"Le temps du collège", par J.K. Huysmans
Dernière mise à jour : 3 mai 2023
Joris-Karl Huysmans (1848-1907)
Extrait de :
J.K. Huysmans
En Ménage
(1881)
"Dire qu’il s’est trouvé des gens pour prétendre qu’on regrettait plus tard le temps du collège ! Ah non ! par exemple. Si malheureux que je puisse être, je préférerais crever que de recommencer cette vie de caserne, subir la tyrannie des poings plus gros que les miens, la rancune ignoble des pions !
— Les pions ! tiens, parlons-en de ceux-là ! Apitoyons-nous un peu sur leur sort. Leur vie est dure ? Soit. C’est une existence atroce que de surveiller et de faire éclore les vices d’un tas de polissons, de se lever et se coucher avec eux, à des heures stupides ? eh bien, après ? A part un ou deux qui attendent, dans ce dépôt, des jours meilleurs, je n’ai connu que des absinthiers, des gens travaillés par ces maladies qui se traitent spécialement devant les cours d’assises ! A propos, te rappelles-tu Bourdat, dit « il faut que je sors » — c’est comme cela qu’il parlait sa langue celui-là ! — te le rappelles-tu avec son costume de misère, traîné dans tous les caboulots et les débits de prunes, son chapeau galeux et pelé, sa moustache limoneuse, son menton fleuri de boutons de vin, ses yeux qui suaient des luxures sales ? Il embrassait ceux qui n’avaient pas de barbe, raflait nos sous, confisquait notre tabac pour le fumer, vendait les livres qu’il nous empruntait, se soûlait comme un fifre et nous obligeait à payer deux francs pour une levée de consigne. Celui-là était un des plus remarquables échantillons…
— C’était le meilleur de tous, jeta Cyprien. Lorsqu’on n’avait pas d’argent pour racheter sa privation de sortie, il vous accordait un crédit de deux jours. Gouape au fond de l’âme, je ne dis pas, mais une gouape bonhomme. C’est le seul, ma foi, pour lequel j’ai gardé un peu d’estime !
Et ils alternaient, l’un l’autre, à mesure que les souvenirs leur revenaient. C’était maintenant la nourriture toujours la même à des jours fixés : le gigot au suif et les haricots à l’eau tiède du lundi ; le veau et le plâtreux fromage blanc de tous les mardis, les carottes à la sauce rousse, l’oseille du jeudi qui rendait malade, le macaroni sans parmesan et sans gruyère, la purée des pois mal concassés, les pommes de terre sautées dans de la graisse noire ; puis, ils songeaient à l’abominable souffrance des soirs d’étude, l’hiver, où l’on s’endormait brisé par la chaleur lourde du poêle et des gaz, réveillé en sursaut par le pion, par un camarade qui vous cognait le coude ; ils songeaient à l’attente anxieuse de l’heure où l’on ferme ses dictionnaires, où l’on se met, au son d’une cloche, en rang dans la neige, où l’on peut enfin s’étendre sur un lit de glace, dans un dortoir ouvert, par raison d’hygiène, du matin au soir, et ils se rappelaient, tous les deux, le frottement du déshabillage, les chaussettes gardée pour avoir moins froid, l’étendue du caban et de la tunique sur la couchette. On s’endormait, et, le lendemain, à cinq heures et demie, un domestique vous
arrachait au lit chaud, avec l’horrible vacarme d’une brosse qu’il tapait entre les rayons du casier aux chaussures.
L’été, c’était peut-être plus épouvantable encore. Tous les quinze jours, le samedi, on se lavait les pieds, dans le réfectoire ; mais, d’aucuns en repuaient le soir même et une odeur fade, une douceur sûre à faire vomir, s’envolait de certaines couches, flottait dans la pièce entière.
Et ça se prolongeait ainsi, pendant des mois, pendant des années ; on quittait une classe pour entrer dans une autre ; on étudiait sur des livres neufs ; on devait admirer les lourdes balivernes d’Horace, le fatras stupéfiant d’Homère, réciter du Racine et du Virgile, du Cicéron et du Boileau, passer en revue tout le solennel ennui des époques classiques, copier des 100 et des 1,000 vers, n’apprendre, au demeurant, rien qui fût utile ; et, les semaines se suivaient, les unes après les autres, apportant la même pâture mal assaisonnée, la même eau rougie ou la même eau pure ; les jours s’écoulaient, également tristes, entre la désolation du lundi matin où l’on se réveillait, consterné par la perspective d’une semaine à vivre et l’espérance qui vous prenait, le jeudi, d’atteindre enfin le dimanche.
Les seules lueurs qui brillaient, dans cette nuit sans fin d’embêtements, se montraient, vers le mois de Juillet, à l’approche des grandes vacances, alors que la discipline se relâchant un peu, on collait, au plafond, avec une boulette de papier mâché, la figure des pions découpée dans des morceaux de papier et de carton peint.
Et l’aspect même du pensionnat où ils avaient vécu ensemble leur apparaissait : les deux préaux, celui des petits et celui des grands, séparés par une grille de bois, les quatre latrines, surmontées d’une horloge, la fontaine où l’on se donnait tant de coliques, à force d’y puiser de l’eau, les trois acacias dont on mangeait les fleurs, le hangar de la grande cour, avec une chapelle dessus et une cabane à porcs en dessous, les classes entourant la petite cour, les dortoirs s’élevant jusqu’aux toits, avec leurs grandes fenêtres voilées de rideaux blancs, la cuisine dans les sous-sols, avec deux lucarnes grillagées, à ras de terre, le parloir où l’on apprenait le violon et le piano, et, en face des dortoirs, encore deux étages de classe avec un escalier suspendu pour y grimper.
Des nausées venaient à André qui se reportait à son ancienne étude, avec ses gradins, ses mauvais pupitres de bois noir, tailladés, creusés d’initiales à coups de couteau, percés de trous de pitons pour les cadenas et il revoyait nettement, la pièce, les bancs, les rayons courant autour pour ranger les Alexandre et les Quicherat, les deux becs à gaz dont les verres claquaient quand on crachait dessus ; il se souvenait des interminables disputes, des jalousies féroces pour conquérir une place, en haut de la salle, près du poêle et loin du pion, des vilenies qui se commettaient afin d’obtenir un pupitre moins endommagé, plus facile à clore ; mais une figure dominait, comme dans une apothéose de dégoûtation, la cour, la salle, les maîtres, la figure du marchand de soupe, beuglant d’une voix énorme, giflant à tour de bras, laissant le chaton de sa bague imprimé en rouge sur les joues. Il le revoyait avec son ventre prodigieux, sa tête de veau, ses bras d’hercule, il se rappelait ses viles finasseries, ses grossiers mensonges, l’exhibition qu’il faisait d’un livre contenant des portraits d’hommes, chimériquement ravagés par la syphilis. Tiens, tu vois, l’ami, disait-il, tu deviendras comme cela si tu continues à t’amuser avec tes petits camarades ; et, il vous gravait l’infecte image dans la tête, à coups répétés de calottes.
Et Cyprien et André aidaient leur mémoire, l’un l’autre. Ils se remémoraient les caresses disputées des lapins, les cigarettes fumées dans les lieux, la religion imposée à coups de pensums, les envies douloureuses des orphelins qu’aucun ami, aucun correspondant ne venait chercher, les supplices des infirmes, raillés par toute une classe, bousculés, battus, sans pouvoir se défendre, les malheurs des bâtards dont on injuriait les mères, l’infamie du pion qui fermait les yeux parce que les assaillants étaient ses favoris et ses choux-choux.
Et d’autres, d’autres souvenirs se réveillaient encore : les peurs terribles, les fuites au cri répété de « vesse, vesse v’là le pion ! » le charivari, dans les rues, lorsqu’on se dirigeait vers le collège, la mère « Ça Pue », une marchande près de Saint-Sulpice, qui se dressait, hurlante, quand on mollardait dans ses poires cuites ou sur ses volailles, « Pichi », un marchand de curiosités de la rue de Grenelle que ce surnom rendait comme fou, et les plaisanteries sinistres : les papiers roulés, pliés en deux, durs, lancés, au moyen d’un élastique, dans le bas-ventre des chevaux qui s’élançaient, menaçaient de briser leurs voitures, d’écraser les passants et tout, tout, les appréhensions terribles lorsqu’on partait pour le lycée sans savoir ses leçons, l’infernale pluie des retenues et des consignes, les gronderies de la famille, les emportements du marchand de soupe ! — Quelle ordure que tous ces pensionnats ! finit par dire André, et Cyprien était bien de son opinion, il en crachait de mépris sur le sable.
— Et pourtant, reprit-il, après un silence — avouons que nous avons eu de bons moments dans ce jardin. Les jours où nous étions bouche-trous au concours, nous mangions sur ce banc la tranche de pâté traditionnelle et nous vidions la topette de vin nichée dans le filet. En avons-nous fumé des cigarettes trop mouillées, derrière ces arbres ! — Et il désignait, au loin, des massifs tachés de rouge et de jaune par des fleurs, des taillis ouverts par un coup de vent, laissant voir par les éclaircies tremblantes de leurs feuilles des étoiles de ciel bleu — et il ajouta, comme conclusion : le Luxembourg est bien encore le seul pan de terre ratissé auquel je m’intéresse !"