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Georges Palante : La sensibilité individualiste

Dernière mise à jour : 17 mai 2023


Georges Palante (1862-1925)



Extraits de :

Georges Palante

La Sensibilité Individualiste

(1909)




P 2


"La sensibilité individualiste est le contraire de la sensibilité sociable. Elle est une volonté d'isolement et presque de misanthropie. (...)


La sensibilité individualiste suppose un vif besoin d'indépendance, de sincérité avec soi et avec autrui qui n'est qu'une forme de l'indépendance d'esprit ; un besoin de discrétion et de délicatesse qui procède d'un vif sentiment de la barrière qui sépare les moi, qui les rend incommunicables et intangibles. Elle suppose aussi souvent, du moins dans la jeunesse, cet enthousiasme pour l'honneur et l'héroïsme que Stendhal appelle espagnolisme, et cette élévation de sentiments qui attirait au même Stendhal ce reproche d'un de ses amis


« Vous tendez vos filets trop haut. »


Ces besoins intimes, inévitablement froissés dès les premiers contacts avec la société, forcent cette sensibilité à se replier sur elle-même.


C'est la sensibilité de Vigny :


« Une sensibilité extrême, refoulée dès l'enfance par les maîtres et à l'armée par les officiers supérieurs, demeurée enfermée dans le coin le plus secret du cœur. »


Cette sensibilité souffre de la pression que la société exerce sur ses membres :


« La société, dit Benjamin Constant, est trop puissante, elle se reproduit sous trop de formes, elle mêle trop d'amertume à l'amour qu'elle n'a pas sanctionné. »


Et ailleurs :


« L'étonnement de la première jeunesse à l'aspect d'une société si factice et si travaillée annonce plutôt un cœur naturel qu'un esprit méchant. Cette société d'ailleurs n'a rien à en craindre. Elle pèse tellement sur nous, son influence sourde est tellement puissante qu'elle ne tarde pas à nous façonner d'après le moule universel. (...)

Si quelques-uns échappent à la destinée générale, ils enferment en eux-mêmes leur dissentiment secret ; ils aperçoivent dans la plupart des ridicules le germe des vices ; ils n'en plaisantent plus, parce que le mépris remplace la moquerie et que le mépris est silencieux. »


L'espagnolisme de Stendhal se hérisse devant les vulgarités et les hypocrisies de son petit milieu bourgeois de Grenoble. Un peu plus tard, à Paris, chez les Daru, il exprime la même horripilation :


« C'est dans cette salle à manger que j'ai cruellement souffert, en recevant cette éducation des autres à laquelle mes parents m'avaient si judicieusement soustrait. Le genre poli, cérémonieux, encore aujourd'hui, me glace et me réduit au silence. Pour peu qu'on y ajoute la nuance religieuse et la déclamation sur les grands principes de la morale, je suis mort. »


Même froissement intérieur, plus profond et plus intime encore chez Amiel :


« Peut-être me suis-je déconsidéré en m'émancipant de la considération ? Il est probable que j'ai déçu l'attente publique en me retirant à l'écart par froissement intérieur. Je sais quand vous que le monde, acharné à vous faire taire parlez, se courrouce de votre silence quand il vous a ôté le désir de la parole. »


Il semble, d'après cela, qu'on doive considérer la sensibilité individualiste comme une sensibilité réactive au sens que Nietzsche donne à ce mot, c'est-à-dire qu'elle se détermine par réaction contre une réalité sociale à laquelle elle ne peut ou ne veut point se plier.


Est-ce à dire que cette sensibilité n'est pas primesautière ? En aucune façon. Elle l'est, en ce sens qu'elle apporte avec elle un fond inné de besoins sentimentaux qui, refoulés par le milieu, se muent en volonté d'isolement, en résignation hautaine, en renoncement dédaigneux, en ironie, en mépris, en pessimisme social et en misanthropie.


Cette misanthropie est d'une nature spéciale. Comme l'individualiste est né avec des instincts de sincérité, de délicatesse, d'enthousiasme, de générosité et même de tendresse, la misanthropie où il se réfugie est susceptible de nuances, d'hésitations, de restrictions et comme de remords. Cette misanthropie, impitoyable pour les groupes, fait grâce volontiers aux individus, à ceux du moins en qui l'individualiste espère trouver une exception, une « différence », comme dit Stendhal.



Portrait de Stendhal , par Henri Lehmann

© Musée Stendhal - Grenoble



Hostile aux « choses sociales », fermé aux affections corporatives et solidaristes, l'individualiste reste accessible aux affections électives, il est très capable d'amitié. Le trait dominant de la sensibilité individualiste est en effet celui-ci le sentiment de la « différence » humaine, de l'unicité des personnes. L'individualiste aime cette « différence » non seulement en soi, mais chez autrui. Il est porté à la reconnaître, à en tenir compte et à s'y complaire. Cela suppose une intelligence fine et nuancée. Pascal a dit :


« A mesure qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes originaux. Les gens du commun ne trouvent pas de différence entre les hommes. »


La sensibilité sociable ou grégaire se complaît dans la banalité des traits elle aime qu'on soit « comme tout le monde ». La sensibilité chrétienne, humanitaire, solidariste et démocratique, voudrait effacer les distinctions entre les moi.


Amiel y voit avec raison l'indice d'une intellectualité grossière :


« Si, comme dit Pascal, à mesure qu'on est plus développé, on trouve plus de différence entre les hommes, on ne peut dire que l'instinct démocratique développe beaucoup l'esprit, puisqu'il fait croire à l'égalité des mérites en vertu de la similitude des prétentions. »


Le chrétien dit « Faites à autrui ce que vous voudriez qu'il vous fit. » A quoi un dramaturge moraliste, Bernard Shaw, réplique avec esprit « Ne faites pas a autrui ce que vous voudriez qu'il vous fit vous n'avez peut-être pas les mêmes goûts. »


Tous les grands individualistes communient dans ce trait : l'amour et la culture de la différence humaine, de l'unicité.


« La tête de chacun, dit Vigny, est un moule où se modèle toute une masse d'idées. Cette tête une fois cassée par la mort, ne cherchez plus à recomposer un ensemble pareil, il est détruit pour toujours. »


Stendhal dit que chaque homme a sa façon à lui d'aller à la chasse au bonheur. C'est ce qu'on appelle son caractère.


« Je conclus de ce souvenir, si présent à mes yeux, qu'en 1793, il y a quarante-deux ans, j'allais à la chasse au bonheur précisément comme aujourd'hui ; en d'autres termes plus communs, mon caractère était absolument le même qu'aujourd'hui. »


Benjamin Constant tire du sentiment de son unicité cette conclusion pratique:


« En réfléchissant à ma position, je me dis qu'il faut s'arranger selon ses besoins et son caractère; c'est duperie que de faire autrement. On n'est bien connu que de soi. Il y a entre les autres et soi une barrière invisible; l'illusion seule de la jeunesse peut croire à la possibilité de la voir disparaître. Elle se relève toujours. »


On le voit, Stirner n'a pas inventé le sentiment de l'unicité, s'il a inventé le mot. Ce sentiment se confond avec le sentiment même de l'individualité. Être individualiste; c'est se complaire dans le sentiment, non pas même de sa supériorité, mais de sa "différence", de son unicité. Et cela dans n'importe quelles conjonctures, même les plus adverses ou même les plus affreuses.


Il est telle espèce d'hommes qui, frappés par le sort, honnis par la tourbe des imbéciles, engagés dans une de ces impasses de la vie où il semble qu'on doive toucher à l'extrême désespoir, précisément dans ce moment, trouvent une exaltation de force et d'orgueil dans le sentiment de leur moi et ne voudraient pas changer ce moi contre n'importe quel autre, tant favorisé fût ce dernier moi par la fortune ou par les hommes.


L'individualiste fait résider toute sa valeur et tout son bien non.dans ce qu'il possède, ni dans ce qu'il représente, mais dans ce qu'il est."



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