La symbolique de l'abeille dans l'antiquité
Dernière mise à jour : 17 avr. 2023
Albrecht Dürer - "Cupidon le voleur de miel", 1514
Extrait de:
Les Abeilles et Mélissa, du symbole universel à l’hapax mythologique
par Alban Baudou
"Dans l’espace de croyances et d’imaginaire liés aux abeilles, les Anciens n’ont certes pas fait exception à la règle : l’observation des essaims et des ruches a conduit Grecs et Romains à l’évident rapprochement de leur propre organisation collective et de la société des abeilles.
La comparaison d’ailleurs se fait souvent au profit de l’insecte, tant le fonctionnement collectif du groupe semble à l’homme un modèle parfait d’harmonie ordonnée et d’efficacité solidaire : la communauté en effet est tout au service d’une reine — d’un roi plutôt, puisque le terme est alors βασιλεύς ou rex —, tandis que ce monarque lui-même apparaît comme indispensable à la nation ; l’abeille devient ainsi le symbole de l’homme social accompli dans les différents domaines de la collectivité.
La littérature ne manque pas d’exploiter ce thème à la fois complexe et intelligible. Ainsi les poètes anciens ont-ils fréquemment chanté l’abeille et, au-delà des vers pastoraux célébrant simplement la nature animale, ont usé des diverses métaphores liant l’homme et l’insecte. L’une des principales allégories se situe sur le registre politique ; ainsi, au livre II de l’Iliade, Homère compare les divers peuples des Achéens aux essaims d’abeilles :
« De même que l’on voit des tribus compactes d’abeilles sortir d’un antre creux à flots toujours renouvelés et, grappe immense, voltiger sur les fleurs printanières, tandis que d’autres, par centaines, volent çà et là : de même, sortant par tribus des nefs et des baraques, ils vinrent se masser le long du rivage profond pour y délibérer »
Homère, Iliade II, 87-93
(...)
L’aspect politico-social n’est pas le seul domaine de comparaison entre les insectes et les humains. Ainsi chez Virgile, le statut de guerriers des compagnons d’Énée évoqué dans l’Énéide situe également la métaphore dans le deuxième registre traditionnel mettant en scène les abeilles : la guerre et les combats.
« Voici qu’en rangs serrés (chose étonnante à dire), des abeilles occupèrent le sommet de sa cime après s’être déplacées à grand bruit par delà l’éther limpide et, de leurs pattes entrelacées, l’essaim imprévu se suspendit à un rameau couvert de feuilles. »
Virgile, Énéide VII, 64-70
Virgile observant les abeilles
(Les Géorgiques, 15e siècle)
La dernière image collective volontiers employée par les poètes est celle de l’abeille industrieuse, travailleuse dévouée, ouvrière appliquée et désintéressée. Les vers de l’Énéide où Virgile rapporte la vision qu’ont Énée et Achate des Tyriens travaillant avec ardeur pour construire les murailles de Carthage, bâtir la citadelle, creuser des ports, instituer des lois et un sénat, sont sur ce point très évocateurs :
« Comme les abeilles au début de l’été par les campagnes fleuries travaillent sans relâche sous le soleil, font sortir les petits quand ils ont grandi, amassent les miels limpides, bourrent de doux nectar les alvéoles, reçoivent les fardeaux de celles qui viennent ou, s’étant mises en colonnes, écartent des mangeoires le troupeau paresseux des frelons ; le travail est effervescent et un parfum de thym s’exhale des miels odorants. »
Virgile, Énéide I, 430-436
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Si les abeilles en effet sont le modèle des vertus économiques (organisation et parcimonie), des vertus guerrières (courage et esprit de corps), des vertus sociales (abnégation et entraide) et des vertus morales (droiture et honnêteté), elles symbolisent aussi — et sont les seules dans le règne animal — la vertu proprement dite, constituant dès lors le canon de la pureté. Cette qualité qui leur est attribuée est bien sûr fondée sur le mystère de leur génération en partie a-sexuelle.
La découverte de la parthénogénèse au XIXe siècle a permis d’éclaircir le processus de naissance des abeilles : après que la reine s’est accouplée en vol avec de nombreux mâles, de ses ovules fécondés naissent les femelles, tandis que les mâles, dits « faux-bourdons », naissent d’un ovule non fécondé — ils ont donc une mère, la reine, mais pas de père.
Les anciens cependant, n’ayant pas connaissance de ce phénomène, considéraient le plus souvent la génération des abeilles comme spontanée, conférant à ces insectes le caractère de pureté qui amena notamment le rapprochement, évoqué en particulier par Porphyre, entre les abeilles, les âmes vertueuses et les nymphes :
« Les sources et les fontaines appartiennent aux nymphes hydriades et plus encore aux âmes-nymphes que les anciens appelaient proprement “abeilles” parce qu’elles sont ouvrières de plaisir »
Porphyre, Antre des nymphes 18
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Le lien entre abeilles et nymphes nous conduit naturellement au mythe d’Aristée, narré au livre IV des Géorgiques par Virgile. Le poète — c’est une originalité — rattache à la légende d’Orphée cette fable étiologique dont la finalité est précisément de répondre au mystère de la naissance des abeilles. Après avoir en effet expliqué comment en Égypte on fait naître les abeilles du « sang corrompu de jeunes taureaux immolés », Virgile expose l’origine de cette pratique.
Alors que toutes les abeilles du berger Aristée ont disparu, sa mère, la nymphe Cyrène, l’envoie au fond de la mer en demander la cause à Protée : le jeune homme apprend du dieu que son malheur est une vengeance d’Orphée, dont il avait tenté de séduire la fiancée le jour de leur mariage ; piquée dans sa fuite par un serpent, Eurydice en était aussitôt décédée : c’est donc pour punir Aristée que les Nymphes firent disparaître ses abeilles.
J-E. Caillé - Aristée pleurant la mort de ses abeilles, 1866
(Marbre, Nantes, musée des Beaux-Arts)
Cyrène ayant enjoint à son fils de sacrifier aux mânes d’Orphée quatre taureaux et quatre génisses, des chairs putrescentes des bœufs sacrifiés naissent alors les abeilles.
Ainsi est créée l’image de la bougonie, genesis automatos des abeilles par les bœufs. Divers textes anciens mentionnant la bougonie précisent que ce n’est pas là le seul exemple de génération spontanée et y associent d’autres animaux : frelons, bourdons, guêpes, scarabées, mais parfois aussi, dit Pline, les serpents, qui naîtraient des cadavres humains.
Nombre d’auteurs anciens, qu’ils l’expriment formellement ou la taisent prudemment, entérinent la pratique de la bougonie.
Du VIIIe siècle avant notre ère, avec Eumélos, jusqu’au Xe siècle après, il existe près de trente mentions de ce phénomène de génération spontanée dans les écrits latins et grecs. La fortune de la bougonie se poursuivra longtemps, notamment au Moyen âge, jusqu’à ce que soit découvert au XIXe siècle le rôle des faux-bourdons et la naissance, mentionnée précédemment, de ces mâles par parthénogénèse.
(...)
Quoi qu’il en soit, la bougonie, sous l’aspect plus méthodique et magique de la première version « égyptienne » présentée par Virgile (295-314), ou avec une valeur plus religieuse et sacrificielle, comme dans la seconde, est essentiellement interprétée comme métaphore du renouvellement divin de la nature, la perfection issue de la putréfaction, l’âme séparée du corps, la nourriture céleste et la pensée mystique (le miel) nées du corps périssable et matériel de l’animal terrestre.
Dans toutes les interprétations précédentes, elle est une épreuve imposée à Aristée, quelle que soit l’idée dont il est porteur, avant sa rédemption et sa salvation. Cette dernière notion peut paraître par trop judéo-chrétienne, mais elle est surtout ici pythagoricienne ou stoïcienne : le monde cycliquement décadent doit passer par l’ekpurosis pour retrouver la stabilité de l’ordre, voire revenir à l’Âge d’or — celui où les animaux vivaient en harmonie, où la terre n’avait nul besoin d’être labourée, où des sources coulait le vin et des arbres dégouttait le miel.
Ainsi, de tous les textes de nature diverse qui l’évoquent, il ressort que l’abeille est tenue pour un insecte d’exception à la nature parfaite ; elle est dès lors naturellement considérée également comme une créature sacrée, secours et soutien de l’homme."