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Jules Bastien-Lepage, peintre de l’âme — Par Patrick Faucheur



En une dizaine d’années, Jules Bastien-Lepage, fils de modestes agriculteurs de la Meuse, décédé à trente-six ans, s’est hissé au premier rang de la scène artistique française et internationale, comme en a attesté la presse au lendemain de sa disparition. Considéré par Emile Zola comme le "petit-fils de Courbet et de Millet", il fut un maître du naturalisme, s’imposant rapidement avec une œuvre originale qui, tout en tirant parti des leçons reçues de la tradition, a su développer une esthétique nouvelle. Comme nombre de ses contemporains de la fin du XIXème siècle, c’est la création d’un musée qui lui est dédié à Montmédy en Lorraine, sa région d’origine, et une exposition qui lui fut consacrée en 2007 au Musée d’Orsay, qui permirent de lui faire retrouver sa vraie place dans le monde artistique.



Jules Bastien-Lepage, Autoportrait



Jules Bastien-Lepage est né à Damvillers, petit village de la Meuse autrefois fortifié, le 1er novembre 1848, dans une famille de cultivateurs. Très tôt, l’enfant, encouragé par son père, manifeste un goût pour le dessin. On l’entraîne à dessiner, avec un grand souci de réalisme, les objets du quotidien. Mais on le destine pourtant à d’autres horizons, une carrière dans les eaux et forêts, ou les ponts et chaussées. Il est alors envoyé en pension au collège de Verdun pour acquérir la formation nécessaire. Lorsqu’il rentre à Damvillers pour les vacances, il parcourt la campagne alentour, s’imprégnant de la vie qu’il observe, les ramasseurs de fagots cheminant dans les bois, les faneuses assoupies au pied d'un arbre mais aussi les champs de blé où les feux de fanes desséchées. Ces scènes, avec tous leurs détails marquent l'enfant, qui les emmagasine dans sa mémoire.

Ayant néanmoins exprimé le souhait de poursuivre des études artistiques à Paris, sa famille suggère qu’il entre dans l’administration publique et qu’il suive en parallèle de telles études. A 19 ans, après avoir réussi l’examen des Postes, il est nommé surnuméraire à Paris et est autorisé à suivre en complément un premier apprentissage artistique. Rapidement il s’avéra que cette situation ne pouvait satisfaire ses attentes, il put alors intégrer l’Ecole des Beaux-Arts, dans l’atelier du peintre Cabanel, et s’engagea dans la formation académique.  

Très tôt il entreprend d’exposer au Salon, mais sa première toile, un portrait de jeune homme, pourtant révélateur de son talent d’observateur de l’intimité, passe inaperçue. Il faudra attendre quelques années pour qu’il se fasse remarquer. En 1873, il présente Au printemps, tableau destiné à l’origine à un fabricant d’eau de jouvence pour sa publicité. L’année suivante, poursuivant sur un même thème, il expose La chanson du printemps dans lequel une jeune paysanne assise au pied d’un arbre s’éveille au son de la flûte des enfants qui l’entourent.



Jules Bastien-Lepage, La Chanson du printemps

Musée de la Princerie, Verdun



Cette peinture, inspirée du symbolisme de Puvis de Chavannes, aurait sans doute, malgré son charme naïf, laissé le public du Salon encore indifférent, si elle n'avait été accompagnée d'un autre tableau qui suscita beaucoup d’intérêt et mit l'artiste en lumière ; le portrait de son grand père, représenté assis dans un fauteuil de jardin, coiffé d’un bonnet noir, et tenant sur ses genoux un mouchoir à carreaux bleus. Devant cette représentation saisissante de vérité dans l’attitude et le regard du personnage, les visiteurs du Salon furent enthousiastes, et le peintre, méconnu jusqu’alors, trouva toute sa place parmi les peintres admirés du Salon.



Jules Bastien-Lepage, Portrait de son grand-père

Musée Jules Chéret de Nice



Ce Salon de 1874 lui valut, en outre, une première médaille de troisième classe, et l’acquisition par l’Etat de sa Chanson du printemps.

En même temps qu'il triomphe au Salon, il entreprend de concourir pour le prix de Rome. Le sujet du concours de cette année 1875 était emprunté au Nouveau-Testament  ; « l'Annonciation aux bergers ». Lors de l’exposition des épreuves au Palais des Beaux-arts, avant que le jugement ne soit rendu par le jury issu de l’académie, celle de Bastien-Lepage suscita une forte adhésion des visiteurs. Le jeune ange au visage étrange semblait proche des primitifs italiens, mais surtout, ce qui frappa les visiteurs, c’est la représentation de la réalité paysanne telle que le peintre avait pu l’observer, et qui s’écartait de l’approche académique des autres concurrents.



L’annonciation des bergers

National Gallery of Victoria, Melbourne



Le jury emmené par Cabanel en décida autrement, accordant le premier grand prix à Léon Comerre, jugé plus conforme aux canons académiques, et qui, comme Bastien-Lepage, avait aussi été l’élève du maître. Cette décision le troubla, même s’il obtint néanmoins le second grand prix ; mais il ne put être envoyé à Rome. Découragé, il écrivit à l’un de ses amis :

« J'ai appris mon métier à Paris et je ne veux pas l'oublier, mais réellement je n'y ai pas appris mon art. L'école est dirigée par des maîtres dont il serait mal à moi de méconnaître les hautes qualités et le dévouement. Est-ce ma faute cependant si j'ai puisé dans leur atelier les seuls doutes qui m'aient tourmenté ? Quand je suis arrivé à Paris, je ne savais rien de rien, mais je ne soupçonnais pas au moins ce tas de formules dont on vous pervertit. J'ai barbouillé à l'école des esquisses de dieux et de déesses, de Grecs, de Romains que je ne connaissais pas, que je ne comprenais pas et dont je me moquais ; je me répétais que c'était peut-être le grand art, et je me demande quelquefois maintenant s'il ne m'est rien resté de cette éducation. »

Il fit pourtant l’année suivante une nouvelle tentative, mais sans réelle conviction, et ne fut pas plus récompensée. Il se rassura en considérant que les campagnes de la Meuse qui lui étaient familières et les paysans qui s’affairaient à leurs travaux étaient finalement aussi dignes d’intérêt, sinon plus, que Rome ou la Grèce et ses héros. Et, faisant référence aux peintres hollandais qui, peignant la vie quotidienne de leurs contemporains dans tous leurs aspects, ont produit des chefs d’œuvre, il s’engagea dans une même démarche, et décida qu’il serait désormais le peintre des campagnes et des paysans de la Meuse. Les esquisses ou les tableaux achevés au cours de l’année qui suivit portent des noms évocateurs ; la Paysanne au repos, la Prairie de Damvillers, les Jardins au printemps, les Foins mûrs, l'Aurore. Ils furent les premiers d’une œuvre très largement consacrée à la vie des paysans de sa région d’origine, où il passe de plus en plus de temps. Le succès du portrait de son grand-père le conduit aussi à développer une autre facette de son œuvre, le portrait de proches et de personnalités, dont notamment des hommes et des femmes de théâtre.



Jules Bastien-Lepage, Portrait de son père

Musée d’Orsay, Paris



Au cours de l’été 1877, fuyant son atelier parisien de l’Impasse du Maine pour Damvillers, il entreprend son grand tableau Les Foins, qui va l’occuper une grande partie de l’été 1877 et qu’il décrit ainsi :

« Ma jeune paysanne est assise, les bras ballants, la face rouge et suante, son regard fixe ne voit rien, l'attitude bien rompue et fatiguée. Elle donnera bien, je crois, l'idée de la vraie paysanne.  Derrière elle, à plat sur le dos, son compagnon dort à poings fermés, et dans le fond de la prairie tout ensoleillée, des paysannes se remettent au travail. J'ai eu beaucoup de mal pour installer mes premiers plans, voulant conserver l'aspect simplement vrai d'un coin de la nature. Rien de l'arrangement habituel du saule avec ses branches retombant sur la tête des personnages pour encadrer la scène. Rien de tout cela. Mes personnages se détachent également sur les foins à demi secs, un petit arbre pousse au coin du tableau, afin d'indiquer que d'autres arbres sont auprès de lui et que nos paysans sont venus se reposer à l'ombre. L'ensemble du tableau sera d'un gris vert très clair »

Et il ajoute qu’il a recours à une débauche de tons perlés avec les foins à demi-séchés et les foins en fleur, tout cela dans le soleil, ressemblant à une étoffe d'un jaune très pâle et tissée d'argent, et que des bouquets d'arbres qui bordent le ruisseau et la prairie feront des tâches vigoureuses d'un aspect assez japonais.



Jules Bastien-Lepage, Les Foins

Musée d’Orsay, Paris



Le tableau exposé au Salon en 1878 reçut un très grand succès. Il offrait aux visiteurs une forte sensation de plein air et de vie, avec cette jeune faneuse assise qui semblait si réelle, loin des paysannes de convention que l’on pouvait voir dans de nombreuses peintures.

Le critique Jules Mantz avait vu juste en décrivant ainsi le tableau : « Cette paysanne est un monument de sincérité, un type dont on se souviendra toujours. Elle est très hâlée par le soleil, elle est laide ; la tête est carrée et mal dégrossie ; c’est la reproduction implacablement fidèle d’une jeune campagnarde qui ne s’est jamais regardée au miroir de l’idéal. Mais dans cette laideur il y a une âme. Cette faneuse si vraie par l’attitude, les yeux fixés vers un horizon mystérieux, est absorbée par une pensée confuse, par une sorte de rêverie instinctive et dont l’intensité se double de l’ivresse provoquée par l’odeur des herbes coupées. Le son d’une cloche, l’appel du maître des faucheurs, la tireront bientôt de sa contemplation muette. Elle reprendra son dur travail, elle rentrera dans les fatalités de la vie réelle. Mais pendant cette rude journée, l’âme aura eu son entracte. De tous les tableaux du Salon, y compris les tableaux religieux, la composition de Bastien-Lepage est celle qui contient le plus de pensée. »

Au cours des années qui suivirent, il alterna scènes de sa campagne et portraits. Ce fut Saison d’octobre encore appelé Récolte de pommes de terre, tableau proche des Foins, qui, dans une gamme plus sombre et des couleurs chaudes, offre une vue de la campagne à l'arrière-saison tout aussi empreinte de réalisme et de sérénité, ou encore La faneuse au repos, qui montre dans une atmosphère de forte chaleur, à l’approche de l’orage, la fatigue que l’on peut observer dans l’attitude de la jeune paysanne.



Jules Bastien-Lepage, Saison d’octobre ou Récolte des pommes de terre

National Gallery of Victoria, Melbourne



Il peint dans le même temps de nombreux portraits de personnages familiers comme son père ou son frère Emile ou de célébrités dont Sarah Bernhardt. Assise de profil et portant une robe à ramages avec une collerette et des poignets à bouillons, elle tient dans ses mains un trophée qu’elle semble observer avec une grande attention comme pour se persuader de son talent, alors qu’elle est, à cette époque, fortement critiquée, ce qui conduisit Zola à prendre sa défense. Son tableau lui valut la légion d’honneur. Au cours de cette même année, en voyage à Londres, alors qu’il est devenu célèbre et qu’il a acquis une certaine aisance il peint le portrait du Prince de Galles, futur Edouard VII.



Jules Bastien-Lepage, Portrait de Sarah Bernhardt



Alors qu’il rêvait depuis longtemps de peindre un tableau représentant Jeanne d’Arc, héroïne Lorraine qui connut un regain d’intérêt après la guerre de 1870, il décide durant cette même année 1879 de montrer la scène au cours de laquelle elle entend les voix qui l’appellent à combattre pour la délivrance de la France. La représentation des saintes et de l’Archange le préoccupa particulièrement, hésitant entre figuration symboliste ou personnages réels. La figure de Jeanne relevait aussi d’un exercice compliqué devant concilier douceur et naïveté avec la ferme intention de suivre l’appel des voix. La toile présentée au Salon de 1880 n’eut pas le succès escompté. Il y eut des admirateurs enthousiastes, mais aussi des détracteurs passionnés, les premiers vantant l’attitude de Jeanne tout à la fois humaine et paysanne mais aussi héroïque et décidée à répondre à l’appel, les seconds critiquant la représentation des voix pour laquelle le peintre n’avait pas su trancher entre symbolisme et réalisme.



Jules Bastien-Lepage, Jeanne d’Arc

Metropolitan Museum of Art, New York



Au cours des années qui suivirent, Bastien-Lepage revint à ces thèmes de prédilection, faisant une large place à la représentation de l’enfance. Ce sont une série de tableaux : les Blés mûrs, le Paysan allant voir son champ le dimanche, la Petite fille allant à l'école, Pas-Mèche, la Marchande de fleurs, La petite bergère, Jeune garçon sur la plage, Les enfants pêcheurs, Le petit cireur de bottes, Le petit colporteur endormi. Avec son ami André Theuriet, il avait imaginé de réaliser un ouvrage sur la vie des paysans dont il aurait assuré les illustrations. Il n’a malheureusement pu mener à bien son projet, qui a été repris par la suite par Léon Lhermitte.

C’est aussi le moment où il voyage en Angleterre, en Suisse et en Italie, notamment à Venise, où il réalise quelques peintures, dont Les Docks de Londres, La Tamise, La nuit sur la lagune, même s’il en revient un peu déçu.

Durant ces mêmes années il se lie avec Marie Bashkirtseff, artiste d’origine ukrainienne  vivant à Paris, qui lui voue une grande admiration, et qui prétend qu’il exerce à son époque la plus grande influence sur l’art français.



Jules Bastien-Lepage, Pas Mèche

National Gallery of Scotland, Edimbourg



Jules Bastien-Lepage, La petite bergère



Jules Bastien-Lepage, Jeune garçon sur la plage

Musée d’art et d’industrie, La Piscine, Roubaix



De retour à Damvillers où il passe de longs séjours, il entreprend de peindre l’Amour au village. Au seuil d'un jardin campagnard, un jeune paysan encore vêtu de ses jambières de cuir et appuyé contre une barrière parle avec une jeune fille que l’on voit de dos. On devine aisément ce qu’il lui dit à son air embarrassé. Autour d'eux, l'été semble s’épanouir avec la vue sur les arbres fruitiers et les potagers qui montent en pente douce jusqu'aux maisons du village. Au Salon, le tableau reçut un grand succès, le public retrouvant ce qu’il avait aimé dans les tableaux précédents du peintre, la réalité de la scène, la sincérité des personnages et l’atmosphère poétique qui se dégage de l’ensemble.



Jules Bastien-Lepage, L'amour au village



Au cours de l’année 1882, Bastien-Lepage tombe malade se plaignant de fortes douleurs. Après un premier traitement, il se rend en Bretagne à Concarneau pour se reposer, séjour au cours duquel il peint quelques marines. Son mal empirant, on lui conseille de séjourner en Algérie pour se remettre. Tout l’émerveille à Alger, le paysage de la baie qui s’étend jusqu’au Cap Matifou, la casbah et ses habitants à l’allure noble et fière, les rues remplies de marchands, le parfum des orangers et des citronniers. Il peint une vue d’Alger éclairé par la lune. Mais rentré en France après un léger mieux, son mal s’aggrava et il décéda quelques mois plus tard à Damvillers le 10 décembre 1884, laissant une œuvre abondante et novatrice qui marqua son temps.

L’année suivante, à l’Hotel de Chimay à Paris, une grande exposition de ses œuvres fut organisée. Un monument lui a été érigé à Damvillers en 1889 par Rodin et le frère du peintre, Emile Bastien-Lepage.

Tout au long de sa courte vie, Bastien-Lepage a construit un oeuvre originale. Qualifié de naturaliste, il a emprunté à ses aînés une touche de réalisme, tout en s’engageant avec ses contemporains dans la nouvelle peinture, avec une approche renouvelée. Loin du romantisme, et même si son œuvre n’est pas dénuée de poésie, il a peint avec une grande sincérité la dure réalité de la vie des paysans, révélant avec profondeur l’âme de ses personnages. S’il a eu la reconnaissance du public et de la critique, notamment lors de la présentation de ses œuvres au Salon, il a fait école parmi les jeunes de son temps, et nombre d’entre eux ont pu s’y référer. Il est aujourd’hui présent dans de nombreux musées et expositions, partout dans le monde, témoignage d’un vif intérêt qui ne cesse de se renouveler.  

 


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A propos de l'auteur :


Arrière petit-fils du peintre Firmin-Girard, Patrick Faucheur a vécu depuis son enfance au milieu des nombreuses oeuvres du peintre restées dans sa famille. Après des études d’architecture et de sciences politiques, il a notamment eu des responsabilités dans le domaine du patrimoine. Intéressé depuis toujours par la peinture, il a complété ses connaissances en histoire de l’art en suivant les cours de l’Ecole du Louvre sur l’art du XIXème siècle. Après avoir poursuivi des recherches sur l’oeuvre de Firmin-Girard, il a entrepris la préparation d’un catalogue raisonné et d’un ouvrage sur le peintre.

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