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L'Education de Stendhal




Extrait de :

Paul Arbelet

La jeunesse de Stendhal

(1914)





CHERUBIN BEYLE ET SON SYSTEME D'EDUCATION



« Combien j'enviais le neveu de madame Barthélémy, notre cordonnière ! »

{Henri Brulard, 95.)



Le système d'éducation qui fut imposé à Henri Beyle dès la mort de sa mère n'était pas cependant l'oeuvre unique de sa tante Séraphie. A vrai dire même, sa part consista surtout à exagérer, par de niaises tracasseries, la sévérité méthodique, ou, si l'on veut, la discipline grave que Chérubin Beyle avait conçue pour son enfant. Chérubin Beyle aimait son fils, il l'aimait trop, il l'aimait mal. Au lieu de s'essayer à pénétrer cette petite âme fermée qui ne demandait qu'à s'ouvrir, il voulut avant tout lui appliquer bon gré mal gré ce vêtement tout fait, l'éducation qui pour lui formait un idéal indiscuté. Et comme Chérubin Beyle était un homme à convictions, il ne douta pas un instant qu'il n'agît ainsi pour le plus grand bien de son fils. Il crut donc faire son devoir : certitude redoutable. Dès lors une révolte contre la discipline qu'il avait choisie lui sembla une espèce de dépravation. Il ne s'y obstinait que davantage : à la rigidité des hommes à principes. Chérubin ne joignait-il pas l'opiniâtreté et l'aveuglement des hommes passionnés ? Persuadé qu'il se dévouait à son fils, il croyait mériter toute sa reconnaissance, Henri Beyle ne lui en témoigna jamais aucune.


Son père, ulcéré et malheureux, fut dès lors convaincu, non seulement que son fils avait un mauvais esprit, mais qu'il avait un mauvais coeur. Une suite de raisonnements faux commença donc une mésentente qui ne fera que s'aggraver tous les jours. Il suffit de lire quelques lettres de Chérubin pour comprendre tout ce qu'il y avait de sincérité et d'inintelligence dans son austère affection pour son fils. « Il ne m'aimait pas comme individu, a dit Stendhal,mais comme fils devant continuer sa famille. » Nous n'en pouvons juger. Mais il semble que Chérubin aimât surtout dans Henri Beyle le fils accompli qu'il aurait voulu former. Et, à force de trop aimer ce fils idéal, il avait l'air de ne plus aimer du tout le garçon turbulent et rétif, à l'étrange caractère duquel il ne put jamais se résigner.


Pourtant il faisait sans relâche son devoir de père, avec toute l'affection grave et peu expansive dont il était capable. Il ne quittait pas le petit, qui se serait bien passé d'avoir, pour triste compagnie, cette « figure inflexible qui ne riait jamais. » La nuit même, il le gardait près de lui, dans son alcôve de la rue des Vieux-Jésuites, ou dans la chambre qu'il occupa un moment chez le docteur Gagnon. Il allait jusqu'à lui donner ces petits soins maternels qui prouvent la tendresse véritable. Il l'emmenait dans toutes ses promenades ; il l'associait à toutes ses passions, qu'il s'agît de l'économie rurale, de Bourdaloue, ou de David Hume.


Mais ces soins continuels étaient fort loin de le servir dans l'esprit d'Henri Beyle. Ils n'allaient jamais sans gronderies. Chérubin était de ces parents qui ne perdent pas une seconde leur enfant de vue, qui surveillent tous ses gestes, pour les rectifier, toutes ses paroles, pour les corriger. Tout devient donc prétexte à une morale appropriée. Ils enferment la libre spontanéité, les jolis caprices de l'enfant dans un réseau de petites leçons sages, froides, minutieuses et innombrables, auxquelles il ne saurait jamais échapper. C'est une pluie incessante qui l'énervé, ou l'abêtit. Beyle n'était pas de ceux qu'on abêtit ; il s'exaspéra.


Par l'effet de cette imagination qui lui créait des chimères et des monstres, ces parents si attentifs à ses moindres actions lui semblèrent des persécuteurs acharnés à le faire souffrir. Ses nerfs trop sensibles lui exagérèrent les gronderies de son père, pleines de bonnes intentions ; il crut y voir de la haine. Il la rendit avec usure. Triste victime d'une éducation trop fignolée et trop minutieuse.


« ... mes parents, s'ennuyant beaucoup, par suite de leur séparation de toute société, m'honoraient d'une attention continue... » — « Dans leur humeur noire, j'étais leur unique occupation, ils décoraient cette vexation du nom d'éducation et probablement étaient de bonne foi. »


Ces remontrances étaient pourtant présentées avec douceur. Mais Chérubin Beyle gardait toujours l'air grave qui lui semblait convenir à la dignité d'un père. D'ailleurs peut-être était-il timide même avec son fils, et la timidité fait un visage guindé et sévère. Si bien que l'enfant, glacé par cette froide apparence, sous la douceur même des reproches ne voyait que de l'hypocrisie. Sa logique simpliste lui faisait penser que, si son père l'avait aimé, il ne l'aurait point grondé. Et, qui pis est, à cinquante ans, Stendhal refait encore ce mauvais raisonnement :


«... Mes tyrans me parlaient toujours avec les douces paroles de la plus tendre sollicitude... J'avais à subir des homélies continuelles sur l'amour paternel et les devoirs des enfants... ».


Cela fit grand tort à Chérubin d'avoir un goût naturel pour les phrases un peu poncives, et pour les sentences morales. Le petit en aurait crié d'ennui ; il eût davantage pardonné à son père un peu de brutalité. Mais celui-ci était la patience même ! A la vérité cette patience sèche, contenue, impassible, faisait pour un enfant vif et nerveux le plus exaspérant des supplices. Le premier vice de cette éducation, et le pire, ce fut donc un malentendu. Chérubin Beyle était persuadé, non sans de bonnes raisons peut-être, que son fils avait « un caractère atroce ». Mais il ne savait pas voir dans cet enfant la petite âme naïve et soupçonneuse, qui croyait trop vite à la haine parce qu'elle eût voulu beaucoup de tendresse. Et Henri Beyle se figurait que son père était un tyran qui ne l'aimait pas. Ils se connaissaient aussi bien l'un que l'autre.


La méthode des éducateurs était donc tracassière et inintelligente. Les principes d'éducation étaient pires encore. D'un enfant vif, passionné, raisonneur, on voulut faire un petit modèle de convenance et de distinction bourgeoises. Avant tout, dans cette famille du meilleur ton, il fallait avoir de « bonnes manières », et l'on sait que cela consiste essentiellement à remuer, parler et penser comme tout le monde. Or Stendhal, même devenu grand, saura moins que personne ménager les bienséances ; il fera le scandale des salons où il fréquentera. On peut s'imaginer, tout petit, comme il lui était possible de retenir sa langue, et d'arrêter une réflexion saugrenue. A chaque instant il heurtait, avec ses saillies d'enfant, une des nombreuses idées que l'on vénérait dans la famille Beyle. On le rabrouait, on le faisait taire, on l'appelait « vilain impie ». Plus on soignait son éducation, plus il semblait mal élevé. Il ne respectait rien, parce qu'on voulait lui faire respecter trop de choses.


Mais les élans de son coeur surtout blessaient le sentiment des convenances, si scrupuleux dans Chérubin Beyle. Les fureurs, même les joies ardentes de son fils lui semblaient vulgaires. Cet homme, qui ne connaissait pas la gaieté, trouvait indécent un rire trop libre et trop franc. Ne gronda-t-il pas l'enfant, un jour qu'il le vit « pouffer de rire » en lisant Don Quichotte ? « Mon père... me menaçait de me retirer le livre, ce qu'il fit plusieurs fois, et m'emmenait dans ses champs pour m'expliquer ses projets de réparations... » Chérubin Beyle en arrivait à faire de la gravité une vertu. Mais déjà Henri Beyle détestait la gravité ; cette petite âme ardente y verra bientôt une hypocrisie mondaine, le masque odieux de toutes les passions inavouables.


Cette éducation triste et étroite était encore une éducation pusillanime. On avait peur de tout pour Henri Beyle. Il était élevé avec autant de prudence qu'une petite fille. Pour faire de lui cet enfant accompli, d'une aristocratique distinction, on voulut le préserver des fréquentations vulgaires. Noblesse oblige ! « Mon père... ne craignait rien à l'égal de me voir aller avec des enfants du commun. » Stendhal ne l'a jamais pardonné à ses parents : leurs scrupules et leurs préjugés lui ont fait la plus sombre des enfances, une enfance sans jeunesse et sans jeux :


« Je voyais sans cesse passer sur la Grenette des enfants de mon âge qui allaient ensemble se promener et courir, or c'est ce qu'on ne m'a pas permis une seule fois... »


Pour le consoler du chagrin qui le « dévorait », on lui permettait des promenades en voiture avec une vieille dame « sèche et dévote ». — « Quel équivalent pour une promenade avec des petits polissons de mon âge ! » Si bien que Stendhal, il nous l'avoue la haine dans le coeur, Stendhal n'a jamais joué aux billes. La moindre liberté devenait un sujet de scrupules pour Chérubin Beyle, trop soutenu par Séraphie. On ne voulait pas que l'enfant quittât le giron de ses parents, fût-ce même pour aller souper chez mademoiselle Simon, amie de sa vieille tante Elisabeth.


Tout offusquait ces bourgeois timorés, plus exclusifs que des nobles. Leur enfant, victime des convenances sociales, devenait une sorte de pauvre petit prisonnier, enfermé avec de vieilles gens, et qui regardait par la fenêtre s'amuser les autres enfants. Grâce à l'imagination que l'on sait, leur liberté lui paraissait la plus enivrante des joies, et il détestait sa triste vie de toutes les illusions de ses désirs. Ce bambin, objet de la sollicitude exaspérante de tous, mérite vraiment notre pitié.


« Autrefois, dit Stendhal, quand j'entendais parler des joies naïves de l'enfance, des étourderies de cet âge, du bonheur de la première jeunesse, le seul véritable de la vie, mon coeur se serrait. Je n'ai rien connu de tout cela ; et bien plus, cet âge a été pour moi une époque continue de malheur, et de haine, et de désirs de vengeance toujours impuissants... A cette époque de la vie, si gaie pour les autres enfants, j'étais méchant, sombre, déraisonnable, esclave en un mot, dans le pire sens du mot, et peu à peu je pris les sentiments de cet état ... ».



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