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Photo du rédacteurIrène de Palacio

L'Honneur de souffrir (Anna de Noailles)


"Et la plus morte mort est d'avoir survécu..."

Anna de Noailles, L'Honneur de souffrir, Poème XIII, 1927




Publié en 1927, L'Honneur de souffrir est un recueil particulièrement crépusculaire, sépulcral — à l'apogée du style noaillien, symbiose de mélancolie et d'exaltation, développé et affermi d'œuvres en œuvres depuis Le Cœur innombrable (1901). En 1927, Anna de Noailles (1876-1933) est aussi seule qu'entourée, et déjà à l'épilogue de sa vie. Tout l'accable ; elle assiste à la fin d'un monde, voit s'éteindre autour d'elle les êtres chers, les passions d'antan. Sa sœur Hélène, de qui elle est si proche, la quittera deux ans plus tard. Que peut bien encore apporter l'existence terrestre qu'elle n'aurait déjà trouvé, en des temps plus doux, auprès de ceux qui désormais ne sont plus ? Long chant d'amour et d'adieu, L'Honneur de souffrir expie la peine trop vive causée par l'absence. Il est un abandon, aussi, une lente capitulation vers la mort, une immersion, dans l'épreuve de tous les deuils impossibles. Les poèmes sont bien une "consolation", écrit Noailles, mais sont "sans espérance" ; il faut cependant écrire la souffrance, en dire toutes les amères vérités. A la manière d'un dialogue et d'une symphonie, ici associés aux frappantes gravures de Paul-Albert Besnard (1849-1934), ces vers n'atténuent pas la peine, mais la transcendent. "Absents ! vous seuls que j'aime/Votre mort prolongée a l'aspect d'un blasphème."



--


A mes Amis

qui m'ont quittée,

que je ne quitte point.


A. N.



I


— Dans l'âpre solitude où tu vis désormais,

Faut-il que jamais plus nul désir ne pénètre ?


— Je suis seule, en effet, et suis digne de l'être.

J'habite la ténèbre où sont ceux que j'aimais.


(...)



Tristesse, 1887



XXI


Je chante. Un chant répond. Mais ce n'est pas l'écho.

Jamais un cri si fort ne revient vers moi-même.

Je suscitais autrui. Tout m'aime lorsque j'aime.

Tout est détresse aussi quand de moi rien n'essaime


— Mon cœur a des miroirs, mais il n'a pas d'égaux.



L'Amour, 1885–87



IX


La nuit, lorsque je dors et qu'un ciel inutile

Arrondit sur le monde une vaine beauté,

Quand les hautes maisons obscures de la ville

Ont la paix des tombeaux d'où le souffle est ôté,


Il n'est plus, morts dissous, d'inique différence

Entre mon front sans âme et vos corps abolis,

Et la même suprême et morne tolérance

Apparente au néant le silence des lits.



Le Duel, 1900



XVI


L'ennui, l'affreuse peine admise, et que l'on tait.

L'effort à tout instant, et nulle récompense.

Ne pas se souvenir qu'on est, mais qu'on était.

Éviter ce qu'on sent, craindre ce que l'on pense.

Savoir ! A tout chagrin pouvoir dire : "Je sais".

Contempler les humains et leur besogne honnête

En méprisant leur âpre ou fructueux essai,

Qu'on juge vain. Haïr la terrestre planète

Qui, sous la morte lune, exemplaire décor,

Poursuit son cours distrait, cruel et misérable,

Qui soutient, bouleverse et résorbe les corps.

N'ayant plus de souhaits, être toujours instable.

Avec aucun humain ne rechercher d'accord.

— Ô toi dont je n'ai pas suivi la sombre pente,

Voilà ce que ta mort accorde à ta vivante !



La Présentation, 1900



XI


(...)


— Je vis, mais mon mépris d'être vivante est tel

Que partout je ne vois que mascarade amère ;

Aucune pauvreté, aucun débris d'autel

Ne peut se comparer au sens de l'éphémère

Qui remplace en mon cœur le goût de l'éternel.




La Muse accoudée, 1884



CVI


(...)


Rien ne vaut que l'espoir et les rêves qui mentent,

Que l'agile tendresse au cœur précipité,

Que l'orgueil frémissant, ou bien la volupté

Pareille à la musique en promesses démentes.




Dans les cendres, 1887




LXXXVI


Quand on s'est emparé par amour, par puissance,

De l'espace imprégné de couleurs et d'essences ;

Quand on a tout compris et deviné, si bien

Que, sauf un mal nouveau, l'on n'apprendra plus rien ;

Quand le rêve exigeant et le regard sans voiles

Semblent avoir pressé jusqu'au suc des étoiles ;

Quand on fut cet humain surprenant, dont le sort

Forçait la chance avare et repoussait la mort,

Il est bon que l'esprit qui parfuma le monde

Et qui vanta les jours aux bondissants ressorts

S'indigne du destin déloyal et retors,

Et frappe l'infini des pierres de sa fronde...




Elle consacre l'amour, 1900




XCIV


Quand j'aurai tout nié, l'azur encor m'émeut.

Dans le large carré de la fenêtre ouverte,

Ailé, dominant l'arbre orné de plumes vertes,

Posant sur la cité son scintillement bleu,

Prodiguant la chaleur où la brise est enclose,

L'indolent infini longuement se repose...

— Aucun précis aspect de la terre ne vaut

L'éther calme, constant, où cependant délire

Un diamant mouvant, chantant comme une lyre,

Qui fait bondir d'amour le coeur noble et dévôt.

— Azur ! que rien ne tache et que rien ne limite,

Sombre pendant les nuits, et tout le jour riant,

Vous me rendez le pur, l'ancestral Orient,

Mon cœur qui vous ressemble, et non qui vous imite,

Comme vous obscurci, mais comme vous brillant,

Est, parmi ses désirs et parmi les désastres,

Pénétré de soleil ou gravé par les astres.



L'Énigme, 1900



CI


Être pâle, muet, immobile, absent, mort...

Et le bleu de la nuit a son étoile heureuse,

Le murmurant silence anime l'ombre creuse,

L'amant rêve et gémit sur la lèvre qu'il mord.


(...)



Mélancolie, 1888



XXVI


(...)

— Si l'on songe à ce coeur d'ascète

Qu'on eut, à ce coeur charpenté

Pour traverser l'éternité,


Et que rien de cela ne reste,

Nul signe, nulle ombre, nul geste,

Et que le corps cesse d'aimer,


— Ô noblesse des yeux fermés

Dans le fond des tombes agrestes !



Le Deuil, 1886



LXVII


Vis, intrus éphémère, en qui la paix abonde !

Les grands proscrits sont ceux que le destin comblait,

Qui, debout sur la proue orageuse du monde,

Trouvaient leur parenté quand l'éther s'étoilait.

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