"L'Amour des bêtes", par Émile Zola
Dernière mise à jour : 3 avr. 2021
Zola allongé sur l’herbe en compagnie du chien Pinpin, en 1895
Extrait de:
Emile Zola
L'Amour des bêtes
[Le Figaro, 24 mars 1896), repris dans Nouvelle campagne, 1896]
L’amour des bêtes
"Pourquoi la rencontre d'un chien perdu, dans une de nos rues tumultueuses, me donne-t-elle une secousse au coeur ? Pourquoi la vue de cette bête, allant et venant, flairant le monde, effarée, visiblement désespérée de ne pas retrouver son maître, me cause-t-elle une pitié si pleine d'angoisse, qu'une telle rencontre me gâte absolument une promenade ?
Pourquoi, jusqu'au soir, jusqu'au lendemain, le souvenir de ce chien perdu me hante-t-il d'une sorte de désespérance, me revient-il sans cesse en un élancement de fraternelle compassion, dans le souci de savoir ce qu'il fait, où il est, si on l'a recueilli, s'il mange, s'il n'est pas à grelotter au coin de quelque borne ?
Pourquoi ai-je ainsi, au fond de ma mémoire, de grandes tristesses qui s'y réveillent parfois, des chiens sans maîtres, rencontrés il y a dix ans, il y a vingt ans, et qui sont restés en moi comme la souffrance même du pauvre être qui ne peut parler et que son travail, dans nos villes, ne peut nourrir ?
Pourquoi la souffrance d'une bête me bouleverse-t-elle ainsi ? Pourquoi ne puis-je supporter l'idée qu'une bête souffre, au point de me relever la nuit, l'hiver, pour m'assurer que mon chat a bien sa tasse d'eau ? Pourquoi toutes les bêtes de la création sont-elles mes petites parentes, pourquoi leur idée seule m'emplit-elle de miséricorde, de tolérance et de tendresse ? Pourquoi les bêtes sont-elles toutes de ma famille, comme les hommes, autant que les hommes ?
* * *
Souvent, je me suis posé la question, et je crois bien que ni la physiologie, ni la psychologie n'y ont encore répondu d'une façon satisfaisante.
D'abord, il faudrait classifier. Nous sommes légion, nous autres qui aimons les bêtes. Mais on doit compter aussi ceux qui les exècrent et ceux qui se désintéressent. De là, trois classes : les amis des bêtes, les ennemis, les indifférents. Une enquête serait nécessaire pour établir la proportion. Puis, il resterait à expliquer pourquoi on les aime, pourquoi on les hait, pourquoi on les néglige. Peut-être arriverait-on à trouver quelque loi générale. Je suis surpris que personne encore n'ait tenté ce travail, car je m'imagine que le problème est lié à toutes sortes de questions graves, remuant en nous le fond même de notre humanité.
On a dit que les bêtes remplaçaient les enfants chez les vieilles filles à qui la dévotion ne suffit pas. Et cela n'est pas vrai, l'amour des bêtes persiste, ne cède pas devant l'amour maternel, quand celui-ci s'est éveillé chez la femme. Vingt fois, j'ai vérifié le cas, des mères passionnées pour leurs enfants, et qui gardaient aux bêtes l'affection de leur jeunesse, aussi vive, aussi active. Cette affection est toute spéciale, elle n'est pas entamée par les autres sentiments, et elle-même ne les entame pas. Rien ne saurait prouver d'une façon plus décisive qu'elle existe en soi, bien à part, qu'elle est distincte, qu'on peut l'avoir ou ne pas l'avoir, mais qu'elle est une manifestation totale de l'universel amour, et non une modification, une perversion d'un des modes particuliers d'aimer.
On aime Dieu, et c'est l'amour divin. On aime ses enfants, on aime ses parents, et c'est l'amour maternel, c'est l'amour filial. On aime la femme, et c'est l'amour, le souverain, l'éternel. On aime les bêtes, enfin, et c'est l'amour encore, un autre amour qui a ses conditions, ses nécessités, ses douleurs et ses joies. Ceux qui ne l'éprouvent pas en plaisantent, s'en fâchent, le déclarent absurde, tout comme ceux qui n'aiment pas certaines femmes ne peuvent admettre que d'autres les aiment. Il est, ainsi que tous les grands sentiments, ridicule et délicieux, plein de démence et de douceur, capable d'extravagances véritables, aussi bien que des plus sages, des plus solides volontés.
Qui donc l'étudiera ? Qui donc dira jusqu'où vont ses racines dans notre être? Pour moi, lorsque je m'interroge, je crois bien que ma charité pour les bêtes est faite, comme je le disais, de ce qu'elles ne peuvent parler, expliquer leurs besoins, indiquer leurs maux. Une créature qui souffre et qui n'a aucun moyen de nous faire entendre comment et pourquoi elle souffre, n'est-ce pas affreux, n'est-ce pas angoissant? De là, cette continuelle veille où je suis près d'une bête, m'inquiétant de ce dont elle peut manquer, m'exagérant certainement la douleur dont elle peut être atteinte. C'est la nourrice près de l'enfant, qu'il faut qu'elle comprenne et soulage.
Mais cette charité n'est que de la pitié, et comment expliquer l'amour ? La question reste entière, pourquoi la bête en santé, la bête qui n'a pas besoin de moi, demeure-t-elle à ce point mon amie, ma sœur, une compagne que je recherche, que j'aime ? Pourquoi cette affection chez moi, et pourquoi chez d'autres l'indifférence et même la haine ?"
* * *
J'ai eu un petit chien, un griffon de la plus petite espèce, qui se nommait Fanfan. Un jour, à l'Exposition canine, au Cours-la-Reine, je l'avais vu dans une cage en compagnie d'un gros chat. Et il me regardait avec des yeux si pleins de tendresse, que j'avais dit au marchand de le sortir un peu de cette cage. Puis, par terre, il s'était mis à marcher comme un petit chien à roulettes. Alors, enthousiasmé, je l'avais acheté.
C'était un petit chien fou. Un matin, je l'avais depuis huit jours à peine, lorsqu'il se mit à tourner sur lui-même, en rond, sans fin. Quand il tombait de fatigue, l'air ivre, il se relevait péniblement, il se remettait à tourner. Quand, saisi de pitié, je le prenais dans mes bras, ses pattes gardaient le piétinement de sa continuelle ronde ; et, si je le posais par terre, il recommençait, tournait encore, tournait toujours. Le vétérinaire, appelé, me parla d'une lésion au cerveau. Puis, offrit de l'empoisonner. Je refusai. Toutes les bêtes meurent chez moi de leur belle mort, et elles dorment toutes tranquilles, dans un coin du jardin.
Fanfan parut se guérir de cette première crise. Pendant deux années, il entra dans ma vie, à un point que je ne pourrais dire. Il ne me quittait pas, se blottissait contre moi, au fond de mon fauteuil, le matin, durant mes quatre heures de travail ; et il était devenu ainsi de toutes mes angoisses et de toutes mes joies de producteur, levant son petit nez aux minutes de repos, me regardant de ses petits yeux clairs. Puis, il était de chacune de mes promenades, s'en allait devant moi de son allure de petit chien à roulettes qui faisait rire les passants, dormait au retour sous ma chaise, passait les nuits au pied de mon lit, sur un coussin. Un lien si fort s'était noué entre nous, que, pour la plus courte des séparations, je lui manquais autant qu'il me manquait.
Et, brusquement, Fanfan redevint un petit chien fou. Il eut deux ou trois crises, à des intervalles éloignés. Ensuite, les crises se rapprochèrent, se confondirent, et notre vie fut affreuse. Quand sa folie circulante le prenait, il tournait, il tournait sans fin. Je ne pouvais plus le garder contre moi, dans mon fauteuil. Un démon le possédait, je l'entendais tourner, pendant des heures, autour de ma table. Mais c'était la nuit surtout que je souffrais de l'écouter, emporté ainsi en cette ronde involontaire, têtue et sauvage, un petit bruit de petites pattes continu sur le tapis.
Que de fois je me suis levé pour le prendre dans mes bras, pour le garder ainsi une heure, deux heures, espérant que l'accès se calmerait, et, dès que je le remettais sur le tapis, il recommençait à tourner. On riait de moi, on me disait que j'étais fou moi-même de garder ce petit chien fou dans ma chambre. Je ne pouvais faire autrement, mon coeur se fendait à l'idée que je ne serais plus là pour le prendre, pour le calmer, et qu'il ne me regarderait plus de ses petits yeux clairs, ses yeux éperdus de douleur, qui me remerciaient.
Ce fut ainsi, dans mes bras, qu'un matin Fanfan mourut, en me regardant. Il n'eut qu'une légère secousse, et ce fut fini, je sentis simplement son petit corps convulsé qui devenait d'une souplesse de chiffon. Des larmes me jaillirent des yeux, c'était un arrachement en moi. Une bête, rien qu'une petite bête, et souffrir ainsi de sa perte, être hanté de son souvenir à un tel point que je voulais écrire ma peine, certain de laisser des pages où l'on aurait senti mon coeur. Aujourd'hui, tout cela est loin, d'autres douleurs sont venues, je sens que les choses que j'en dis sont glacées. Mais, alors, il me semblait que j'avais tant à dire, que j'aurais dit des choses vraies, profondes, définitives, sur cet amour des bêtes, si obscur et si puissant, dont je vois bien qu'on sourit à mon entour, et qui m'angoisse pourtant jusqu'à troubler ma vie.
Oui, pourquoi m'être attaché si profondément au petit chien fou ? Pourquoi avoir fraternisé avec lui comme on fraternise avec un être humain ? Pourquoi l'avoir pleuré comme on pleure une créature chère ? N'est-ce donc que l'insatiable tendresse que je sens en moi pour tout ce qui vit et tout ce qui souffre, une fraternité de souffrance, une charité qui me pousse vers les plus humbles et les plus déshérités ?
(...)"