"Le Vieil arbre", par Maurice Maeterlinck
"Où vont les arbres morts ? Savons-nous où nous allons ?"
Julius Eduard Mařák, Le Vieux chêne, c. 1893
Le Vieil arbre
Maurice Maeterlinck, L'Autre Monde ou Le cadran stellaire (1942)
Je pense aux arbres que j'ai connus. J'en ai connu beaucoup, ayant le plus souvent vécu à la campagne. Je les revois comme si j'étais encore sous leur ombrage. Je me rappelle leurs noms, leurs visages et leurs caractères. Le souvenir d'un bel arbre, amical et fidèle (ils le sont tous), peut avoir notre vie et notre destinée, autant d'influence que le souvenir d'une femme ou d'un homme.
Je les ai toujours aimés et j'ai toujours eu pitié d'eux. Ils sont les grands sacrifiés, les plus innocentes victimes des injustices de la nature. Éternels prisonniers, enchaînés par leurs racines, impuissants résignés, ils ne peuvent fuir la tempête et n'attendent que des malheurs. L'hiver, nus et décharnés, attaqués par la neige et la glace, ils grelottent dans les ténèbres. Seuls les oiseaux les fréquentent, les habitent, les réveillent, leur parlent du ciel et leur apprennent à sourire...
Ils sont tous condamnés au supplice de la mort immobile, de la mort qui s'avance et qu'on ne peut éviter. Il est vrai que les petites plantes meurent aussi de cette mort : mais du moins leurs souffrances ne se prolongent-elles pas durant des années. Elles cessent de vivre dès qu'elles ont fleuri, au lieu que leurs grands frères attendant pendant des siècles, l'heure de la délivrance.
Je fus l'ami d'un vieux chêne qui vivait paisiblement dans un petit bois que je possédais à Médan, aux environs de Paris, et que les Allemands ont brûlé.
Cet arbre majestueux, qui me rappelait le chêne de La Fontaine, avait beaucoup souffert. Il se dressait sur une sorte de falaise qui dominait la route de Poissy à Rouen. L'humus n'y était pas profond et les racines avaient fait des miracles pour trouver quelque nourriture dans le roc. Elles semblaient à bout de force et de courage. Un soir d'orage, la foudre l'avait frappé au cœur. Il mourait lentement mais dignement de faim. M'intéressant à sa santé, j'allais le voir deux ou trois fois par semaine. Il ne me disait rien, mais je sentais que je lui faisais plaisir. Chaque printemps, à grand effort, il reverdissait quelques rameaux, qu'il n'avait pas de quoi nourrir jusqu'à l'automne ; et dès la fin d'août, il rentrait dans le profond sommeil de l'hiver.
J'eus pitié de son agonie qui se prolongeait sans espoir, le creusait, le pourrissait et le faisait visiblement souffrir. Je donnai l'ordre de l'abattre. Je n'eus pas le coeur d'assister au sacrifice. En tombant, une de ses lourdes branches tua un bûcheron. On me dit que l'arbre ne l'avait pas fait exprès. Le bûcheron était ivre.
On tronçonna l'énorme tronc. Les anneaux concentriques marquèrent trois cent cinquante ans. A la largeur des cercles on distinguait assez facilement les années de sécheresse, de souffrance et de misère, des années de pluie et de prospérité. Comme dans les vies humaines, les années de souffrance et de misère étaient plus nombreuses que les autres.
Que fit-on de ses restes ? Je n'ai pas voulu l'apprendre. Où vont les arbres morts ? Savons-nous où nous allons ?