La Poste aux Lettres (par M.N. Balisson de Rougemont)
Dernière mise à jour : 6 oct. 2022
Michel-Nicolas Balisson de Rougemont
M. de Rougemont
Le bonhomme
(1818)
LA POSTE AUX LETTRES
Sous le poids de l'horrible masse
Déjà les pavés sont broyés;
Les fouets hâtifs sont déployé,
Qui, de cent diverses manières,
Donnent à l'air les étrivières.
ROUSSEAU.
« ANDRÉ ! - Monsieur ? - Va porter ce paquet à la petite poste. — Oui, Monsieur. »
André sort, et je finis de m'habiller. Ce paquet, dont je pressais le départ, contenait une douzaine de couplets qui m'étaient demandés par un directeur des contributions indirectes de la petite ville de X****, lequel avait eu des raisons particulières pour ne pas les faire faire dans l'endroit. En partant avec le prochain courrier, la poésie lyrique, bien et dûment conditionnée, devait arriver à son adresse la veille de la Saint Pierre, patron d'un grand personnage dont on était convenu de chanter les vertus le jour de sa fête. André revint au bout d'un quart d'heure; sa promptitude m'annonçait une contrariété. Ce garçon-là ne perd son temps que lorsqu'il m'apporte une bonne nouvelle; il sait qu'alors la joie qui résulte de son message fait ordinairement oublier le peu de vitesse qu'il a mis à le remplir.
« Monsieur, me dit André, l'heure est passée; et si vous voulez absolument que ce paquet parte aujourd'hui... - Comment, si je le veux ! sans doute. — Il faut l'envoyer sur le champ à la grande poste. »
Je me disposais à le lui remettre, lorsque la crainte d'être dupe de sa négligence m'inspira la pensée de faire moi-même ma commission. Je renvoie André; je prends mon chapeau, ma canne, et je me mets en route pour la rue Jean-Jacques Rousseau.
Pendant le trajet, je réfléchissais aux grands services que rend cet établissement, qui, suivant l'expression de Voltaire, est le lien de toutes les affaires, de toutes les négociations. Je m'étonnais que les Grecs et les Romains n'eussent pas connu la poste aux lettres. Ce n'est pas la seule invention utile qu'ils aient ignorée; ils n'ont pas connu davantage l'imprimerie et la poudre à canon. La poste fut établie en France sous le règne de Louis XI, dont elle accrut prodigieusement les revenus. C'est une mine d'or que les gouvernements exploiteront toujours avec bénéfice. Toutes les passions sont en quelque sorte tributaires de la poste; c'est par ses soins que l'orgueil nous entretient de ses projets, l'amitié de ses craintes, l'ambition de ses espérances. C'est à la poste que le timide solliciteur va déposer l'éloquente pétition, où son humilité gasconne fait une longue énumération de ses petits services, et proclame modestement ses titres incontestables aux plus hautes récompenses. C'est par la poste que nous arrivent ces missives délicates d'amis inconnus, qui exigent de notre complaisance un service pressé, pour avoir, disent-ils, le plaisir de prendre leur revanche un peu plus tard. Le congé qu'on n'ose donner en face, le conseil qui demande des ménagements, la déclaration qui laisse des doutes à l'espoir, les invitations de fête, les avis de faillite, lettres d'amour, billets d'enterrements, tout passe par la poste pour se rendre à sa destination.
Lorsque j'arrivai dans la rue Plâtrière, qui a pris le nom de l'auteur d'Emile depuis qu'il a cessé de l'habiter, je me trouvai au milieu d'une foule de piétons qui se dirigeaient vers l'hôtel des Postes, dont l'horloge allait sonner deux heures. Chacun d'eux jetait sa lettre dans la boîte avec une précipitation qui dénotait son contentement, et s'en retournait ensuite un peu plus lentement qu'il n'était venu. Au lieu d'en faire autant, je m'amusai à considérer la quantité prodigieuse des gens de tout pays, de tout âge, qui passaient devant mes yeux. Je pris plaisir à consulter leurs physionomies, je cherchai à lire leur lettre sur leurs figures. Je n'oserais me flatter d'y avoir réussi; cependant je pourrais affirmer, sans crainte de me tromper, que la jeune fille dont le chapeau de paille blanc cachait une partie des traits de sa figure, et qui portait fréquemment à ses lèvres le mouchoir brodé qu'elle tenait de la main gauche, n'avait pas montré à ses parents le petit billet que sa main droite a glissé en passant dans la boîte aux lettres.
Depuis quelques moments je remarquais un homme dont la figure ne m'était pas inconnue, et que plus tard je me ressouvins d'avoir vu dans l'antichambre de plusieurs ministères. Il se promenait de long en large devant l'hôtel; de temps en temps il s'avançait vers la boîte, élevait sa main gauche, dans laquelle je n'apercevais rien, et la baissait aussitôt en souriant à l'approche de quelques personnes de sa connaissance,surprises et mécontentes de le rencontrer. A force de répéter ce manège, l'heure s'était passée, la foule avait disparu; notre homme jeta un regard autour de lui, et, certain de n'être pas vu, il tira de dessous son habit un énorme paquet de lettres qu'il s'apprêtait à lancer dans la boite, lorsque le factionnaire l'en empêcha. Je ne sais si la conduite de cet homme lui avait inspiré des soupçons, s'il avait cru entrevoir dans les précautions dont il s'était entouré, la preuve d'une action répréhensible, ou s'il lui était venu comme à moi la pensée que la correspondance mystérieuse de ce personnage devait être pleine de ces renseignements adroits que recueillent les gens sans place qui veulent en avoir une; mais il le regarda avec une expression de mépris qui n'entrait pas dans les devoirs de sa consigne, et il lui dit, en le repoussant légèrement de la main : Il est trop tard. Ce n'est pas sur ce ton qu'il répéta ces paroles à un jeune ouvrier qui accourait en nage, et qui, sur l'observation de ce même factionnaire, murmura, en tournant sa lettre entre ses doigts : Ma pauvre mère !
Ces mots furent entendus d'un des commissionnaires attachés au service de la poste; il s'approcha du jeune homme, lui demanda sa lettre, et fut la recommander à un employé qui prenait l'air du bureau dans la grande cour, où l'on déchargeait la malle d'un courrier qui venait d'entrer. Je ne sais de quelle route arrivait ce courrier; mais sa malle contenait de singulières dépêches. Avant d'en venir aux lettres, il fallut débarrasser la voiture d'une terrine de Nérac, à l'adresse d'un chef de bureau, qui lui-même en avait disposé en faveur d'un juge de la cour d'appel, où il venait d'évoquer une affaire; d'un baril d'huile de Provence, destiné à la femme d'un administrateur; d'une cloyère d'huîtres vertes de Marennes, promise par un acteur ambulant à un journaliste sédentaire; enfin, après avoir encore extrait de la malle deux jambons de Baïonne, un fromage de Roquefort, et dix livres de truffes de Ruffec, dont le conducteur seul connaissait la destination, on sortit la correspondance. Elle fut sur-le-champ portée au bureau d'arrivée: deux heures après, chaque lettre était parvenue à son adresse.
Ne pouvant assister au dépouillement secret des dépêches, je m'approchai d'un grand homme qui paraissait jouir d'une certaine considération parmi les postillons. Son costume, qui n'annonçait aucune fonction administrative, consistait en un habit bleu, dont l'extrémité se balançait sur ses chevilles, une culotte de nankin et des bas de coton chinés; de larges boucles d'argent brillaient sur ses souliers. Il m'apprit qu'il avait l'inspection des courriers et que depuis la pointe du jour il était sur pied pour veiller à leur retour, qui ordinairement a lieu avant huit heures; ce digne homme me peignit le mouvement universel de son administration; l'entrée successive des employés, dont l'exactitude se trouve quelquefois en raison inverse des appointements; l'arrivée des journaux qui servent la province par la poste, et dont quelques uns portent leur courrier sous le bras. Il eut la bonté de m'indiquer les divers bureaux de départ, d'affranchissement, et jusqu'à celui où l'administration fait cacheter les lettres des particuliers qui lui ont laissé ce soin-là.
En parcourant les endroits que m'avait désignés l'honnête inspecteur, j'entrevis la jolie madame Césarine L***, qui, vêtue d'une redingote de perkale, coiffée d'une capote blanche surmontée d'un fichu en marmotte,et enveloppée dans un cachemire amarante, ouvrait avec précaution une petite porte jaune au-dessus de laquelle on lisait : Poste restante. Son premier soin en entrant fut de jeter un coup-d'oeil sur toutes les personnes qui attendaient dans le bureau. Au bout de quelques minutes, elle témoigna son impatience par un petit mouvement de pied. L'employé auquel elle devait s'adresser ne voulut pas avoir le tort de fâcher une jolie femme, il la pria de s'approcher; elle se pencha à son oreille, et lui dit deux mots que personne n'entendit. Le commis parcourut les lettres d'Evreux, où se trouve en ce moment la légion de la Vendée; mais on ne trouva sur aucune l'adresse de madame L***. Sa surprise et son mécontentement firent place à un sentiment plus pénible. Madame Césarine L... salua avec grâce l'employé, qui offrit de la faire prévenir dans le cas où la lettre si vivement attendue arriverait. Elle sortit en soupirant, et j'aperçus une larme rouler sur sa paupière.
Tandis que l'amour oublié arrachait quelques pleurs à la jeunesse et à la beauté, une vieille femme, dont le costume semblait appartenir à cette classe d'honnêtes artisans qui n'est pas toujours brouillée avec la fortune, brise le cachet d'une lettre qu'on vient de lui remettre. Sa physionomie s'anime à chaque ligne, ses yeux s'arrêtent avec complaisance sur chaque expression, elle sanglote de plaisir ! « Oh ! dit-elle avec un accent où brille toute la force de l'amour maternel, j'étais bien sûre que mon Charles ne nous oublierait pas ! Une mère! C'est la seule femme qu'un homme ne puisse jamais oublier ! » Et sur-le-champ, tirant d'un petit sac de peau quatre vieux écus tout étonnés de voir le jour, elle demande l'adresse, du bureau où elle peut les déposer pour les envoyer à son Charles !
La cour se remplit; les courriers qui doivent partir sont prêts; les postillons en veste bleue. galonnée, le chapeau ciré, le pantalon de peau, la botte forte, la plaque au bras, conduisent les malles vides; ils les placent au-dessous des cheminées par lesquelles on laisse couler les paquets destinés à porter aux extrémités du royaume l'espérance et la crainte, la douleur et la joie la vie et la mort. De combien de mensonges ces pauvres courriers vont être chargés ! que de faussetés dans ces lettres ! que de sentiments feints ! Ici des promesses d'amitié plus légères que la feuille qui les porte; là des serments d'amour trahis avant d'être reçus. Ce grand seigneur qui offre sa bienveillance par l'entremise de son secrétaire, ne sait pas souvent ce qu'il a promis; ce banquier qui presse ses rentrées est à la veille de manquer; ce mari qui épuise sa tendresse en expressions hyperboliques, et témoigne à sa femme le désir de la revoir sous quinze jours, vient de louer pour six mois un petit appartement complet aux environs de la rue Saint-Honoré... Je ne parlerai pas d'une autre espèce de lettres, arme de la sottise et de la lâcheté, qui a passé dans la main de bien des gens, et qui, malgré le mépris qu'elle inspire, laisse toujours après elle une trace, quand bien même elle ne fait pas de blessure.
Quatre heures sonnent: les malles remplies sont fermées, les courriers s'assoient, les postillons montent à cheval, le fouet résonne, le pavé s'ébranle. Ils partent. Le commis, que l'heure surprend au milieu de l'expédition d'un bordereau, laisse tomber sa plume, et remet au lendemain la fin de son ouvrage commencé;il franchit gaîment le seuil de la porte, où depuis une heure ont passé les chefs et les demi-chefs de son administration, et va rejoindre sa femme, qu'il est toujours sûr de trouver chez lui à la sortie de son bureau. A l'agitation bruyante de la matinée succède un silence profond: c'est l'image de la vie. Mais la journée du lendemain ramènera cette bruyante agitation, et rien ne peut rendre au vieillard l'activité de la jeunesse. Tout en faisant cette réflexion, je portai machinalement la main à ma poche, et je m'aperçus que le plaisir d'examiner ce qui se passait autour de moi m'avait fait oublier l'objet pour lequel j'étais venu. Ce pauvre directeur des contributions de X. Je n'ai plus pensé à sa lettre, à ses couplets ! C'est peut- être un service qu'il me devra. Je me gardai bien en rentrant de parler de mon étourderie à André; il m'aurait peut-être répété ce qu'il me dit souvent, lorsque je le gronde de la longueur du temps qu'il emploie à faire une commission:
« Monsieur, je ne m'amuse du moins que lorsque ma besogne est faite. »
J'avoue que je n'aurais rien eu à lui répliquer.