues marches, car il fallait songer à l’heure inexorable du bureau, qui revenait si vite. Nous partions donc par le premier train du dimanche, pour être de grand matin hors des fortifications.
II
C’était une affaire. Paul emportait tout un attirail de peintre. Moi, j’avais simplement un livre dans la poche. Le train côtoyait la Bièvre, cette rivière puante, qui roule les eaux rousses des tanneries voisines. On traversait la plaine désolée de Montrouge, où se dressent les carcasses des grands treuils, nus sur l’horizon. Puis, Bicêtre apparaissait au flanc d’un coteau, en face, derrière des peupliers. La tête à la portière, nous respirions largement les premières odeurs d’herbe. C’était pour nous l’oubli de tout, l’oubli de Paris, l’entrée dans le paradis rêvé pendant les six jours de la semaine.
Nous descendions à la station de Fontenay-aux-Roses. On trouve là une magnifique allée d’arbres. Puis, nous coupions à travers champs, ayant découvert un sentier, au bord d’un ruisseau. C’était exquis. À droite, à gauche, il y avait des champs de fleurs, des champs d’héliotropes et de roses surtout. Le pays est peuplé de jardiniers qui font pousser des fleurs, comme les paysans font ailleurs pousser le blé. On marche dans un parfum pénétrant, tandis que des femmes moissonnent les roses, les giroflées, les œillets, que des voitures emportent à Paris.
Vers huit heures, cependant, nous arrivions chez la mère Sens. Je crois que la bonne femme est morte aujourd’hui. La mère Sens tenait un cabaret, entre Fontenay-aux-Roses et Robinson. Toute une légende courait sur l’établissement. Une bande de peintres réalistes, vers 1845, l’avait mis à la mode. Courbet y régna un moment ; on prétendait même que la grande enseigne de la porte, un écroulement de viandes, de volailles et de légumes, était en partie due à son pinceau.
En tout cas, c’était un aimable cabaret, qui alignait ses bosquets sous des arbres superbes, des bosquets d’une fraîcheur délicieuse, où l’on buvait du petit vin aigre dans des pots de terre, et où l’on mangeait des gibelottes de lapin renommées. Nous faisions là notre premier repas, au frisson un peu froid des ombrages, sur un bout de table noirci par la pluie, sans nappe. À cette heure matinale, nous étions seuls, parmi les servantes affairées, tuant les lapins et plumant les poulets pour le soir. Ah ! que les œufs frais étaient bons, dans ce réveil des beaux dimanches printaniers !
Quand nous repartions, il commençait à faire chaud. Nous nous hâtions, laissant Robinson sur notre droite. Il nous fallait traverser d’immenses champs de fraises, avant d’arriver à Aulnay. Après les roses, les fraises. C’est la culture du pays, avec les violettes. On y vend les fraises à la livre, dans de vieilles balances vert-de-grisées. Le dimanche soir, on voit des familles qui viennent avec des saladiers, et qui s’installent au bord d’un champ, pour s’y donner une indigestion de fraises.
Vers neuf heures, nous arrivions à Aulnay, un hameau, quelques maisons groupées le long d’un chemin. Là, s’ouvre la célèbre Vallée aux Loups, que le séjour de Chateaubriand a illustrée. Le chemin tourne, on entre dans un véritable désert. Ce chemin a dû éventrer une carrière de sable ; à droite, à gauche, des pentes s’élèvent, tandis qu’on enfonce dans un sol jaune, d’une finesse de poussière. Mais bientôt la gorge s’élargit, des rochers se dressent, au milieu de futaies, qui descendent en gradins. C’est à cet endroit, au fond de l’étroite vallée, que se trouve l’ancienne propriété de Chateaubriand ; l’habitation a d’étranges allures romantiques ; des fenêtres à ogives, des tourelles gothiques, semblent avoir été plaquées sur une maison bourgeoise.
Pourtant, la route monte encore et devient de plus en plus sauvage ; des fondrières se creusent, des pins tordus poussent entre les rochers ; par les jours brûlants de juillet, on pourrait se croire dans un coin perdu de la Provence. Enfin, on débouche sur le plateau ; et, brusquement, un vaste horizon se déroule ; pendant que, au ras du ciel bleu, on a devant soi la ligne sombre du bois de Verrières. Alors, si l’on suit le bord du plateau pour se rendre au bois, on aperçoit à ses pieds toute la vallée de la Bièvre, puis une succession sans fin de coteaux qui moutonnent, de plus en plus violâtres et éteints, jusqu’au fond de l’horizon. L’œil distingue des villages, des rangées de peupliers, des points blancs qui sont des façades claires de maisons, des champs cultivés, très divisés, étalant une veste d’arlequin bariolée de toutes les nuances du vert et du jaune. Nulle part, je n’ai eu une impression plus large de l’étendue.
III
Dans les premiers temps, bien que le bois de Verrières ne soit pas très vaste, nous nous y perdions facilement. Je me souviens qu’un jour, nous étant avisés de couper par les taillis, pour arriver plus vite, nous nous trouvâmes noyés au milieu d’un tel flot de feuillages, que, pendant deux heures, nous tournâmes sur nous-mêmes, sans pouvoir nous dégager. Paul voulut monter sur un chêne, comme le petit Poucet, afin de reconnaître notre chemin ; mais il s’écorcha les jambes et ne vit que les cimes des arbres rouler sous le vent et se perdre au loin.
Je ne connais pas de bois plus charmant. Les longues avenues sont semées d’une herbe fine qui est comme un velours de soie sous les pieds. Elles aboutissent à de vastes ronds-points, à des salles de verdure, au-dessus desquelles des arbres de haute futaie, pareils à des colonnes, soutiennent des dômes de feuilles. On y marche dans un recueillement, ainsi que dans la nef d’une église.
Mais je préférais encore les petits sentiers, les allées étroites, qui s’enfonçaient au beau milieu des fourrés. Au bout, on apercevait le jour lointain, une tache de clarté ronde. D’autres faisaient des coudes, serpentaient dans un jour verdâtre, à l’infini. Et il y avait encore des coins adorables, des clairières avec de grands bouleaux élancés, d’une élégance blonde, avec de grands chênes majestueux, dont le défilé mettait un cortège royal le long des pelouses ; il y avait encore des talus où fleurissaient des nappes de fraisiers et de petites violettes pâles, des trous imprévus où l’on avait de l’herbe jusqu’au menton, des pentes plantées d’une débandade d’arbres qui semblaient descendre dans la plaine, comme l’avant-garde d’une armée de géants.
Parmi ces retraites, une entre autres nous avait séduits. Un matin, en battant le bois, nous étions tombés sur une mare, loin de tout chemin. C’était une mare pleine de joncs, aux eaux moussues, que nous avions appelée la « mare verte », ignorant son vrai nom ; on m’a dit depuis qu’on la nomme « la mare à Chalot ». Rarement, j’ai vu un coin plus retiré. Au-dessus de la mare, des arbres épanouissaient des jets, des bouquets, des nappes de verdure ; il y avait des verts tendres d’une légèreté de dentelle, des verts presque noirs, massés puissamment ; un saule laissait tomber ses branches, un tremble semblait mettre au fond une pluie de cendre grise.
Et tous ces feuillages, qui se perdaient en fusées, qui étageaient leurs rondeurs, qui enguirlandaient des bouts de draperies traînantes, se reflétaient dans le miroir d’acier de la mare, creusaient là un autre ciel, où leurs images pures se répétaient exactement. Pas une mouche volante ne ridait la surface de l’eau. Un calme profond, une paix souveraine endormait ce trou clair. On songeait au bain de la Diane antique, trempant ses pieds de neige dans les sources ignorées des bois. Un charme mystérieux pleuvait des grands arbres, tandis qu’une volupté discrète, les amours silencieuses des forêts, montaient de cette eau morte, où passaient de larges moires d’argent.
La mare verte avait fini par devenir le but de toutes nos promenades. Nous avions pour elle un caprice de poète et de peintre. Nous l’aimions d’amour, passant nos journées du dimanche sur l’herbe fine qui l’entourait. Paul en avait commencé une étude, l’eau au premier plan, avec de grandes herbes flottantes, et les arbres s’enfonçant comme les coulisses d’un théâtre, drapant dans un recul de chapelle les rideaux de leurs branches.
Moi, je m’étendais sur le dos, un livre à mon côté ; mais je ne lisais guère, je regardais le ciel à travers les feuilles, des trous bleus qui disparaissaient dans un remous, lorsque le vent soufflait. Les rayons minces du soleil traversaient les ombrages comme des balles d’or, et jetaient sur les gazons des palets lumineux, dont les taches rondes voyageaient avec lenteur. Je restais là des heures sans ennui, échangeant une rare parole avec mon compagnon, fermant parfois les paupières et rêvant alors, dans la clarté confuse et rose qui me baignait.
Nous campions là, nous déjeunions, nous dînions, et le crépuscule seul nous chassait. Nous attendions que le soleil oblique allumât la forêt d’un incendie. Au sommet des arbres, une flamme brûlait, et la mare, qui reflétait cette flamme, devenait sanglante, dans l’ombre dont le flot épaissi noyait déjà la terre. Cette ombre était complètement tombée, que le miroir d’acier gardait une lueur ; on eût dit qu’il avait une lumière propre, qu’il flambait au fond des ténèbres comme un diamant ; et nous restions un instant encore devant cet éclat mystérieux, cette blancheur de déesse se baignant à la lune.
Mais il fallait regagner la gare, nous traversions le bois qui s’endormait. Une vapeur bleuissait les taillis ; au loin, les troncs noirs des arbres, sur le ciel de pourpre, prolongeaient des colonnades ; sous les allées, il faisait nuit déjà, une nuit qui montait lentement des buissons et qui mangeait peu à peu les grands chênes. Heure solennelle du soir, frissonnante des dernières voix de la forêt, long bercement des futaies hautes, assoupissement des herbes pâmées.
IV
Quand nous sortions du bois, c’était comme un réveil. Il faisait grand jour encore sur le plateau. Nous nous retournions une dernière fois, vaguement inquiets de cette masse de ténèbres que nous laissions derrière nous. La vaste plaine, à nos pieds, s’étendait sous un air bleuâtre, qui se fonçait dans les creux et tournait au lilas. Un dernier rayon de soleil frappait un coteau lointain, pareil à un champ d’épis mûrs. Un bout argenté de la Bièvre luisait comme un galon, entre les peupliers. Cependant, nous dépassions, à droite, la Vallée aux Loups ; nous suivions le bord du plateau, jusqu’à la route de Robinson, qui dévale le long de la côte ; et, dès que nous descendions, nous entendions la musique des chevaux de bois et les grands rires des gens qui dînaient dans les arbres.
Je me rappelle certains soirs. Nous traversions Robinson, par curiosité pour toute cette joie bruyante. Des lumières s’allumaient dans les châtaigniers, tandis qu’un bruit de fourchettes venait d’en haut ; on levait la tête, on cherchait le nid colossal où l’on trinquait si fort. L’explosion sèche des carabines coupait par moments les valses interminables des orgues de Barbarie. D’autres dîneurs, dans des bosquets, au ras de la route, riaient au nez des passants. Parfois, nous nous arrêtions, nous attendions là le dernier train.
Et quel retour adorable, dans la nuit claire ! Dès qu’on s’éloignait de Robinson, tout ce vacarme s’éteignait. Les couples, qui regagnaient le chemin de fer, marchaient avec lenteur. Sous les arbres, on ne voyait que les robes blanches, des mousselines légères flottant ainsi que des vapeurs envolées des herbes. L’air avait une douceur embaumée. Des rires passaient comme des frissons ; et, dans ce calme, les bruits portaient très loin, on entendait, sur les autres routes, en haut de la côte, des voix alanguies de femmes qui chantaient quelque chanson, un refrain dont la bêtise prenait un charme infini, bercée ainsi par l’air du soir.
De grands vols de hannetons donnaient aux arbres un bourdonnement. Quand il faisait chaud, ces lourdes bêtes ronflaient jusqu’à la nuit aux oreilles des promeneurs ; les filles avaient de petits cris, des jupes fuyantes passaient rapidement avec un bruit de drapeau ; pendant que, là bas, sans doute dans le cabaret de la mère Sens, un sonneur de cor jetait une fanfare, qui arrivait, mélancolique et perdue, comme du fond d’un bois légendaire. La nuit devenait noire, les rires se mouraient, et l’on n’apercevait plus, dans les ténèbres, que le quinquet éclatant de la station de Fontenay-aux-Roses.
À la gare, on s’écrasait. C’était une petite gare, avec une salle d’attente très étroite. Les jours où un orage éclatait, les promeneurs éreintés étouffaient là-dedans. Les beaux soirs, on restait dehors. Toutes les femmes emportaient des brassées de fleurs. Et les rires recommençaient, fouettés par l’impatience. Puis, dès qu’on s’était entassé dans les wagons, les voyageurs souvent, d’un bout à l’autre du train, entonnaient le même refrain imbécile, concert formidable qui dominait le bruit des roues et le ronflement de la locomotive. Les fleurs débordaient des portières, les femmes agitaient leurs bras nus, se renversaient au cou de leurs amoureux. C’était la jeunesse ivre de printemps qui rentrait dans Paris.
V
Ah ! mes beaux dimanches de la banlieue, lorsque j’avais vingt ans ! Ils sont restés un de mes plus chers souvenirs. Depuis, j’ai connu d’autres bonheurs, mais rien ne vaut d’être jeune et de se sentir lâché pour un jour dans la liberté des grands bois."