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Le Spectacle de Magie ("Le Maître et Marguerite", M. Boulgakov)





Mikhaïl Boulgakov


LE MAÎTRE ET MARGUERITE



Chap. 12


"Au moment où la petite lampe rouge qui annonçait le début de l’entracte se mettait à clignoter au-dessus de la tête du directeur financier, un appariteur entra et annonça que l’artiste étranger était arrivé. Le directeur financier, sans savoir pourquoi, frissonna, et, l’air plus lugubre qu’une nuée d’orage, il se rendit dans les coulisses pour accueillir l’artiste, puisqu’il n’y avait plus personne pour le faire.


Dans le couloir où stridulait déjà la sonnerie d’appel, une petite foule de curieux s’était rassemblée, sous divers prétextes, pour regarder dans la grande loge d’acteur. Il y avait là des illusionnistes en robes éclatantes et turbans, un patineur en blouson de tricot blanc, un diseur d’histoires au visage blême de poudre et un maquilleur. La nouvelle célébrité avait étonné tout le monde par son frac d’une longueur inhabituelle et d’une coupe admirable, et par le loup noir qui masquait son visage. Mais plus étonnants encore étaient les deux compagnons du magicien noir : un grand type à carreaux avec un lorgnon fêlé et un chat noir, gros et gras, qui était entré dans la loge sur ses pattes de derrière et s’était assis avec une parfaite aisance sur un canapé, clignant des yeux à la lumière des lampes nues de la table de maquillage.


(...)


Une minute plus tard, dans la salle, les globes s’éteignaient, une lueur rougeâtre jaillissait de la rampe pour inonder le bas du rideau, celui-ci s’entrouvrait un instant sur la scène brillamment éclairée, et le public vit paraître un homme rondelet, gai comme un pinson, dont l’habit était fripé et le linge d’une fraîcheur douteuse. Tout Moscou le connaissait : c’était le fameux présentateur Georges Bengalski.


– Eh bien, citoyens ! dit Bengalski en arborant un sourire enfantin. Vous allez assister maintenant... (Bengalski s’interrompit brusquement, et, changeant de ton, reprit :) À ce que je vois, l’assistance est encore plus nombreuse pour la troisième partie. Vraiment, ce soir, la moitié de la ville est ici ! Ça me rappelle un ami que j’ai rencontré ces jours-ci. Je lui dis : « Pourquoi ne viens-tu jamais nous voir ? Hier soir, je t’assure, nous avions la moitié de la ville ! » Et il me répond : « Mais moi, j’habite dans l’autre moitié ! »


Bengalski fit une pause pour laisser éclater le rire général, mais, comme personne ne rit, il continua :


... Eh bien, vous allez assister à un numéro présenté par M. Woland, l’illustre artiste étranger : une séance de magie noire ! Oui, oui, vous savez aussi bien que moi (et Bengalski ponctua ses paroles d’un sourire entendu) que la magie noire n’a jamais existé et que tout cela est pure superstition. Mais le maestro Woland possède au plus haut degré la technique de l’illusionnisme, ce que vous pourrez constater vous-mêmes au cours de la partie la plus passionnante de son numéro, c’est-à-dire lorsqu’il révélera les secrets mêmes de sa technique ! Alors, tous ensemble ! Pour sa technique prodigieuse, et pour la révélation de ses secrets, nous réclamons : monsieur Woland ! monsieur Woland !


En achevant de débiter ce galimatias, Bengalski joignit les mains et les agita d’un air engageant vers la fente du rideau, à la suite de quoi les deux pans de celui-ci s’écartèrent lentement avec un léger bourdonnement.


L’entrée du magicien, suivi de son interminable assistant et du chat solidement planté sur ses pattes de derrière, plut énormément au public.


– Un fauteuil, ordonna Woland d’une voix égale.


À la seconde même, sans que l’on pût savoir d’où il venait, un fauteuil apparut sur la scène, et le magicien s’y assit.


– Dis-moi, ami Fagot, s’enquit Woland auprès du bouffon à carreaux, qui portait donc apparemment, outre « Koroviev », un autre nom, dis-moi, d’après toi, la population moscovite n’a-t-elle pas changé considérablement ? Le magicien regarda le public muet de saisissement à la vue de ce fauteuil qui était apparu dans les airs.


– Considérablement, messire, répondit doucement Fagot-Koroviev.


– Tu as raison. Ces citadins ont beaucoup changé... extérieurement, je veux dire... comme la ville elle-même, d’ailleurs...Les costumes, inutile d’en parler, mais on peut voir maintenant ces... comment donc, tramways, automobiles...


– Autobus, suggéra respectueusement Fagot.


Le public écoutait attentivement cette conversation, croyant qu’elle servait de prélude à des tours de magie. Les coulisses étaient bondées d’artistes, de techniciens et d’employés du théâtre, entre les figures desquels apparaissait le visage pâle et tendu de Rimski.


Bengalski, qui s’était réfugié sur le côté de la scène, avait l’air quelque peu interdit. Il leva légèrement le sourcil et, profitant d’une pause, déclara :


– L’artiste étranger exprime son admiration enthousiaste pour Moscou, pour ses progrès dans le domaine technique, et aussi pour les Moscovites, et Bengalski fit deux sourires, l’un adressé au parterre, l’autre aux galeries.


Woland, Fagot et le chat tournèrent la tête vers le présentateur.


– Ai-je exprimé une admiration enthousiaste ? demanda le magicien à Fagot.


– Nullement, messire, vous n’avez exprimé aucune admiration enthousiaste, répondit celui-ci.


– Que dit donc cet homme ?


– Tout simplement des mensonges ! déclara le collaborateur à carreaux d’une voix qui retentit dans tout le théâtre, puis il se tourna vers Bengalski et ajouta : Je vous félicite, citoyen menteur !


Des rires fusèrent des galeries. Bengalski sursauta et ouvrit de grands yeux.


– Mais ce qui m’intéresse, naturellement, ce ne sont pas tant ces autobus, téléphones, et autres...


– Machines, suggéra Fagot.


– Précisément, je te remercie, dit lentement le magicien de sa profonde voix de basse, que cette question beaucoup plus importante : ces citadins ont-ils changé intérieurement ?


– Question de la plus haute importance, en effet, monsieur.


Dans les coulisses, on commença à se regarder et à hausser les épaules. Bengalski était rouge, Rimski blême. Mais, comme s’il avait deviné cette inquiétude naissante, le magicien dit :


– Mais nous causons, cher Fagot, nous causons, et le public commence à s’ennuyer. Montre-nous donc, pour commencer, une petite chose toute simple.


Une rumeur de soulagement parcourut la salle. Longeant la rampe, Fagot et le chat gagnèrent chacun un côté de la scène. Fagot fit claquer ses doigts, lança d’un air conquérant : « Trois, quatre ! », pêcha en l’air un jeu de cartes, le battit, et l’envoya au chat sous la forme d’un long ruban qui traversa toute la scène. Les cartes se rassemblèrent dans les pattes du chat, qui les renvoya de la même façon. Le long serpent se déroula avec un froissement satiné, et Fagot, ouvrant le bec comme un oisillon, avala tout le paquet, carte par carte. Le chat salua alors en faisant un rond de jambe de sa patte arrière droite, ce qui eut pour effet de déchaîner une rafale d’applaudissements.


– Quelle classe ! Quelle classe ! cria-t-on avec enthousiasme dans les coulisses.


Mais Fagot, le doigt tendu vers le parterre, déclara : – Honorables citoyens ! Le jeu de cartes se trouve présentement au septième rang, dans le portefeuille du citoyen Partchevski, entre un billet de trois roubles et une convocation au tribunal pour une affaire de pension alimentaire que ce citoyen doit payer à la citoyenne Zelkova.


Le parterre s’agita, des spectateurs se levèrent à moitié, et, finalement, un citoyen qui répondait précisément au nom de Partchevski, le visage empourpré par l’étonnement, tira de son portefeuille le jeu de cartes, qu’il brandit à bout de bras, ne sachant qu’en faire.


– Gardez-le donc en souvenir ! cria Fagot. Vous avez eu bien raison, hier au dîner, de dire que, sans le poker, la vie à Moscou serait pour vous absolument insupportable.


– Vieux truc ! lança une voix de la galerie. Ce type, au parterre, est un compère !


– Vous croyez ? glapit Fagot en plissant les yeux vers la galerie. Dans ce cas, vous faites partie de la même bande, parce que le jeu de cartes est dans votre poche !


Des mouvements divers agitèrent la galerie, puis une voix lança joyeusement :


– C’est vrai ! Il l’a ! Le voilà !... Hé mais ? C’est des billets de dix roubles !


Les spectateurs du parterre levèrent la tête. Effectivement, là-haut, quelqu’un venait de découvrir dans sa poche, avec une vive émotion, un paquet enveloppé comme on le fait dans les banques et portant l’inscription « Mille roubles ». Tandis que ses voisins se poussaient pour mieux voir, le citoyen ahuri s’efforçait d’ouvrir un coin de l’enveloppe pour voir s’il s’agissait de vrais billets de dix roubles ou d’argent ensorcelé. Puis des exclamations joyeuses partirent de la galerie – Crénom, mais oui ! C’est des vrais ! Des billets de dix !


– J’aimerais bien jouer avec un jeu de cartes comme ça ! s’écria gaiement un gros homme, au milieu du parterre.


– Avec plaisir répondit Fagot. Mais pourquoi vous tout seul ? Tout le monde sera très heureux d’y participer ! (D’un ton de commandement, il ajouta :) Regardez en haut !... Une ! (Un pistolet apparut dans sa main, et il cria :) Deux ! (Le pistolet fut pointé vers le plafond.) Trois !


Une flamme jaillit, le coup de feu claqua, et aussitôt, sous la coupole, plongeant entre les trapèzes, des rectangles de papier blanc commencèrent à tomber dans la salle. Ils tournoyaient, voletaient de tous côtés, se répandaient dans les galeries, tombaient vers l’orchestre et la scène. En quelques secondes, la pluie d’argent, de plus en plus épaisse,

atteignit les fauteuils, et les spectateurs commencèrent à attraper les billets.


Des centaines de mains se levèrent, les spectateurs regardaient les billets par transparence à la lumière de la scène illuminée et constataient la parfaite authenticité de leur filigrane. Leur odeur non plus ne laissait place à aucun doute : c’était, d’un attrait sans pareil, l’odeur des billets fraîchement imprimés. L’allégresse d’abord, puis une extrême surprise s’emparèrent de tout le théâtre. De partout fusaient les mêmes mots : « Des billets de dix ! Des billets de dix ! », des exclamations : « Ha ! ha ! » et des rires joyeux. Déjà, des spectateurs rampaient dans les allées, fouillant sous les fauteuils. D’autres, nombreux, étaient montés sur les sièges pour saisir au vol les capricieux billets.


Peu à peu, le visage des miliciens de service prit un air vaguement perplexe. Quant aux artistes, ils sortirent des coulisses et se mêlèrent sans cérémonie aux spectateurs.


Au premier balcon, une voix lança :


– Hé, laisse ça ! C’est à moi ! Il a volé vers moi !


– Touche pas, sinon c’est moi qui vais te toucher ! répliqua une autre voix.


Sur quoi, on entendit un bruit de chute. Un casque de milicien apparut au balcon. Quelqu’un fut emmené.


Bref, l’excitation montait, et l’on ignore à quel débordement tout cela aurait abouti si, tout à coup, Fagot n’avait arrêté net, en soufflant en l’air, la pluie d’argent.


Deux jeunes gens, après avoir échangé un regard plein de sous-entendus réjouissants, quittèrent brusquement leur place et filèrent tout droit vers le buffet. Un brouhaha général emplissait le théâtre, et tous les yeux brillaient d’excitation. Oui, vraiment on ne sait quel tour scandaleux cela aurait pu prendre si Bengalski, enfin, n’avait pris sur lui de faire quelque chose. Il parvint à se dominer et, tout en se frottant les mains d’un geste habituel, il proclama de sa voix la plus sonore :


– Citoyens ! Ce que nous venons de voir est un cas typique d’hypnose collective,

comme on dit. C’est une expérience purement scientifique, qui démontre parfaitement que, dans la magie, il n’existe pas de miracles. Nous allons demander maintenant au maestro Woland de nous dévoiler les secrets de cette expérience. Et vous verrez, citoyens, que ces prétendus billets de dix roubles vont disparaître aussi soudainement qu’ils sont apparus.


Sur ce, il se mit à applaudir – mais il fut parfaitement seul à le faire – et ses lèvres esquissèrent un sourire confiant, tandis que ses yeux, loin de refléter cette confiance, exprimaient plutôt une muette prière.Le petit discours de Bengalski ne plut pas du tout au public. Un profond silence se fit dans la salle. C’est Fagot – l’homme à carreaux – qui le rompit en ces termes :


– Et ça, c’est un cas typique de bobard, comme on dit, déclara-t-il de sa voix de chèvre criarde. Les billets, citoyens, sont authentiques.


– Bravo ! jeta abruptement une voix de basse venue du poulailler.


– Quant à celui-ci, reprit Fagot en montrant Bengalski du doigt, il commence à m’embêter ! Il vient tout le temps se fourrer là où personne n’a besoin de lui, et gâche le spectacle avec ses commentaires qui ne tiennent pas debout ! Qu’est-ce qu’on pourrait bien faire de lui ?


– Lui arracher la tête ! proposa avec sévérité un spectateur des galeries.


– Hein ? Comment dites-vous ? répondit aussitôt Fagot, saisissant au vol cette suggestion éminemment condamnable. Lui arracher la tête ? C’est une idée ! Béhémoth ! cria-t-il au chat. Vas-y ! Ein, zwei, drei !


Il se produisit alors quelque chose d’extraordinaire. Le poil se hérissa sur le dos du chat noir qui poussa un miaulement déchirant. Puis il se ramassa en boule, bondit, comme une panthère, à la poitrine de Bengalski, et de là sauta sur sa tête. Il se cramponna à la chevelure clairsemée du présentateur et, dans un grouillement de ses grosses pattes, en deux tours, il arracha la tête du cou dodu, avec un hurlement sauvage. Les deux mille cinq cents personnes présentes dans le théâtre poussèrent un seul cri. Des geysers de sang jaillirent des artères rompues et retombèrent en pluie sur le plastron et l’habit. Le corps sans tête exécuta quelques entrechats absurdes, puis s’affaissa sur le plancher. Dans la salle, des femmes jetèrent des cris hystériques. Le chat remit la tête à Fagot qui la saisit par les cheveux et la leva bien haut pour la montrer au public, et cette tête cria, d’une voix désespérée qu’on entendit dans tout le théâtre :


– Un docteur !


– En diras-tu encore, des bêtises pareilles, hein ? En diras-tu encore ? demanda Fagot, d’un ton plein de menaces, à la tête qui pleurait à chaudes larmes.


– Non, je ne le ferai plus ! râla la tête.


– Pour Dieu, cessez de le martyriser ! lança une voix de femme dominant le vacarme, et le magicien se tourna vers la loge d’où était partie cette voix.


– Alors, citoyens, qu’est-ce qu’on fait ? On lui pardonne ? demanda Fagot en s’adressant à la salle.


– On lui pardonne ! On lui pardonne ! crièrent d’abord quelques spectatrices, puis des hommes, puis tout le théâtre en chœur.


– Qu’ordonnez-vous, messire ? demanda Fagot en se tournant vers l’homme masqué.


– Eh bien..., répondit celui-ci d’un air pensif, il faut prendre ces gens comme ils sont... Ils aiment l’argent, mais il en a toujours été ainsi... L’humanité aime l’argent, qu’il soit fait de

n’importe quoi : de parchemin, de papier, de bronze ou d’or. Ils sont frivoles, bien sûr... mais bah !... la miséricorde trouve parfois le chemin de leur cœur... des gens ordinaires... comme ceux de jadis, s’ils n’étaient pas corrompus par la question du logement... (et à voix haute il ordonna :) Remettez cette tête en place !


Le chat, après avoir visé soigneusement, planta la tête sur le cou et elle retrouva exactement sa place, comme si elle ne l’avait jamais quittée. Qui plus est, le cou ne portait pas la moindre trace de cicatrice. Avec ses pattes de devant, le chat épousseta l’habit et le plastron de Bengalski, et les taches de sang disparurent. Fagot remit Bengalski sur ses pieds, lui fourra dans la poche une liasse de billets de dix roubles, puis le poussa résolument hors de la scène en lui disant :


– Allez, du vent ! Vous n’êtes pas drôle.


Chancelant, l’œil hagard, le présentateur ne put aller plus loin que le poste d’incendie, où il se sentit au plus mal et se mit à crier lamentablement :


– Ma tête !... Ma tête !...


Plusieurs personnes, dont Rimski, se précipitèrent vers lui. Le présentateur pleurait, agitait les bras en l’air comme pour attraper on ne sait quoi, et gémissait :


– Ma tête, rendez-moi ma tête... Prenez mon appartement, prenez mes tableaux, mais rendez-moi ma tête !...


Un commissionnaire courut chercher un médecin. On essaya d’allonger Bengalski sur un divan, dans sa loge, mais il résista et commença à se débattre comme un fou furieux. Il fallut appeler une ambulance. Quand, enfin, on eut emmené le malheureux présentateur, Rimski regagna rapidement la scène, pour constater que de nouveaux prodiges s’y accomplissaient.


(...)"


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