Irène de Palacio
il y a 7 jours
Extraits de :
LE PROBLÈME PSYCHIQUE DE L'HOMME MODERNE
Pour commencer à nous montrer immodeste disons que cet homme que nous appelons moderne, qui vit donc dans le présent immédiat, se trouve comme sur un sommet, ou au bord du monde avec, au-dessus de lui, le ciel, au-dessous, l'humanité entière dont l'histoire se perd dans la brume des premiers commencements, devant lui, le gouffre de tout l'avenir. Des hommes modernes, ou mieux, vivant dans le présent immédiat, il n'en est pas beaucoup, car leur existence exige la plus haute conscience de soi, une conscience intensive et extensive à l'extrême, avec un minimum d'inconscience; car celui-là seul est entièrement présent qui a une pleine conscience de son existence d'être humain.
Entendons-nous bien: ce n'est pas l'homme actuellement vivant qui est moderne, car alors tout ce qui vit aujourd'hui le serait; c'est seulement celui qui a la plus profonde conscience du présent. Celui qui arrive à cette conscience du présent est nécessairement solitaire. L'homme dit « moderne » est de tout temps solitaire; chaque pas qu'il fait vers une conscience plus haute et plus large l'éloigne de la « participation mystique » primitive et purement animale avec le troupeau, l'arrache à l'immersion dans un inconscient commun. Chaque pas en avant représente une lutte pour s'arracher au sein maternel universel de l'inconscience primitive où demeure la grande masse du peuple. Même chez les peuples civilisés, les couches psychologiquement les plus basses sont d'une inconscience peu différente de celle des primitifs. Les couches immédiatement supérieures vivent, en général, à un degré de conscience correspondant aux premières civilisations de l'humanité, et les couches les plus élevées ont une conscience analogue à celle des siècles qui viennent de s'écouler.
Seul l'homme moderne selon notre sens vit dans le présent parce qu'il possède une conscience du présent. Pour lui seul ont pâli les mondes dont les degrés de conscience sont passés; leurs valeurs et leurs aspirations ne l'intéressent plus qu'au point de vue historique. Aussi est-il devenu « anhistorique, au sens le plus profond du terme, et s'est-il, en même temps, éloigné de la masse qui ne vit que d'idées traditionnelles. Bien plus, il n'est tout à fait moderne que lorsqu'il est parvenu au nord extrême du monde avec, derrière lui, ce qui est tombé et surmonté, devant lui, le néant reconnu d'où tout peut sortir.
Cela semble si énorme qu'on pourrait facilement y voir une banalité, car rien n'est plus facile que d'affecter cette conscience de soi: il existe toute une horde d'incapables qui se donnent un air de modernité en sautant frauduleusement par-dessus tous les degrés qui représentent de pénibles devoirs vitaux : ils apparaissent tout à coup, déracinés, vampires fantastiques auprès de l'homme véritablement moderne, discréditant sa solitude pourtant peu enviable. C'est ainsi que l'oeil peu perçant de la masse ne voit les rares hommes du présent qu'à travers le voile trouble de ces fantômes prétendus modernes avec qui il les confond. Rien n'y fait: le moderne est scabreux et mal famé, comme il le fut dans les temps passés, y compris Socrate et Jésus.
Se reconnaître moderne, c'est faire une déclaration volontaire de faillite, c'est un voeu de pauvreté et de continence d'un genre nouveau, c'est même le renoncement, plus douloureux encore, à la gloriole de la sainteté qui est toujours la sanction de l'histoire. Le péché de Prométhée est de rester sans histoire. Aussi la conscience accrue de soi est-elle péché.
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Combien différent était le monde de l'homme du Moyen Age! Alors la terre était au centre de l'univers, éternellement fixe et en repos; autour d'elle tournait un soleil attentif à lui distribuer de la chaleur; les hommes blancs, tous fils de Dieu, comblés avec amour par l'Être suprême et élevés pour la félicité éternelle savaient exactement ce qu'il fallait faire et comment il fallait se conduire pour passer de la vie terrestre transitoire à une vie éternelle remplie de joies. Il nous est impossible d'imaginer, même en rêve, une réalité de ce genre. La science de la nature a depuis longtemps déchiré ce voile gracieux. C'en est fini de ce temps comme de celui de la jeunesse, où l'on tenait son père pour l'homme le plus beau et le plus puissant de tout le pays. Toutes les certitudes métaphysiques de l'homme du Moyen Age sont disparues pour nous et nous avons troqué contre elles l'idéal de la sécurité matérielle, du bien-être général et de l'humanité.
Celui qui a conservé inaltéré encore aujourd'hui cet idéal dispose d'une dose peu commune d'optimisme. Mais cette sécurité, elle aussi est anéantie, car l'homme moderne commence à s'apercevoir que chaque progrès extérieur engendre une possibilité sans cesse croissante d'une catastrophe encore plus grande. Et devant elle, l'espoir et l'imagination lâchent pied, effrayés. Que signifient, par exemple, ces exercices de protection qu'entreprennent, ou mettent en scène, certaines grandes villes contre les attaques des gaz empoisonnés? Ils signifient tout simplement - selon le principe : si vis pacem, para bellum - que ces attaques aux gaz empoisonnés sont prévues et préparées. Que l'on amasse seulement le matériel nécessaire et la pensée diabolique s'emparera infailliblement de l'homme et le mettre en mouvement. On sait que les fusils partent tout seuls dès qu'il y en a un nombre suffisant.
Un vague pressentiment de la loi terrible qui régit tous les phénomènes aveugles et pour laquelle HÉRACLITE avait créé le terme d'énantiodromie, c'est-à-dire: contrecourant, remplit le plan profond de la conscience moderne d'un effroi glacial, paralysant toute croyance à la possibilité de s'opposer efficacement et longtemps à cette monstruosité par des mesures sociales. et politiques.
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