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Photo du rédacteurIrène de Palacio

"Le Grenier", par Aurélien Scholl (1896)

"Je ne m'explique pas qu'un jeune naturaliste, de la suite du maître de Médan, n'ait pas eu l'idée de consacrer une étude minutieuse au grenier de province. Dès ma plus tendre enfance, le grenier m'attirait."

Rodolphe Bresdin, Une mansarde d'artiste

Vers 1840



Le Grenier

Aurélien Scholl, Tableaux vivants, 1896


Ce qui manque à Paris, tant aux grands qu'aux petits appartements, c'est cette pièce sous les toits, ce magasin général de la famille qu'on appelle « le grenier. » Ici, les combles sont disposés en chambres de domestiques, de petits carrés longs où il y a place tout juste pour un Iit, une chaise, une armoire basse et un pot à l'eau. Encore, la plupart du temps, l'armoire est remplacée par un porte-manteau surmonté d'une étagère en bois blanc. Un miroir de cinquante centimètres de haut complète l'ameublement. C'est devant ce miroir que de pauvres jeunes filles de la Bourgogne et de la Normandie étalent leurs épaisses chevelures et contemplent la ferme poitrine où le garçon boucher appuie sa lèvre, quand ce n'est pas le porteur d'eau.

Le locataire du premier a droit à trois chambres de bonnes : le locataire du second à

deux seulement ; les autres, petits bourgeois, sont réduits à une domestique à tout faire et n'ont droit qu'à une seule chambre sous les toits. Les propriétaires en sont avares. Si, par hasard, il se trouve là-haut une ou deux boites à dominos qui soient éclairées par une petite fenêtre au lieu de la lucarne à bascule qu'on relève ou qu'on abaisse avec une tige en fer, cela se loue très bien deux ou trois cents francs par an aux garçons de café. De grenier, point. Des débris du mobilier ou des ustensiles, les uns se jettent, les autres se vendent.


Je ne m'explique pas qu'un jeune naturaliste, de la suite du maître de Médan, n'ait pas eu l'idée de consacrer une étude minutieuse au grenier de province.

Dès ma plus tendre enfance, le grenier m'attirait. Il y avait, dans la première maison dont j'ai gardé le souvenir, le grenier de M. Lancelin, professeur d'hydrographie et locataire du premier étage. Porte peinte en gris, toujours hermétiquement fermée. Que pouvait recéler le grenier de M. Lancelin ? Un jour que la bonne était allée chercher une valise, ma petite sœur et moi nous avions aperçu une mappemonde et des instruments de marine. M. Mallac propriétaire de la maison, dont il occupait le troisième étage, avait deux greniers. Dans l'un, il mettait le sarment, dans l'autre ses malles, des caisses vides, des meubles hors d'usage. Au bas de chaque porte, il y avait une chatière afin que Minouche, Raton et Fiti pussent se livrer à leur aise à la chasse aux souris et faire leur promenade sur les toits en passant par une lucarne ou par un appentis.

Locataires du second, nous avions aussi deux greniers, à côté desquels se trouvait la chambre de la cuisinière, pièce mansardée où l'on ne pouvait se tenir debout que du côté du corridor ; la femme de chambre, mieux traitée, occupait une petite pièce avec fenêtre sur la cour. J'y ai vu passer, en dix-huit ans, Héloïse, grande blonde qui ne se gênait pas pour faire sa toilette devant le petit ; Julie, charmante Basquaise aux yeux noirs qui me disait toujours: « Quand vous serez plus grand ! » Et Françoise, une fille d'Orthès, plantureuse et superbe comme la statue de la ville de Marseille et la petite Marie, fille d'un paysan de Langon, si gentille dans son petit veston de tricot blanc et bleu ; et Florence à l'œil langoureux, qui murmurait d'une voix de fantôme pâmé : « Si l'on n'avait pas quelque chose

pour se consoler de la misère, mieux vaudrait se tuer tout de suite... »


Hélas ! que j'en ai vu passer de jeunes bonnes !

Dans chaque grenier — c'est la tradition — se trouve, dans un coin, où le soleil donne, un demi-fût de vinaigre, de bon vinaigre de vin. Les uns le font rouge, les autres blanc ; affaire de goût. L'important, c'est que ce ne soit pas cet horrible vinaigre de bois, qu'on fabrique dans des étuves et qu'on additionne d'un acide qui vous fait les lèvres blanches et vous corrode l'estomac.

La barrique de vinaigre est appuyée sur deux pièces de bois ; autour du robinet de buis, de petits moucherons aux ailes blanches se pressent comme des fourmis sur un morceau de sucre. La bonde n'est pas mise pour que le vinaigre se fasse, il faut de l'air. Une branche de cornouiller trempe dans le vin aigri pour hâter la maturité du liquide et lui donne plus de force. En été, dans les grandes chaleurs, l'odeur du vinaigre emplit le grenier et vous fait resserrer les narines. On s'y grise presque, et si la petite bonne est, par hasard, à faire sa toilette, on regarde par la fente de la porte dont le bois a joué et on dit tout bas : « Héloïse, ça sent bon le vinaigre. Viens donc voir... »


Locataire important, papa avait ses deux greniers communiquant entre eux.

Dans le premier, se trouvaient les chauffe-pieds et le moine, qu'on ne descendait qu'en hiver ; le bain de siège, accroché au mur, deux vieux fauteuils et trois chaises cannées hors de service. Au fond, les malles et les valises savamment étagées ; des paquets de corde et de ficelle pendant à de gros clous : la face tournée contre le mur, le portrait à l'huile de ma tante Gémone et celui de mon grand-père Christophe. La toile était crevée en deux ou trois endroits, et dans les récréations du dimanche, quand Saint-Clairet Volney, mes deux camarades, venaient passer la journée à la maison, nous jouions au tonneau tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre de ces portraits de famille. J'avais fendu, avec un couteau, la bouche de ces grands-parents, et il s'agissait deviser assez juste, depuis l'autre bout du grenier,

pour y faire passer des pièces de dix centimes.

Il y avait encore dans ce grenier une guitare sans cordes, dont mon père avait joué de 1815 à 1835 ; des morceaux détachés du Troubadour, journal de musique où j'ai épelé les premières poésies qui aient chatouillé mon oreille...

Je les savais par cœur, et je ne résiste pas au désir d'en faire apprécier quelques morceaux aux lecteurs des Névroses et des Blasphèmes :

A MES FLEURS


Chanson.


Vous qui, dans un temps plus tranquille,

Me donniez des plaisirs si doux,

Ornements de mon simple asile,

Mes fleurs, que me demandez-vous ?


Autrefois, par une onde pure,

Du soleil combattant les traits,

J'aimais à réparer l'injure

Qu'il avait fuite à vos attraits.


Hélas ! pourquoi vouloir encore

Rappeler de si doux moments ?

Zaïs qui les faisait éclore, ·

Zaïs a trahi ses serments !


Enfants de la riante Flore,

Nos destins sont peu différents ;

Voue n'aurez brillé qu'une aurore,

Je meurs au printemps de mes ans !



Je vous fais grâce de Sélima ou l'Abandon, mais je tiens à ce que vous connaissiez :



L'AMANT MALHEUREUX


Romance.


Plaignez le sort d'un berger trop sincère,

Aimant d'amour mais n'ayant aucun bien;

Ne peut offrir à sa jeune bergère

Que son troupeau, sa houlette et son chien.


Qui donne tout, que peut-il davantage ?

Cœur généreux n'en demande pas tant.

Mais l'intérêt veut plus grand apanage

Pour un peu d'or. Lise change d'amant.


L'aube du jour me retrouve au bocage,

Où dès le soir je vais cacher mes pleurs.

Ne peux sortir de mon tendre servage.

Tout m'y retient, tout, jusqu'à mes douleurs.


C'est bien en vain qu'appelle la sagesse,

Celui qu'Amour enchaîne sous sa loi,

Ô vous, amants, qui blâmez ma faiblesse,

Vous n'aimez point, si n'aimez comme moi !



La vignette du Troubadour représentait un jeune homme avec des bottes à revers, qui jouait de la guitare, assis sur un rocher.

Au fond, son cheval, dont la bride était passée à une branche d'arbre, semblait prendre plaisir à écouter un peu de musique.

Avec les livraisons du Troubadour se trouvaient entassés des volumes la plupart dépareillés Walter Scott et Fenimore Cooper, traduits par Defauconpret, Atala, René, le Dernier des Abencerages et des tas de romans : Almeïda ou l'enfant des tombeaux, Agathe ou le petit vieillard de Calais, par Victor Ducange ; un roman en quatre volumes intitulé : Aventures d'un jeune Espagnol, puis Cécilia ou les Mémoires d'une institutrice ; la Citerne mystérieuse ou les brigands de la forêt. J'ai pourtant lu tout cela !


Le deuxième grenier était d'un abord moins facile. Des cordes le traversaient, destinées à étendre le linge de ménage. Il y avait des encombrements de barreaux de chaises, de vieux tabourets d'acajou d'où le crin sortait, d'anneaux de verre pour faire glisser les rideaux, et puis des tringles, des vieux paniers, une pendule d'albâtre avec un buste de Minerve dont il ne restait qu'une moitié, un encrier de bronze sans godets, un petit fauteuil d'enfant et un berceau d'osier. Dans une caisse en bois, des clous, des pitons, une tenaille, un marteau, des boites en fer-blanc ayant contenu des conserves, un tire-bouchon cassé, que sais-je ?... Une poutre traversait le plafond. C'est sur cette poutre que se tenait généralement Minouche, les pattes pliées sous le ventre et les yeux à demi-fermés.

Au fond, quelques douzaines de paquets de sarments. C'est là qu'on venait chercher les brindilles pour faire une flambée. L'omelette et les crêpes se dorent bien mieux à la flamme du sarment qu'à celle du bois ordinaire. Les sarments ont été témoins de bien des luttes.

A la campagne, on a le gazon. Un grenier, s'il ne s'y trouve un sommier avarié ou une vieille paillasse, est un endroit des plus inhospitaliers. La chambre de la bonne est surveillée ; les dames de la maison viennent tour à tour faire une petite ronde et voir ce qui se passe. On risque d'être surpris. Tandis que, au grenier, on peut facitement dissimuler. On a l'air de chercher quelque chose, les prétextes ne manquent pas.

Sarments, doux sarments, tombeau de la vertu des bonnes, hâtez-vous de reparaître aux ceps ravagés par le funeste phylloxéra ! Sans vous, sarments moelleux, souples comme les ressorts des tapissiers parisiens, c'en est fait de l'amour naïf, des baisers printaniers sous les tuiles chauffés par le grand soleil du Midi.

Julie, le sein soulevé, était assise sur un sarment, quand, serrant la main de l'élève de rhétorique qui appuyait ses lèvres sur les siennes, elle disait d'une voix frémissante : « Vous m'aimerez toujours, n'est-ce pas ?... »

Et le vinaigre, montait au cerveau des jeunes amoureux qui, pour la première fois tous les deux, venaient d'obéir à la nature.

Pauvre Julie ! elle fut renvoyée trois jours après, parce qu'elle avait laissé brûler le boeuf à la mode !

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