Jules Laforgue vu par Fernand Gregh, Camille Mauclair, Maurice Maeterlinck et Charles Morice...
Dernière mise à jour : 3 déc.
Jules Laforgue. Frontispice dessiné par Pierre-Eugène Vibert pour le livre "Jules Laforgue (1860-1887) : sa vie, son œuvre" de François Ruchon, 1924)
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Camille Mauclair, Charles Morice, Fernand Gregh et Maurice Maeterlinck à propos de Laforgue
Camille Mauclair a dédié tout un essai à Jules Laforgue, que Maeterlinck a préfacé. Ce dernier écrit : "Un poète n'est jugé justement que par ceux qui l'entourent et par ceux qui le suivent. Et c'est pourquoi je crois que l'oeuvre de Laforgue, devant laquelle s'inclinent les meilleurs d'entre nous, n'a pas à craindre l'avenir..."
Camille Mauclair réaffirme l'intemporalité du poète et son profond ancrage dans l'héritage littéraire du début du siècle par ces mots : "De cette race d'homme non temporels a été Jules Laforgue, et j'en parlerai mal, car je ne l'ai pas vu, et pourtant c'est de lui avant tout que je voudrais parler. Je crois que si nous nous étions trouvés face à face, et si la mort avait attendu, je l'aurais aimé toute ma vie avec la plus profonde sincérité de mon coeur. Il avait certes un grand génie, et plus de charité qu'aucun autre. Il se peut que son oeuvre suffise à lui assurer l'éternelle sympathie des hommes de pensée. Ce nom ne mourra pas." En effet, il semble que le nom de Laforgue n'ait pas été oublié, malgré la brièveté de sa vie, contrairement à d'autres poètes symbolistes.
Fernand Gregh lui dédie une jolie page dans son recueil La fenêtre ouverte (1901) : "Pauvre poète ! Comme tu as quitté rapidement les hommes ! Tu sentais que la vie est une plaisanterie aimable sur laquelle il ne faut pas appuyer. Tu as aimé un peu, beaucoup souffert, pleuré en te moquant de toi, souri le plus souvent possible ; et puis, tu es allé faire de l'ironie dans le Grand Tout. Toi qui aimais à voyager, tu l'as fait, le grand voyage !"
Charles Morice, dans La littérature de tout à l'heure (1889), parle du regretté poète en ces termes : "Jules Laforgue est comme unique, non point dans cette génération, mais dans la littérature. Il semble avoir connu tous les désirs que de plus audacieux, de plus mal avisés, peut-être, tentent de réaliser et les avoir, lui, résolus en sourires excessifs qui feignent de se contenir, grands gestes arrêtés court, vers et proses dans un sérieux, plutôt qu'une gravité, lyrique disant des choses folles, fines et profondes. Une âme blessée et très "polie" : ne pouvant se taire que de chagrins cuisants, elle avait pris le parti de les offrir en gaîtés."
Portrait de Jules Laforgue daté de 1898, dans Le Livre des masques (vol. II, 1898) de Remy de Gourmont (©BNF)
Florilège
Rêve (Premiers Poèmes, 1903)
Sonnet
Je ne puis m’endormir, je rêve, au bercement De l’averse emplissant la nuit et le silence. Tout dort, aime, boit, joue, – oh! par la terre immense, Qui songe à moi, dans la nuit noire, en ce moment ?
Le Témoin éternel qui trône au firmament, Me voit-il ? m’entend-il ? – oh! savoir ce qu’il pense!… Comme la vie est triste… – à quoi bon l’Existence?… - Si ce globe endormi mourait subitement!…
Si rien ne s’éveillait demain! – oh! quel grand rêve!… Plus qu’un bloc sans mémoire et sans cœur et sans sève Qui sent confusément le Soleil et le suit…
- Les siècles passent, nul n’est là; plus d’autre bruit Que la plainte du vent et du flot sur la grève, Rien qu’un cercueil perdu qui roule par la Nuit.
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Trop tard (Premiers Poèmes, 1903)
Ah que n'ai je vécu dans ces temps d'innocence,
Lendemain de l'An mil, où l'on croyait encore,
Où Fiesole peignait loin des bruits de Florence
Ses anges délicats souriants sur fond d'or.
Ô cloîtres d'autrefois! Jardins d'âmes pensives, Corridors pleins d'échos, bruits de pas, longs murs blancs, Où la lune le soir découpait des ogives, Où les jours s'écoulaient monotones et lents.
Dans un couvent perdu de la pieuse Ombrie, Ayant aux vanités dit un suprême adieu, Chaste et le front rasé, j'aurais passé ma vie, Mort au monde, les yeux au ciel, îvre de Dieu!
J'aurais peint d'une main tremblante ces figures Dont l'oeil pur n'a jamais réfléchi que les cieux! Au vélin des missels fleuris d'enluminures, Et mon âme eut été pure comme leurs yeux.
J'aurais brodé la nef de quelque cathédrale, Ses chapelles d'ivoire et ses roses à jour. J'aurais donné mon âme à sa flèche finale Qu'elle criât vers Dieu tous mes sanglots d'amour!
J'aurais percé ses murs pavoisés d'oriflammes, De ces vitraux d'azur peuplés d'anges ravis Qui semblent dans l'encens et les cantiques d'âmes Des portails lumineux s'ouvrant au paradis.
J'aurais aux angélus si doux du crépuscule Senti fondre mon coeur vaguement consolé, J'aurais poussé la nuit du fond de ma cellule Vers les étoiles d'or un sanglot d'exilé.
J'aurais constellé d'or de rubis et d'opales La châsse où la Madone en habits précieux Joignant avec ferveur ses mains fines et pâles Si douloureusement lève au ciel ses yeux bleus.
"Trop tard", poème autographe illustré provenant de l'ancienne collection
de Stéphane Mallarmé
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L’hiver qui vient (Derniers vers, 1887)
Blocus sentimental ! Messageries du Levant !… Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit, Oh ! le vent !… La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année, Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !… D’usines….
On ne peut plus s’asseoir, tous les bancs sont mouillés ; Crois-moi, c’est bien fini jusqu’à l’année prochaine, Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés, Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !…
Ah, nuées accourues des côtes de la Manche, Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.
Il bruine ; Dans la forêt mouillée, les toiles d’araignées Ploient sous les gouttes d’eau, et c’est leur ruine.
Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles Des spectacles agricoles, Où êtes-vous ensevelis ? Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau, Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet Sur une litière de jaunes genêts De jaunes genêts d’automne. Et les cors lui sonnent ! Qu’il revienne…. Qu’il revienne à lui ! Taïaut ! Taïaut ! et hallali ! Ô triste antienne, as-tu fini !… Et font les fous !… Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou, Et il frissonne, sans personne !…
Allons, allons, et hallali ! C’est l’Hiver bien connu qui s’amène ; Oh ! les tournants des grandes routes, Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !… Oh ! leurs ornières des chars de l’autre mois, Montant en don quichottesques rails Vers les patrouilles des nuées en déroute Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !… Accélérons, accélérons, c’est la saison bien connue, cette fois.
Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles ! Ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets ! Mon coeur et mon sommeil : ô échos des cognées !…
Tous ces rameaux avaient encor leurs feuilles vertes, Les sous-bois ne sont plus qu’un fumier de feuilles mortes ; Feuilles, folioles, qu’un bon vent vous emporte Vers les étangs par ribambelles, Ou pour le feu du garde-chasse, Ou les sommiers des ambulances Pour les soldats loin de la France.
C’est la saison, c’est la saison, la rouille envahit les masses, La rouille ronge en leurs spleens kilométriques Les fils télégraphiques des grandes routes où nul ne passe.
Les cors, les cors, les cors – mélancoliques !… Mélancoliques !… S’en vont, changeant de ton, Changeant de ton et de musique, Ton ton, ton taine, ton ton !… Les cors, les cors, les cors !… S’en sont allés au vent du Nord.
Je ne puis quitter ce ton : que d’échos !… C’est la saison, c’est la saison, adieu vendanges !… Voici venir les pluies d’une patience d’ange, Adieu vendanges, et adieu tous les paniers, Tous les paniers Watteau des bourrées sous les marronniers, C’est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre, C’est la tisane sans le foyer, La phtisie pulmonaire attristant le quartier, Et toute la misère des grands centres.
Mais, lainages, caoutchoucs, pharmacie, rêve, Rideaux écartés du haut des balcons des grèves Devant l’océan de toitures des faubourgs, Lampes, estampes, thé, petits-fours, Serez-vous pas mes seules amours !… (Oh ! et puis, est-ce que tu connais, outre les pianos, Le sobre et vespéral mystère hebdomadaire Des statistiques sanitaires Dans les journaux ?) Non, non ! C’est la saison et la planète falote ! Que l’autan, que l’autan Effiloche les savates que le Temps se tricote ! C’est la saison, oh déchirements ! c’est la saison ! Tous les ans, tous les ans, J’essaierai en choeur d’en donner la note.
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Portrait à l’aquarelle de Jules Laforgue en 1885, par Franz Skarbina. Illustration extraite
de Berlin : la cour et la ville de Jules Laforgue (1922)
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Au large (L'imitation de Notre-Dame la Lune, 1886)
Comme la nuit est lointainement pleine De silencieuse infinité claire ! Pas le moindre écho des gens de la terre, Sous la Lune méditerranéenne ! Voilà le Néant dans sa pâle gangue, Voilà notre Hostie et sa Sainte-Table, Le seul bras d’ami par l’Inconnaissable, Le seul mot solvable en nos folles langues ! Au-delà des cris choisis des époques, Au-delà des sens, des larmes, des vierges, Voilà quel astre indiscutable émerge, Voilà l’immortel et seul soliloque ! Et toi, là-bas, pot-au-feu, pauvre Terre ! Avec tes essais de mettre en rubriques Tes reflets perdus du Grand Dynamique, Tu fais un métier ah ! bien sédentaire ! Jules Laforgue, L’Imitation de N.D la Lune
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Apothéose (Œuvres Complètes, 1903)
En tous sens, à jamais, le Silence fourmille
De grappes d'astres d'or mêlant leurs tournoiements.
On dirait des jardins sablés de diamants,
Mais, chacun, morne et très-solitaire, scintille.
Or, là-bas, dans ce coin inconnu, qui pétille D'un sillon de rubis mélancoliquement, Tremblotte une étincelle au doux clignotement : Patriarche éclaireur conduisant sa famille,
Sa famille : un essaim de globes lourds fleuris. Et sur l'un, c'est la terre, un point jaune, Paris, Où, pendue, une lampe, un pauvre fou qui veille :
Dans l'ordre universel, frêle, unique merveille. Il en est le miroir d'un jour et le connaît, Il y rêve longtemps, puis en fait un sonnet.