Jules-Gérard Jordens : délicatesse de cœur et de plume d'un poète oublié
Dernière mise à jour : 24 juin
"Où vas-tu, mon Ennui ? vers quelle immensité ? Es-tu Celui dont l'ombre effrayante demeure, Image de l'amour, bravant l'éternité ?"
Jules-Gérard Jordens, "Sonnets"
Post... animal triste, Poèmes, 1911
"Le brancardier Jules-Gérard Jordens identifie sur le champ de bataille les morts de son régiment." n.d.
De Jules-Gérard Jordens (1885-1916), nous ne savons que trop peu de choses. Le Temps a effacé l'impression vive qu'il avait laissée dès 1908 sur ses quelques lecteurs, rares privilégiés qui purent découvrir les vers de sa première plaquette. Poèmes pour l'aimé - Les spasmes fut ainsi publiée hors commerce, à compte d'auteur, et sous le pseudonyme de Jeanne-Paule d'Orjens. Les deux recueils suivants, tous deux édités en bonne et due forme et sur lesquels figure cette fois son vrai nom, Voici l'âme et la chair (Albert Messein, 1909) et Post... animal triste (La Belle Edition, 1911), contribuèrent à le faire davantage connaître.
Après une jeunesse niçoise, il s'était installé à Paris, avenue de Suffren, dans le 15e arrondissement. Parmi les jeunes écrivains et artistes qu'il fréquentait, la rencontre avec Apollinaire fut décisive. Ce dernier se chargea de faire circuler autour de lui le nom de Jules-Gérard Jordens, ce nouveau prodige de la poésie... Et Jordens lui en sut gré ; en témoignent ses touchantes lettres, aujourd'hui conservées, et disponibles à la consultation sur Gallica. Pour l'anecdote, quelques mois avant sa mort en 1918, Apollinaire épousa Amélia (dite Jacqueline) Kolb, avec laquelle Jordens s'était jadis fiancé...
Poète et presque romancier, puisqu'il achevait, avant son départ pour le front, un roman intitulé L'Evangile (dont le manuscrit n'a jamais été retrouvé*), Jules-Gérard Jordens s'était également établi comme journaliste pour le quotidien illustré Excelsior. Mais son extrême délicatesse, sa profonde sensibilité, en firent toujours un poète-né. "Le moindre de ses gestes semblait une recherche, tant il avait de grâce naturelle ; il parlait doucement, avec des mots précieux qui surprenaient d'abord, mais qui charmaient bientôt ; (...) tout ce qui était vulgaire lui était étranger" rapporte Roland Dorgelès*. Le romancier Maurice Dekobra se souvient, lui aussi, de l'homme qui lui lisait ses poèmes le soir, dans les rues de Paris... Des poèmes au "rythme original", et à "l'inquiétude esthétique" qui "hantait leur auteur"*. Quelques années plus tard, en 1915, Jordens et Dekobra se retrouvaient tous deux à la guerre, voisins de secteur. Le temps où l'on rêvait de beaux vers était bien révolu.
Jordens partit le deuxième jour de la mobilisation. Les rapports que l'on fit de lui, tous particulièrement louangeurs, décrivent un homme "inconscient du danger", qui faisait preuve "d'une vaillance superbe", "d'un dévouement au-dessus de tout éloge"*. Et ce jusque dans ses derniers instants... Brancardier volontaire (son beau-père était général ; il aurait pu obtenir un poste moins dangereux, mais il ne fit pas jouer ses relations), il s'exposait sciemment en ramassant les blessés, pour les porter jusqu'aux postes de secours. Ultime geste héroïque, le 26 avril 1916, alors que son régiment lance une violente attaque dans le secteur du Bois-des-Buttes près de la commune de Pontavert, dans l'Aisne : de nouveau engagé volontaire, en avant des lignes pour récupérer des blessés, un éclat d'obus vint lui trouer la poitrine. Il mourut à deux jours de son trente-et-unième anniversaire. Les mots de Dorgelès résonneront toujours à l'esprit du lecteur qui saura déceler la Beauté dans les rares poèmes de ce "grand garçon délicat" : "son royaume n'était pas de ce monde, à ce prince songeur..."*.
"Vision consolante, au détour du chemin !
Quand tu viendras, ô Mort ! je baiserai ta main.
Car je suis l'attristé fatigué de ses rêves. "
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*Les informations rapportées dans cette note proviennent en grande partie de la très précieuse Anthologie des Ecrivains morts à la Guerre 1914-1918, tome quatrième (1926), dans laquelle on trouvera également les citations de Roland Dorgelès et de Maurice Dekobra.
Lettre de Jules-Gérard Jordens à Guillaume Apollinaire, 18 avril 1909
© BNF Gallica
Crépuscule
Poèmes pour l'aimé - Les spasmes, 1908
La douceur de ce crépuscule, goutte à goutte,
nous surprend, tamisée au travers des feuillages.
Et tous deux, nous rêvons les arbres et leurs âges
et l'arôme naissant de la fleur aux écoutes.
Nous cherchons les couleurs de la feuille et du bois,
de la plante grimpante au rebord bleu du toit.
Et dans ce grand repos un vol de libellules
vibrantes, en bouquets, sur leurs ailes de tulle...
Fermons les yeux, veux-tu, car cette heure est bénie
entre toutes, Aimé, pour les parfums nerveux
qui montent forts et neufs, comme le sont nos voeux,
jusqu'au coeur de l'Amant, penché vers sa Jolie.
Le crépuscule est doux qui passe sur mon âme
un désir d'attarder ma vie au soir passant
et de goûter ta voix douce comme un dictame
dans la tranquillité du calme caressant.
Doux prélude à la nuit, qui semble dire aux hommes
qu'il est bon de s'aimer, vu le peu que nous sommes,
et que la femme et l'homme ont sous le firmament
le devoir de joindre leurs lèvres — en s'aimant ;
de donner aux fleurs l'eau quand le ciel la refuse,
de passer aux cheveux du pauvre des doigts fins,
d'apporter le pain frais pour soulager sa faim
et le fruit du verger dont l'abeille s'amuse.
Oh ! bénissons, Aimé, le crépuscule terne
qui donne un peu de rêverie à la citerne
dans le champ — comme aux fleurs qui sont à nos genoux
songeuses, et, ce soir, aimantes comme nous !
Sonnets
Post... animal triste, poèmes, 1911
I
La croyance au meilleur n'a plus sa force vive
Et la foi dans l'amour laisse une cendre au vent.
Je voudrais que l'Ennui se révoltât devant
L'éternelle prison où meurt l'âme captive.
Ainsi tous les aveux, la caresse craintive
Des soirs, l'émotion neuve en se soulevant
Dans un trouble épeuré, tout cela, dont souvent
Je bâtis mon bonheur, s'éloigne à la dérive.
Et sur quelle eau nauséabonde ? vers quel lieu ?
Vers quel faux paradis et pour tuer quel Dieu ?
Je n'ai jamais prié que les femmes d'une heure.
Où vas-tu, mon Ennui ? vers quelle immensité ?
Es-tu Celui dont l'ombre effrayante demeure,
Image de l'amour, bravant l'éternité ?
II
Sur le cerveau la chair, hélas ! pèse malsaine.
Ah ! s'affranchir ! aller plus libre ! Et, presque heureux,
N'être pas dans son sang un éternel peureux
Dont le coeur est mauvais et la vie incertaine !
Être pur comme au temps de l'enfance lointaine
Où rien ne paraissait à l'oeil clair ombrageux !
Ne plus sentir le joug du désir malheureux
Et semer le bon grain dans une bonne plaine !
Rêve insensé ! La chair insiste. Et, sans repos,
Voulant le mal certain des coeurs et des cerveaux,
Elle enfle son désir. Et voici la tempête
Où tu dois, malheureux qui reçus son baiser,
Sur le rocher t'ouvrir la poitrine et la tête,
Puisque ton sang peut seul aujourd'hui l'apaiser.
III
Donc rien ne survivra des belles énergies,
Des espoirs entrevus, de l'idéal dressé.
Tout se résumera dans le désir blessé
Et le ciel sur le Coeur aura des nostalgies
Pour nuages. Ah ! la douceur des élégies
Sera bien morte. Alors, mon pauvre être oppressé,
Tu tendras tes bras secs, étant nu, délaissé,
Vers le tombeau pour lui demander ses magies.
Tu lui diras : Je suis un rebut de l'amour,
Une ombre exténuée après l'éclat d'un jour,
Une tristesse au soir d'une caresse ardente.
O tombeau ! Reçois-moi triste, découragé,
Et rends-moi au néant, quand j'aurai partagé
Les tourments et la flamme avec l'Enfer du Dante !
IV
Le tombeau ! Lui, seul rêve ! Un soir de lassitude
Plus pénible, descendre en son grave repos
Pour garder, consolés à jamais, les yeux clos
Dans l'apaisant bienfait d'être à la solitude,
D'être le rien perdu dans la mansuétude
De la nature. Et, quand balancent les ormeaux,
Ne plus se souvenir des soirs qui furent beaux,
Puisque le coeur battait sans nulle inquiétude.
Vision consolante, au détour du chemin !
Quand tu viendras, ô Mort ! je baiserai ta main.
Car je suis l'attristé fatigué de ses rêves.
Et mon seul bien, l'amour, par ma faute sombra,
Tandis que les démons sur mon âme sans trêves
Lançaient le lourd bélier du Mal à tour de bras !
V
Amour ! tu fus l'aurore et nous sommes au soir.
J'ai goûté les instants clairs de la matinée,
Le soleil de midi, les fleurs de la journée.
J'ai goûté l'ineffable en des heures d'espoir.
Mais voici l'Amertume en son vêtement noir.
Elle soulève aux doigts de sa main affinée
Le signe que ton oeuvre est ici terminée,
Et son regard reflète un ciel de désespoir.
C'est l'heure de souffrir enfin de ta chimère.
La douleur éternelle, Amour, comme une mère
S'attache à ton déclin, car morte est ta splendeur.
Tu fus un beau mensonge, une magique aurore.
Ne change pas en un tombeau mon lâche coeur.
La force a pour dessein de l'habiter encore !
VI
La nuit se fait autour de nous ; la nuit terrible...
Celle où les oiseaux noirs sur les oiseaux du jour
Jettent l'ombre. J'ai vu s'évanouir l'amour.
Maintenant le baiser touche au terme pénible.
Un pâle écoeurement né du doute invisible
Prospère. Et, comme un soc dispose le labour,
Le dégoût fouille l'âme en son moindre détour
Pour préparer le fruit de l'ennui, seul possible.
Chair humaine ! Habitacle ouvert au mal d'aimer !
Les consolations refusent de semer
En toi, près de l'ivraie, une herbe adoucissante.
Implore le néant, seul dieu parmi les dieux,
Et retourne en ses bras, magnifique Impuissante !
L'Amour qui te blessa va te fermer les yeux.