La vie et l'oeuvre de Baudelaire, par Charles Asselineau
Charles Baudelaire vers 1863, by Étienne Carjat
[Écrivain, bibliophile, critique d'art et ami de Baudelaire, Charles Asselineau retrace dans cette biographie de référence — la première consacrée à l'auteur des Fleurs du Mal — le parcours du poète dans son siècle. Décrivant l'homme qu'il a connu, du jeune dandy au mourant en passant par le traducteur d'Edgar Poe, relatant sa vie au milieu de ses contemporains, écrivains, artistes, éditeurs, analysant mieux que tout autre critique l'oeuvre, il nous montre ici un Baudelaire vivant et profondément humain. Source ]
Charles Baudelaire : sa vie et son oeuvre
par Charles Asselineau
"La vie de Baudelaire méritait d’être écrite, parce qu’elle est le commentaire et le complément de son œuvre. Il n’était pas de ces écrivains assidus et réguliers dont toute la vie se passe devant leur pupitre, et desquels, le livre fermé, il n’y a plus rien à dire. Son œuvre, on l’a dit souvent, est bien lui-même ; mais il n’y est pas tout entier. Derrière l’œuvre écrite et publiée il y a toute une œuvre parlée, agie, vécue, qu’il importe de connaître, parce qu’elle explique l’autre et en contient, comme il l’eût dit lui-même, la genèse.
Au rebours du commun des hommes qui travaillent avant de vivre et pour qui l’action est la récréation après le travail, Baudelaire vivait d’abord. Curieux, contemplateur, analyseur, il promenait sa pensée de spectacle en spectacle et de causerie en causerie. Il la nourrissait des objets extérieurs, l’éprouvait par la contradiction ; et l’œuvre était ainsi le résumé de la vie, ou plutôt en était la fleur. (...)
Ainsi qu’il l’a écrit lui-même de Théodore de Banville, Baudelaire « fut célèbre, tout jeune. » Il n’avait guère plus de vingt ans qu’on parlait déjà de lui dans le monde de la jeunesse littéraire et artistique comme d’un poète « original », nourri de bonnes études et procédant des maîtres vigoureux et francs d’avant Louis XIV, particulièrement de Régnier.
(...) A cet âge, où l’on commence à vivre, Baudelaire avait déjà beaucoup vécu et conséquemment beaucoup pensé, beaucoup vu, beaucoup agi sur lui-même. Il avait voyagé au loin, dans ces contrées de l’Inde dont le paysage et le parfum obsédaient sa mémoire. Émancipé de bonne heure par la mort de son père, il s’était vu maître d’une petite fortune qui fondit entre ses mains et paya son apprentissage de curieux et d’artiste. Son esprit, activé par le déplacement et par l’expérience précoce de la vie, avait dès lors toute sa maturité ; les hardiesses que d’autres osent à peine rêver, il les avait réalisées et les imposait par l’ascendant d’une volonté éprouvée et qui défiait le ridicule.
Dans cette biographie d’un Esprit, je ne saurais me laisser engraver dans le fable fin de l’anecdote et du cancan. Pourtant, je dois le dire, ces singularités de costume, de mobilier, d’allures, ces bizarreries de langage et d’opinions, dont se formalisait l’hypocrite vanité des sots toujours offensés des coups portés à la banalité, n’indiquaient-elles pas déjà le parti pris de révolte et d’hostilité contre les conventions vulgaires qui éclate dans les Fleurs du Mal, un besoin de s’entretenir dans la lutte en provoquant journellement & en permanence l’étonnement et l’irritation du plus grand nombre ?
C’était la vie mariée à la pensée, l’union de l’action et du rêve, qu’il invoque dans un de ses plus audacieux poèmes. Tout autre que lui fût mort des ridicules qu’il se donnait à plaisir, dont les effets le réjouissaient, et que lui faisait porter allégrement et comme des grâces la conscience inébranlable de sa valeur. Ajoutons que ces extravagances, qui n’irritaient que les nigauds, n’ont jamais pesé à ses amis. On ne les subissait pas ; on s’en divertissait, on les savourait comme un condiment aux plaisirs de l’intimité. C’était aussi pour lui un moyen d’épreuve sur les inconnus. Une question saugrenue, une affirmation paradoxale lui servaient à juger l’homme à qui il avait affaire ; et si au ton de la réponse et à la contenance il reconnaissait un pair, un initié, il redevenait aussitôt ce qu’il était naturellement, le meilleur et le plus franc des camarades.
Pendant cette phase inédite de sa vie, Baudelaire était seigneurialement logé dans une maison historique, ce fameux hôtel Pimodan consacré par le séjour de plusieurs notabilités littéraires et artistiques, et où Théophile Gautier a placé la scène d’un de ses contes, le Club des Haschichins. Il y habitait sous les combles un appartement de trois cent cinquante francs par an, composé, j’ai bonne mémoire ! de deux pièces et d’un cabinet. Je revois en ce moment la chambre principale, chambre à coucher et cabinet de travail, uniformément tendue sur les murs et au plafond d’un papier rouge et noir, et éclairée par une seule fenêtre dont les carreaux, jusqu’aux pénultièmes inclusivement, étaient dépolis, « afin de ne voir que le ciel », disait-il.
Il était plus tard bien revenu de ces mélancolies éthérées, et aima plus que personne les maisons et les rues. Il dit quelque part :
« J’ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret rouge et vert qui était pour mes yeux une douleur délicieuse. »
(Salon de 1846)
Entre l’alcôve et la cheminée, je revois encore le portrait peint par Émile Deroy en 1843, et sur le mur opposé, au-dessus d’un divan toujours encombré de livres, la copie (réduite) des Femmes d’Alger, œuvre du même peintre, faite pour Baudelaire, et qu’il montrait avec orgueil. Qu’est devenue cette copie, restée belle dans mon souvenir ? Je l’ignore, et Baudelaire lui-même n’a jamais su me le dire. Le portrait heureusement a été sauvé et nous a conservé la physionomie de l’auteur des Fleurs du Mal dans son premier âge littéraire.
(...)
Portrait de Charles Baudelaire, par Émile Deroy (1843)
La figure peinte en pleine pâte s’enlève partie sur un fond clair, partie sur une draperie d’un rouge sombre. La physionomie est inquiète ou plutôt inquiétante ; les yeux font grand ouverts, les prunelles directes, les sourcils exhaussés ; les lèvres exsufflent, la bouche va parler ; une barbe vierge, drue et fine, frisotte à l’entour du menton et des joues. La chevelure, très-épaisse, fait touffe sur les tempes ; le corps, incliné sur le coude gauche, est ferré dans un habit noir d’où s’échappent un bout de cravate blanche & des manchettes de mousseline plissée.
Ajoutez à ce costume des bottes vernies, des gants clairs et un chapeau de dandy, et vous aurez au complet le Baudelaire d’alors, tel qu’on le rencontrait aux alentours de son île Saint-Louis, promenant dans ces quartiers déserts et pauvres un luxe de toilette inusité. Il m’est impossible, en regardant cette peinture, de n’avoir pas aussitôt présent à la mémoire le portrait de Samuel Cramer dans la Fanfarlo nouvelle écrite à la même date, et dont le héros me semble l’exacte ressemblance de l’auteur.
« Samuel a le front pur et noble, les yeux brillants comme des gouttes de café, le nez taquin et railleur, les lèvres impudentes et sensuelles, le menton carré et despote, la chevelure prétentieusement raphaëlesque... »
Quelques pages plus loin, l’auteur revient à ce nez, trait essentiel & significatif dans la physionomie de Samuel et dans celle de son peintre :
« Malgré son front trop haut, ses cheveux en forêt vierge, et son nez de priseur, elle le trouva presque bien... »
Ce portrait, page d’histoire pour nous, ressuscite tout un passé de jeunesse poétique et espérante : les longues promenades au Luxembourg et au Louvre, les visites aux ateliers, les cafés esthétiques et les soirées de l’Odéon-Lireux. Autour de cette figure silencieuse, attestant dans son costume et dans sa pose les prétentions communes, surgit tout un essaim de jeunes visages: Pierre Dupont, Théodore de Banville, Levavasseur, Prarond, Aug. Dozon, Jules de la Madelène, Philippe de Chennevières, tous souriant au même espoir et professant la même ambition ; ambition innocente, mais démesurée, puisqu’elle est infinie, ridicule même selon quelques-uns, mais où il n’entrait du moins rien de vil ; car, j’en puis répondre, ni l’argent ni les « positions » n’étaient pour rien dans les rêves d’avenir en ce temps-là.
Et, pour nous résumer sur ces souvenirs où nos regrets s’éterniseraient, disons que Il les ambitions étaient grandes, la camaraderie était franche et gaie. On ne posait, si pose il y a, que pour le bourgeois ; et les habits funèbres et les chevelures désordonnées ne servaient que, comme les monstres que les Chinois portent à la guerre, d’épouvantails à l’ennemi.
Quant au portrait, Baudelaire, après l’avoir longtemps promené de logement en logement, s’en était dégoûté. « Je n’aime plus ces rapinades », disait-il. Et il en fit cadeau à un ami, qui l’a gardé."