La Guerre – Anna de Noailles, Les Forces éternelles (1920)
Dernière mise à jour : 11 nov.
Ces enfants, bondissant, partaient, contents de plaire Au devoir, à l'honneur, à l'immense atmosphère, Aux grands signaux humains brûlant sur les sommets. Ils dorment, à présent, saccagés dans la terre Qui fera jaillir d'eux ses rêveurs mois de mai...
"La Jeunesse des morts"
Anna de Noailles, Les Forces éternelles (1920)
Anna de Noailles avec un soldat, dans les tranchées (Reims, 1916)
© BNF
La première partie des Forces éternelles, recueil d'Anna de Noailles publié en 1920, est intitulée sobrement « La Guerre ». Trente-cinq poèmes la composent, pensés comme autant d'hommages à cette jeunesse marquée par le sacrifice et l'horreur. Trente-cinq poèmes dont nous proposons ci-dessous quelques échantillons. Elle les écrivit pour soulager sa propre angoisse. Mettre des mots sur l'indicible. Louer l'honneur de ces hommes qui avaient vingt ans, « l'âge où l'on ne meurt jamais »… Anna de Noailles suivit la guerre de près. Dès le 28 juillet 1914, pressentant l'anéantissement à venir, elle écrivait à son amie et confidente Augustine Bulteau : « La vie est suspendue, haletante, bouleversée, on est là impuissant devant le jeu vaniteux et monstrueux de la fatalité ». Six jours plus tard, c’est son époux Mathieu de Noailles qui était mobilisé. Anna fut loin d'être inactive, durant ces quatre années. Elle reçut de nombreux messages de combattants ; envoya des colis aux soldats ; alla rendre visite à son mari dans les tranchées ; se rendit à Verdun (en octobre 1916). Et elle donna des visites, aux blessés (à l'hôpital — notamment celui de Larressore, près de Bayonne où elle était descendue quelques temps au début de la guerre, avec sa mère et son fils, puis un peu plus tard à l'hôpital des Quinze-Vingts, à Paris, mais aussi à l'hôtel Carlton de Biarritz, transformé provisoirement en hôpital). Là, quand elle n'écrivait pas de lettres aux mères des poilus, elle y faisait la lecture de ses propres poésies. On peut imaginer la surprise, l'agacement peut-être, aussi, qu'elle a pu susciter ; la comtesse détonnait dans un tel contexte, ainsi agitée et effervescente, déclamant ses vers avec l'exaltation et l'emphase qu'on lui connaît. Pourtant, plus la guerre se poursuivait et plus elle s'enfonçait dans la dépression, comme désapprenant à vivre ; « Respirer semble une trahison ». « Nous, dans notre agonie anxieuse et chétive/Nous saurons qu'il est vain que l'on meure ou qu'on vive » écrivait-elle encore dans ses poèmes. Ses vers précédents, en particulier ceux des Vivants et des Morts (1913), étaient déjà durement marqués par l'angoisse et par cette profonde mélancolie, innées chez elle ; dans cette première partie des Forces éternelles, l'ombre de la mort, qui l'a toujours particulièrement hantée, plane plus encore — la guerre a cristallisé et amplifié ses propres terreurs. En mai 1918, souffrante, elle écrivait à la princesse de Polignac Winnaretta Singer, dite « Winnie » : « Que j'aimerais être débarrassée d'une si douloureuse vie ! ». Après la guerre, Anna fut pourtant plus active que jamais, comblant son mal par une frénésie d'activités, de mondanités, et par une multitude de projets littéraires. Voilà bien toute la contradiction, peut-être voisine du caprice, d’une poétesse aux mille visages.
Le temps n’a pas effacé l’horreur de 14/18. Et ces poèmes de guerre, témoignage sensible d’un carnage absolu et d’une injustice ineffaçable, ces poèmes qui disent d’ailleurs si bien la douleur, qui en transcrivent toutes les nuances, n’ont pas vieilli. Leur beauté est immuable — n’en déplaise à l’opinion de quelques médisants sur la « poésie patriotique », inégale, certes, mais souvent plus justement poignante que larmoyante.
« Un million de morts, et chaque mort unique ».
(« Componction »)
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Choix de poèmes
Tout nous fuit...
Tout nous fuit, l'homme meurt, les âmes ont des ailes ; Ainsi qu'une fumée active à l'horizon Le souffle bondit hors des charnelles prisons ; Aux terrestres désirs l'être n'est plus fidèle ! Se peut-il ? Respirer semble une trahison ! La vie a pour soi-même une haine mortelle. — Reverrons-nous un jour une heureuse saison Avec son déploiement de minces hirondelles Et son ciel bleu versé sur les toits des maisons ? Reverrons-nous, avec de limpides prunelles, L'étoile qui s'entr'ouvre à la chute du jour, Dans le soir sensitif et pareil à l'amour ? Percevrons-nous avec une oreille paisible Le vaporeux tissu du doux chant des oiseaux Etincelant ainsi qu'un rayon invisible, Et la Nuit naviguant sur le calme des eaux ? — Destin, nous rendrez-vous, après des heures telles Que le globe à jamais semble hostile aux humains, L'ineffable douceur de prendre une autre main Quand les parfums du soir lentement s'amoncellent Sur la rêveuse paix déserte des chemins ? Nous rendrez-vous, malgré ce qui meurt et chancelle, Le goût naïf et sûr des choses éternelles ?... Mars 1915.
Celui qui meurt
Regarde longuement celui qui meurt. Voilà
Ce que la guerre atroce à tout instant consomme :
Elle puise en ce corps son effroyable éclat ;
La gloire, c'est Verdun, c'est la Marne et la Somme,
Une armée, c'est un flot compact et rugissant
Où nul visage encor n'émerge et ne se nomme,
Où des milliers de coeurs ont confondu leur sang,
Mais un mourant, c'est un seul homme !
Un seul homme étendu : austère immensité !
Un seul, et tout le poids de la douleur sur lui !
Un seul supplicié sur qui tombe la nuit
Dans les champs. Seul vraiment. Pour lui s'est arrêté
Cet unanime élan de colère et d'audace
Qui l'emportait, puissant, multiplié, tenté,
Epars dans son effort, son espoir et sa race !
Il est seul, il n'est plus de ce groupe irrité
Qui harcèle âprement l'obstacle, et l'escalade !
Il est devenu seul. C'est le plus grand malade.
La mort délie en lui les cordes du héros.
Il est tout seul, avec sa chair, son sang, ses os,
Et toute sa chétive et faible exactitude.
Nul n'est semblable à lui : qui meurt n'a pas d'égaux.
Rien ne peut ressembler à cette solitude !
Ô corps mourant à qui plus rien n'est marié !
— L'Histoire passe avec ses canons, ses lauriers,
Son tremblement qui moud les routes et les mondes!
Mais cet enfant qui meurt ne sait. La lune est ronde
Au haut du calme ciel où tous les yeux humains
Se posent sans conflit, cependant que les mains
S'acharnent à tuer. Où sont les camarades
De cet enfant qui meurt ? Mais les reconnaît-on
Ces guerriers dans la nuit, ces obstinés piétons
Qui n'ont jamais fini de servir ? A tâtons
Ils continuent l'épique et sombre promenade
— Et que pourraient-ils dire à celui-là qui meurt ? —
Que vous avez vaincu, cher être, on est vainqueur
Quand on est ce mourant sous les astres. Naguère
Un homme seul, pareil à vous, sans se plaindre, les yeux
Semblables à vos yeux pleins d'espace. Ô soldats,
Dont le sang juvénile a coulé sur la terre,
Soyez bénis, chacun, comme peut l'être un dieu,
Christ de la monstrueuse et de la juste guerre !
Juillet 1917.
Astres qui regardez...
Astres qui regardez les mondes où nous sommes,
Pure armée au repos dans la hauteur des cieux,
Campement éternel, léger, silencieux,
Que pensez-vous de voir s'anéantir les hommes ?
A n'être pas sublime aucun ne condescend ;
Comme un cri vers l'azur on voit jaillir leur sang
Qui, sur nos coeurs contrits, lentement se rabaisse.
— Morts sacrés, portez-nous un plausible secours !
Notre douleur n'est pas la soeur de votre ivresse ;
Vous mourez ! Concevez que c'est un poids trop lourd
Pour ceux qui, dans leur grave et brûlante tristesse,
Ont toujours confondu la vie avec l'amour...
Juin 1915.
Aux soldats de 1917
Les vers que l'on écrit en songeant aux batailles
Tremblent de se sentir hardis.
Que peut le faible chant dont mon âme tressaille,
Puisque les soldats ont tout dit ?
Puisqu'ils ont ajouté, ces dompteurs infaillibles
Du danger, de l'ennui, du temps,
A leurs actes brûlants, à leur âme visible,
Des cris stoïques ou contents !
Puisqu'ils ont simplement, et comme l'on respire,
Connu le sublime et l'affreux,
Quelle voix au lointain oserait les traduire ?
L'on n'est rien si l'on n'est pas eux.
Puissent-ils, ces ardents remueurs de la terre,
Que leur coeur devrait étonner,
Entendre fièrement, quand nous parlons, se taire
Notre grand amour prosterné !
— Ô soldats patients, sérieux, sans emphase,
Qui contemplez votre labeur,
Concevez que la vaine activité des phrases
Nous confonde et nous fasse peur!
Concevez que, vraiment timide, on considère
Vos beaux visages rembrunis,
Où la pluie a frappé, où le soleil adhère,
Où s'est répandu l'infini !
Concevez, qu'ébloui, on se dise: "Ces hommes
Sont l'espace et sont les saisons ;
Et, pourtant, ils étaient jadis comme nous sommes:
Leur désir, leurs voeux, leur raison
Inclinaient vers la claire et spacieuse vie,
Vers l'amour, la paix, le bonheur ;
Mais l'offense est venue, ils n'ont plus eu envie
Que d'être têtus et vainqueurs !
Les voilà dans le sol, debout, et côte à côte
Plantés comme des peupliers ;
La terre indifférente a senti par ses hôtes
Un rêve immense s'éveiller,
Ils sont là, longuement, sous le climat terrible
Qu'est devenu le noble éther ;
Le feu, l'acier mortel, les hululements criblent
L'antique silence de l'air.
La Nature ignorante ajoute à ce vacarme
Sa pluie ou ses cuisants soleils ;
Ils sont là, sans répit, sans refus, sous leurs armes,
Et depuis trois ans si pareils
Que l'on pourrait penser qu'une forêt vivante,
Bleuâtre, animée et sans fin,
A surgi des sillons, et que le sol se vante
D'avoir pour sève un sang divin !
Ils ont vingt ans. C'est l'âge ébloui et sublime
Où l'être dans l'azur est pris.
Ces corps adolescents ignorent nos abîmes :
Ils font la guerre avec l'esprit !
Hélas ! Ils font la guerre inique avec leurs ailes,
Ces anges aux yeux sérieux !
Quand leur âme voit tout s'ébranler autour d'elle,
Ils ont la sûreté des cieux !
Mais nous ne savons pas, nul ne saura, leur mère
Elle-même ne saura point
Parfois quelle tristesse, hélas ! quelle eau amère
Vient noyer leur coeur ferme et joint.
Jamais nous ne saurons ce que vraiment ils pensent,
Tout seuls, chacun seul avec soi,
Quand ils goûtent, chacun tout seul, dans le silence,
Ce qui peine et ce qui déçoit !
— C'est à votre secret, que vos coeurs nous refusent,
A ces grands cris que vous taisez,
Que j'adresse aujourd'hui, maladroite et confuse,
Cet humble hommage malaisé.
Laissez que le poète, empli de sa faiblesse,
Et qui n'est rien, n'étant pas vous,
Vous dise : Je m'unis à tout ce qui vous blesse,
Je fais le guet à vos genoux.
Mains jointes, je m'unis à ces douleurs passives
Que jamais vous ne laissez voir ;
Je veille à vos côtés au Jardin des olives,
Je goûte à votre fiel, ce soir.
Je ne peux pas mêler ma voix à votre gloire,
A vos divins renoncements :
Hommes éblouissants qui montez dans l'Histoire,
Je vous contemple seulement !...
4 août 1917.
Les morts pour la Patrie
Les morts pour la Patrie ont la gloire plénière.
Ce long halètement des coeurs vers la lumière,
Où le génie humain épuise son effort,
Ceux-là n'en ont pas eu besoin : ils sont bien morts :
D'un coup ils ont rejoint l'éternité des siècles ;
Artisans du futur, ils ont près d'eux les aigles
Et la colombe avec l'olivier en son bec.
Ils dorment sous la vaste épitaphe des Grecs
Dont le monde à jamais s'ennoblit et s'étonne :
"Passant, regarde, et va dire à Lacédémone..."
Ces mots-là sont plus beaux qu'avoir vingt ans encor.
Nul ne mourra jamais aussi bien qu'ils sont morts.
L'ode, la symphonie et les nobles musées
Ne peuvent égaler ces âmes amusées
A jeter, comme un blé débordant le semeur,
Les astres qu'un héros lance aux cieux quand il meurt.
Ils ont rendu la nue épique et surhumaine ;
L'espace, imprégné d'eux, perpétue et ramène
Leurs souffles, leurs regards et leurs fiers mouvements.
Ils ne sont plus des corps, ils sont des éléments.
Ils nous laissent la mort restreinte et solitaire,
L'angoisse de descendre, amoindris, sous la terre :
C'est par la solitude et son manque d'amour
Qu'il est dur de quitter la lumière du jour !
Nous, dans notre agonie anxieuse et chétive,
Nous saurons qu'il est vain que l'on meure ou qu'on vive,
Puisque, pendant des jours et des nuits, les combats
Jetaient de jeunes corps qui ne murmuraient pas.
Mais eux, foule héroïque éparse dans la brise,
Cavalcade emportée, escadrons, pelotons,
Ils ont cerclé l'azur d'une immortelle frise
Qui fait à l'univers un sublime fronton !
Les mondes périront avant qu'ils ne périssent.
Mourants, nous envierons leur turbulent destin,
Nous dirons, en songeant à leur grand sacrifice :
L'azur brillait, c'était quelquefois le matin
Quand il fallait partir au feu; le frais feuillage
Se mouvait comme l'eau drainant ses coquillages.
Il voyait s'éveiller le doux monde animal.
L'odeur de la fumée et du chaume automnal
Répandait son furtif et pénétrant bien-être ;
Les volets dans le vent battaient sur les fenêtres
Le village était gai, sentant qu'il serait fier,
On respirait l'odeur de la gloire, dans l'air ;
Parfois, on entendait tomber les glands des chênes
Jetés par l'écureuil ; la pierreuse fontaine
De son jet mesuré, distrait et persistant,
Lavait, désaltérait ces visages contents
Qui laissaient sans regret une dernière alcôve.
Les femmes apportaient les glaïeuls et les mauves
Du verger. Les enfants se faisaient signe entre eux,
Que ces ainés partaient pour d'ineffables jeux.
On s'empressait, nouant à la hâte, aux armures,
Les fleurs, prêtes déjà pour des tombes futures.
Les soldats se mettaient en marche. Leur maintien
Semblait prendre congé du joug quotidien
Dont nulle âme ici-bas, si Dieu l'a faite altière,
N'a supporté sans pleurs le pain et la litière...
Ils partaient, ils étaient hardis, chacun voulant
Etonner son ami par un plus noble élan,
Leurs âmes, en montant, se bousculaient sans doute
Sur la céleste voie où les héros font route.
Ils riaient. En riant, ils savaient que l'on meurt
Quand on accepte avec cette royale humeur
De courir à l'assaut comme à la promenade.
Ils mettaient leurs gants blancs devant la canonnade
Et tendaient cette main de fiancé joyeux
A la vierge d'airain qui leur broyait les yeux
Jusqu'à ce que le jour sombrât sous leurs paupières...
Ô morts, assistez-nous à notre heure dernière !
Prenez pitié de nous, sachez combien vraiment
Nous vous avons aimés fièrement, humblement !
Dites-nous, pour qu'un peu de force nous soutienne :
"J'eus la mort des élus, sache endurer la tienne
Avec ce qu'elle a d'âpre, et de pauvre et d'amer.
Oui, j'ai goûté le feu, j'ai marché sur la mer,
J'ai crié : Lève-toi ! à des têtes penchées,
Et ma voix réveillait les morts dans les tranchées.
J'ai noué sur mon coeur frémissant et muet
Une chaîne d'acier que le soupir rompait.
J'ai tenu dans ma main une moisson de lances
Et manié un fer plus dur : la patience.
J'ai bu mon sang. J'ai pris, il le fallait aussi,
De l'ennemi blessé un fraternel souci.
O toi, qui n'as pas pu mourir dans cette gloire,
Apaise-toi. Je suis un ange dans l'Histoire,
L'Histoire, que tout être implore les doigts joints,
Mais je commande encor, chère âme, et je t'enjoins
De poser doucement ton front dans ma blessure,
Je n'étais pas cruel quand je tuais. Mesure,
Dans ce coeur entr'ouvert d'où s'épanche le sang,
Combien la haine est faible et l'amour est puissant.
Nous fûmes les soldats de l'amour, ceux qui disent :
Nous faisons l'avenir, et nos terres promises
— La liberté, l'espoir, l'orgueil loyal et droit, —
Nous ne permettrons pas, ô peuples, que vos rois
En fassent un désert où de serviles hordes
Enchaîneraient la Paix et la Miséricorde !
Nous gravissons les Monts. Honte à celui qui met
Un obstacle à l'attrait sublime des sommets
D'où le cœur s'apparente à la nue infinie..."
Si vous parlez ainsi près de mon agonie,
Soldat de dix-neuf cent quatorze, cher humain,
Je laisserai s'ouvrir docilement ma main
Qui fermait sur le monde une étreinte acharnée ;
Je verrai sans regret mon esprit s'engloutir
Dans votre éternité illustre de Martyr !
Octobre 1914.
La jeunesse des morts
Le printemps appartient à ceux qui lui ressemblent,
Aux corps adolescents animés par l'orgueil,
A ceux dont le plaisir, le rire, le bel oeil
Ignorent qu'on vieillit, qu'on regrette et qu'on tremble.
— Ô guerrière Nature, où sont ces jeunes gens ?
Quel est ton désespoir lorsque saigne et chancelle
La jeunesse, qui seule est fière et naturelle
Et brille dans l'azur comme un lingot d'argent ?
Ces enfants, bondissant, partaient, contents de plaire
Au devoir, à l'honneur, à l'immense atmosphère,
Aux grands signaux humains brûlant sur les sommets.
Ils dorment, à présent, saccagés dans la terre
Qui fera jaillir d'eux ses rêveurs mois de mai...
— Songeons, le front baissé, au glacial mystère
Que la Patrie en pleurs, mais stoïque, permet.
Ils avaient vingt ans, l'âge où l'on ne meurt jamais...
Prière du combattant
Pulpe du jour, azur pénétré de lumière,
Vol calme des oiseaux. Bien-être respirant,
Confiante douceur des choses coutumières,
Me voici, simple, fier et franc.
J'offre à votre splendeur éternelle et candide
Ce corps, souvent blessé, qui n'eut d'autre souci
Que de combattre avec une audace lucide,
Mourir c'est vous aimer aussi.
Lorsque je défendais le rivage et la terre
Où vous m'avez fait croître ainsi que l'olivier,
Nature, dont je suis la plante humble et prospère,
Je mourais pour que vous viviez.
Je ne vous dirai point de trompeuses paroles,
La guerre est pour tout être un fléau révoltant,
La Pitié, cheminant quand les Victoires volent,
Pleure sur tous les combattants.
Parfois, lorsque, parmi de longues agonies,
La lune au clair visage aplanissait les cieux,
Mon coeur se reliait à la nue infinie :
L'homme a sa grandeur par les yeux.
Je contemplais l'espace où tout fermente et veille,
Où l'esprit se mélange à l'éternel destin,
Et j'entendais ce bruit de pensantes abeilles
Que font les astres clandestins !
Vainqueur, mon front guerrier fut couronné de lierre,
J'ai passé fier mais doux au milieu des vaincus,
Mon orgueil réjoui absorbait la lumière,
Et cependant je n'ai vécu
Que depuis le moment où, soumis, ô Nature,
A ton unique voeu solennel et secret,
Je presse contre moi l'humaine créature
Qui m'est soleil, onde et forêt !
Mon être qui flamboie au souffle de sa bouche
Voit la vie et la mort en lumineux confins,
C'est par la volupté brûlante que l'on touche,
Ô monde, à ton âme sans fin !
L'univers provocant que jamais n'apprivoise
Le suppliant désir tendu vers sa beauté,
Je l'attire et l'obtiens lorsque mes bras se croisent
Sur un corps semblable à l'été !
Je travaille, je sais que l'homme est éphémère,
Que son ouvrage est vain, que son renom est court,
Que, pareil à l'Automne, il se mêle à la terre,
Mais la gloire est sacrée en servant à l'amour.
— Amour, divinité immense et solitaire ! —
Et quelquefois, la nuit, mon esprit curieux
Entend, tel un torrent situé sous les cieux
Qui roule mollement comme un dolent tonnerre,
Le soupir des amants et des ambitieux !
Certitude
On tue, et je savais qu'il ne faut pas tuer,
Je savais que la vie est la déesse auguste,
Qu'il fallait être bon plus encor qu'être juste,
Je suis de ceux que rien ne peut habituer
A la douleur humaine, à l'immense agonie
Qui déchire le globe et fait gémir les airs;
Bien qu'au fléau la gloire est désormais unie
Je pleure sur les morts aujourd'hui comme hier ;
Et pourtant, à présent, je sais que rien n'égale
L'héroïque abandon, suprême et sans retour ;
Je sais que l'honneur est le faite de l'amour,
Et que la jeune mort est la mort triomphale.
Je sais qu'ils ont atteint le but essentiel,
Qu'ils ont vaincu la tombe et n'en sont pas victimes,
Ces garçons soulevés hors de l'étau charnel ;
Je sais qu'ils ont semé des astres dans l'abîme,
Qu'ils ont marqué leur sol d'un sceau spirituel,
Qu'ils ont donné le sacre à la forme du crime,
Et que leurs doigts sanglants leur ont ouvert le ciel...
Août 1915.
Le jeune mort
Tu meurs, ces mots sont brefs. Quelques mots pour nous dire
Ce qu'on ne peut pas concevoir !
Ta voix se tait, ton cou jamais plus ne respire,
Tu ne peux entendre ni voir.
Tu fus et tu n'es plus. Rien n'est si court au monde
Que ce pas vers l'immensité.
Le plus étroit fragment des légères secondes
T'a saisi et t'a rejeté.
En quel lieu s'accomplit ce suffocant mystère
Dont s'emparent l'air et le sol ?
Le souffle, quand le corps se mélange à la terre,
Monte-t-il vers les rossignols ?
Mais l'humble effacement de ton être qui cesse
Vient rendre mon coeur défiant !
J'ai peur de la pesante et rigide paresse
Pour qui rien n'est clair ni bruyant !
Où vis-tu désormais ? Etranger et timide
Combles-tu l'air où nous passons ?
Flottes-tu dans tes nuits, lorsque la brise humide
A la froide odeur des cressons ?
Quelle fut ta pensée en ce moment terrible
Où tout se défait brusquement ?
As-tu rejoint soudain, comme une heureuse cible,
L'allégresse des éléments ?
L'azur est-il enfin la suave patrie
Où l'être attentif se répand ?
Rêves-tu comme moi, au bruit mol et coupant
Du rouleau qui tond la prairie ?
— Ô mort que j'ai connu, qui parlais avec moi,
Toi qui ne semblait pas étrange,
D'où vient ma sombre horreur lorsque je t'aperçois
Moitié cadavre et moitié ange ?
Les respirants lilas, dans ce matin de mai,
Sont de bleus ilots de délices ;
Jeune instinct dispersé, n'entendras tu jamais
Le bruit d'un jardin qu'on ratisse ?
Ton âme a-t-elle atteint ces hauteurs de l'éther
Où vibre la chanson des mondes ?
Frôles-tu, dans la paix soleilleuse des mers,
Les poissons amoureux de l'onde ?
Comme tout nous surprend dès qu'un homme est passé
Dans l'ombre où ne vient pas l'aurore!
Se peut-il que l'on soit, l'un du côté glacé,
L'autre du côté tiède encore ?
Un mort est tout grandi par son puissant dédain,
Par sa réserve et son silence ;
Ah ! que j'aimais ton calme et mon insouciance
Quand tu vivais l'autre matin !
Tu ne comptais pas plus que d'autres jeunes êtres,
Comme toi hardis, fiers et doux :
Ô corps soudain élu, te faut-il disparaître
Pour briller ainsi tout à coup ?
— Le vent impatient, qui toujours appareille
Vers quelque bord réjouissant,
Qui se dépêche ainsi que la source et le sang,
Que la gazelle et que l'abeille,
Le vent, vif compagnon du souffle, gai transport
Qui s'allie avec la poitrine,
Qui fait danser la vie, ainsi que dans les ports
Les bricks sur la vague marine,
Le clair vent printanier qui ressemble à l'espoir,
Vient-il s'attacher comme une aile
A ton corps embué que je ne sais plus voir,
Perdu dans la vie éternelle ?
***
Ô Mort, secret tout neuf, et l'unique leçon
Que jamais l'esprit n'assimile,
Mendiante aux doigts secs, dont la noire sébile
Fait tinter un lugubre son;
Ô Mort, unique but, abîme où chacun verse
Sans que jamais nul ne l'aidât ;
Cadavre humain qui fis, dans un jardin de Perse,
Trébucher le jeune Bouddha ;
Ô Mort, dont la cruelle et sordide indécence,
Provocante et s'étalant là,
Rendit sombre à jamais, au sortir de la danse,
L'adolescent de Loyola ;
Figure universelle, et que toujours l'on voile,
Montre-moi bien tes yeux rongés,
Afin que, sous la paix divine des étoiles,
Dans ce parfum des orangers,
Ce soir, le front levé vers la nue qui m'enivre
Par son éclat voluptueux,
J'oppose à la fureur unanime de vivre
Un coeur à jamais dédaigneux !
Le départ
(Août 1914)
"Quand la Liberté vous appelle
Sachez vaincre ou sachez mourir."
On les voyait partir, se plaçant dans l'Histoire,
Régiments déliés, Alphabet des Victoires,
Stances au pas rythmé d'un poème éternel...
Leur calme résolu, grave et noble, était tel
Qu'on n'eût pu deviner à leur marche affermie
S'ils partaient pour un jour ou pour l'heure infinie.
Ainsi vont les soldats pleins d'un même génie...
Mais dès qu'ils ont touché le sol d'Alsace, — quand
Ils ont vu s'élancer tous les ruisseaux fringants
Qui venaient accueillir et porter les nouvelles,
Quand l'été flamboyant gisant sur les airelles,
Quand le galop léger du vent dans les forêts,
Quand enfin l'inquiet et l'unanime apprêt
D'un pays enchaîné hêlant sa délivrance
Eut troublé ces soldats qui prolongeaient la France,
Oubliant qu'ils étaient d'abord obéissants,
Ils bondirent, jetant comme un cadeau leur sang !
— Quel appel, quel aimant mystérieux, quel ordre
Vainquit leur discipline, inspira leur désordre,
D'où battait ce lointain, vague et puissant tambour ?
— C'est que Rapp à Colmar et Kléber à Strasbourg,
Kellermann à Valmy, Fabert à Metz, et blême
De n'avoir pu sauver tout son pays lui-même,
Ney, qui voulait sur soi engloutir les combats,
Desaix, Marceau, Lassalle, — et vous aussi, Lebas,
Et Saint-Just, vous aussi ! — ô fiers énergumènes
Dont les plumets flambants sont pris chez le fripier,
Qui déchaussiez la nuit l'étranger qu'on amène,
Pour que la jeune armée eût des souliers aux pieds, —
C'est que tous les aïeux s'éveillant dans les plaines
Entonnèrent un chant, longuement épié !
C'est que, debout, dressés dans leur forte espérance,
Ces héros offensés qui rêvaient à la France
Sur le socle de bronze où le temps met les dieux,
Leur firent signe avec la fixité des yeux !
Soldats de dix-neuf cent quatorze, à quelle porte
Se ruait votre alerte et fougueuse cohorte ?
— C'est que vous vouliez faire, ô hurlants rossignols,
Rentrer dans la maison d'où s'élança son vol,
La Marseillaise en feu, qu'un soir Rouget de Lisle
Fit du bord d'un clavier s'épancher sur la ville;
C'est que cette indomptée, aux bras tendus en arc,
Est, les cheveux au vent, la soeur de Jeanne d'Arc ;
C'est que le Rhin, sur qui des siècles se suspendent,
Ô soldats de l'An deux, souhaitait qu'on entende,
Déchaîné par les cris, par les bras écartés,
L'ouragan de la Paix et de la Liberté !
Victoire aux calmes yeux...
Victoire aux calmes yeux qui combats pour les justes,
Toi dont la main roidie a traversé l'enfer,
Malgré le sang versé, malgré les maux soufferts
Par les corps épuisés que tu prenais robustes,
Malgré le persistant murmure des chemins
Où la douleur puissante en tous les points s'incruste,
Je te proclamerais divine, sainte, auguste,
Si je ne voyais pas dans ta seconde main,
Comme un lourd médaillier à jamais sombre et fruste,
Le grand effacement des visages humains...
Héroïsme
Mourir de maladie c'est mourir chez les morts,
C'est avoir vu s'enfuir la moitié de son âme,
C'est implorer en vain le Destin qui réclame,
Mais ceux qui pleins d'un net et bondissant ressort
Acceptent hardiment le rendez-vous suprême
Et tendent sans trembler leur main à l'autre bord,
Connaissent la fierté de mourir quand on aime,
Portés par le divin au-dessus de l'effort...
— Heureux ceux qui, frappés au moment qu'ils agissent,
Ont franchi d'un seul pas les regrets et la peur,
Et qui, loin de la morne et trainante torpeur,
Sont morts pour la Patrie et morts pour la Justice ;
— Pour la calme Justice au coeur plein de bonté,
Compagne de l'esprit et sa grande exigence !
La Justice au bras fort mais jamais irrité,
Et qui, laissant glisser nonchalamment la lance
Dont le lys déchirant ombrageait sa clarté,
Equilibre sa pure et prudente balance
Par le poids de l'amour et de l'intelligence !
Componction
J'ai mis mon coeur avec de jeunes morts naguère,
Mais comment vous parler, soldats morts dans la guerre,
Immensité stoïque et gisante, par qui,
A votre exclusion, tout bien nous fut acquis ?
— Un million de morts, et chaque mort unique :
Un mourant, sa fierté, sa foi, son dénûment,
Sa pitié de soi-même à son dernier moment,
Cette acceptation secrète et nostalgique,
Et l'univers humain qui s'évade d'un corps
Comme un vol effrayé de fuyantes abeilles !
Les leçons de Virgile et celles de Corneille,
Les horizons, l'orgueil, le plaisir, les efforts,
L'espérance, tout est abattu lorsque tombe
Un de ces beaux vivants qui désigne sa tombe
Et la creuse, étendu, de la tête aux talons...
— Avons-nous vraiment dit parfois : "Le temps est long"
Quand nous étions étreints par l'attente et l'angoisse ?
Mais eux, membres épars, noms légers qui s'effacent,
Histoire écrite avec le silence et l'espace,
Souterraine torpeur, le secret de chacun
A jamais enfoui dans le sol froid et brun,
Eux, dont vont se perdant la mémoire et la trace,
Eux, moins que la rosée et moins que le parfum!
— Mais non, vous n'êtes plus ni morts ni solitaires,
Buée aérienne et vigueur de la terre !
Vous ne vous dressez plus contre d'autres humains,
Bonté tragique, inerte et dissoute des mains !
Vous qui fûtes l'honneur, la douleur, le courage,
Jeunes corps à la fois épouvantés et sages,
Qui, voyant se lever vos meurtriers matins,
Êtes tranquillement entrés dans le destin,
Morts émanés des bois, des routes et des plaines,
Vous qui contre la guerre à jamais protestez
Par le divin soupir des calmes nuits d'été,
Vous enseignez la paix, vous repoussez la haine,
Vous exigez qu'on croie à la bonté humaine,
Vous portez l'avenir sur vos coeur essaimés,
Infinité des morts, qui permettez d'aimer !...