Joseph Joubert : De la nature des esprits
Dernière mise à jour : 5 mai 2023
Joubert Joseph
Pensées, essais et maximes
(1838)
"Être éclairé, c’est un grand mot ! Il y a certains hommes qui se croient éclairés, parce qu’ils sont décidés, prenant ainsi la conviction pour la vérité, et la forte conception pour l’intelligence. Il en est d’autres qui, parce qu’ils savent tous les mots, croient savoir toutes les vérités. Mais qui est-ce qui est éclairé de cette lumière éternelle qui s’attache aux parois du cerveau, et rend éternellement lumineux les esprits où elle est entrée, et les objets qu’elle a touchés ?
Il y a des cerveaux lumineux, des très propres à recevoir, à retenir et à transmettre la lumière; elles rayonnent de toutes parts, elles éclairent ; mais là se termine leur action. Il est nécessaire d’y joindre celle d’agents secondaires, pour lui donner de l’efficacité. C’est ainsi que le soleil fait éclore, mais ne cultive rien.
Il est des têtes qui n’ont point de fenêtres et que le jour ne peut frapper d’en haut. Rien n’y vient du côté du ciel. Celui qui a de l’imagination sans érudition, a des ailes et n’a pas de pieds.
Il est des hommes qui, lorsqu’ils tiennent quelque discours ou forment quelque jugement, regardent dans leur tête, au lieu de regarder dans Dieu, dans leur âme, dans leur conscience, dans le fond des choses. On reconnaît cette habitude de leur esprit à la contenance qu’ils prennent et à la direction de leurs yeux.
Les esprits faux sont ceux qui n’ont pas le sentiment du vrai, et qui en ont les définitions ; qui regardent dans leur cerveau, au lieu de regarder devant leurs yeux ; qui consultent, dans leurs délibérations, les idées qu’ils ont des choses, et non les choses elles-mêmes.
La fausseté d’esprit vient d’une fausseté de cœur ; elle provient de ce qu’on a secrètement pour but son opinion propre, et non l’opinion vraie. L’esprit faux est faux en tout, comme un œil louche regarde toujours de travers.
(...)
Quelquefois de grands esprits sont pourtant des esprits faux. Ce sont des boussoles bien construites, mais dont les aiguilles, égarées par l’influence de quelque corps environnant, se détournent toujours du nord.
Il est des personnes qui ont beaucoup de raison dans l’esprit, mais qui n’en ont pas dans la vie ; d’autres, au contraire, en ont beaucoup dans la vie, et n’en ont pas dans l’esprit.
Les gens d’esprit traitent souvent les affaires comme les ignorants traitent les livres : ils n’y entendent rien. Si les hommes à imagination sont quelquefois dupes des apparences, les esprits froids le sont aussi souvent de leurs combinaisons.
A ces esprits lourds qui vous gênent par leur poids et leur immobilité, qu’on ne peut faire voler ni nager, car ils ne savent point s’aider, qui vous serrent de près et vous entraînent, combien je préfère ceux qui aiment à se livrer aux évolutions des oiseaux, à s’élever, à planer, à s’égarer, à fendre l’air, pour revenir à un point fixe, solide et précis ! Avoir fortement des idées, ce n’est rien ; l’important est d’avoir des idées fortes, c’est-à-dire où il y ait une grande force de vérité.
(...)
Ce n’est pas une tête forte, mais une raison forte qu’il faut honorer dans les autres et désirer pour soi. Souvent ce qu’on appelle une tête forte n’est qu’une forte déraison.
L’esprit dur est un marteau qui ne sait que briser. La dureté d’esprit n’est pas quelquefois moins funeste et moins odieuse que la dureté de cœur.
On est ferme par principes, et têtu par tempérament. Le têtu est celui dont les organes, quand ils ont une fois pris un pli, n’en peuvent plus ou n’en peuvent de longtemps prendre un autre.
La force de cervelle fait les entêtés, et la force d’esprit les caractères fermes.
Il est des esprits semblables à ces miroirs convexes ou concaves, qui représentent les objets tels qu’ils les reçoivent, mais qui ne les reçoivent jamais tels qu’ils sont.
(...)
Esprits de nuit et de ténèbres, ils sont semblables à ces mauvais yeux qui voient de près ce qui est obscur, et qui, de loin, ne peuvent rien apercevoir de ce qui est clair.
Il est des esprits méditatifs et difficiles, qui sont distraits dans leurs travaux par des perspectives immenses et les lointains du…, ou du beau céleste, dont ils voudraient mettre partout quelque image ou quelque rayon, parce qu’ils l’ont toujours devant la vue, même alors qu’ils n’ont rien devant les yeux ; esprits amis de la lumière, qui, lorsqu’il leur vient une idée à mettre en œuvre, la considèrent longuement et attendent qu’elle reluise, comme le prescrivait Buffon, quand il définissait le génie l’aptitude à la patience ; esprits qui ont éprouvé que la plus aride matière, et les mots même les plus ternes renferment en leur sein le principe et l’amorce de quelque éclat, comme ces noisettes des fées, où l’on trouvait des diamants, quand on en brisait l’enveloppe, et qu’on avait des mains heureuses ; esprits qui sont persuadés que ce beau dont ils sont épris, le beau élémentaire et pur, est répandu dans tous les points que peut atteindre la pensée, comme le feu dans tous les corps ; esprits attentifs et perçants qui voient ce feu dans les cailloux de toute la littérature, et ne peuvent se détacher de ceux qui tombent en leurs mains qu’après avoir cherché longtemps la veine qui le recélait, et l’en avoir fait soudainement jaillir ; esprits qui ont aussi leurs systèmes, et qui prétendent, par exemple, que voir en beau et embellir, c’est voir et montrer chaque chose telle qu’elle est réellement dans les recoins de son essence, et non pas telle qu’elle existe aux regards des inattentifs, qui ne considèrent que les surfaces ; esprits qui se contentent peu, à cause d’une perspicacité qui leur fait voir trop clairement et les modèles qu’il faut suivre, et ceux que l’on doit éviter ; esprits actifs, quoique songeurs, qui ne peuvent se reposer que sur des vérités solides, ni être heureux que par le beau, ou du moins par ces agréments divers, qui en sont des parcelles menues et de légères étincelles ; esprits bien moins amoureux de gloire que de perfection, qui paraissent oisifs et qui sont les plus occupés, mais qui, parce que leur art est long et que la vie est toujours courte, si quelque hasard fortuné ne met à leur disposition un sujet où se trouve en surabondance l’élément dont ils ont besoin et l’espace qu’il faut à leurs idées, vivent peu connus sur la terre, et y meurent sans monument, n’ayant obtenu en partage, parmi les esprits excellents, qu’une fécondité interne et qui n’eut que peu de confidents."