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John Stuart Mill : L'éducation de mon père

Dernière mise à jour : 14 mai 2023




Extrait de :

John Stuart Mill

Mes mémoires : histoire de ma vie et de mes idées

(1874)




"Je suis né à Londres, le 10 mai 1806. Je suis le fils aîné de James Mill, l'auteur de l'Histoire des Indes Anglaises. Mon père, fils d'un chétif marchand qui exploitait aussi, je crois, une petite ferme, à Northwaler Bridge, dans le comté d'Angus, en Ecosse, attira par les qualités de son esprit l'attention de Sir John Stuart, de Fettercairn, membre de la cour de l'Échiquier d'Ecosse. Sir John Stuart le fit entrer à l'Université d'Edimbourg avec une bourse que Lady Jane Stuart, sa femme, et d'autres dames avaient fondée pour l'instruction de jeunes gens destinés à l'Église d'Ecosse.


Mon père y fit toutes ses études, et reçut ses licences de prédicateur. Pourtant il n'entra pas dans la carrière ecclésiastique parce qu'il voyait bien qu'il ne pouvait croire les doctrines de l'Église d'Ecosse pas plus que celles d'aucune autre Église. Pendant quelques années, il exerça la profession de précepteur dans plusieurs familles d'Ecosse, entre autres chez le marquis de Tweddale; puis il se fixa à Londres, et se mit à écrire. Jusqu'au moment où il obtint un emploi dans les bureaux de la Compagnie des Indes, il n'eut pas d'autre moyen d'existence que sa plume.


(...)


Rien n'aurait pu le déterminer à écrire contre ses convictions; au contraire, il ne manquait jamais de profiter de toutes les occasions que lui offraient les circonstances pour produire ses opinions dans ses écrits. Jamais, il faut le dire aussi, il ne faisait rien négligemment, jamais il n'entreprit un travail littéraire ou d'un autre genre, auquel il ne pût pas consacrer consciencieusement le travail nécessaire pour l'accomplir dignement. C'est sous le poids de ces charges, qu'il a tracé le plan de son Histoire des Indes, qu'il l'a commencée et terminée, dans l'espace de dix ans. Ajoutez à cela que durant tout ce temps, il consacrait une grande partie de ses journées à l'instruction de ses enfants; pour moi, notamment, il s'imposait un travail, des soins, une persévérance, dont il n'existe peut-être pas d'autre exemple, afin de me donner, selon les idées qu'il s'en faisait, l'éducation intellectuelle la plus élevée. Mon père, qui observait si fidèlement dans sa conduite le précepte qui défend de perdre son temps, devait naturellement le mettre en pratique dans l'éducation de son élève.


Je n'ai gardé aucun souvenir de l'époque où j'ai commencé à apprendre le grec. Je me suis laissé dire que je n'avais alors que trois ans. Le souvenir le plus lointain que j'en aie conservé, c'est que j'apprenais par coeur ce que mon père appelait des vocables, c'est-à-dire des listes de mots grecs avec leur signification en anglais, qu'il écrivait pour moi sur des cartes. De la grammaire, durant les années qui suivirent, je n'appris que les inflexions des noms et des verbes. Après qu'il m'eut garni la mémoire de vocables, mon père me mit tout d'un coup à la traduction. Je me rappelle vaguement que je déchiffrais les fables d'Esope, le premier livre grec que j'ai lu. L'Anabase, dont je me souviens mieux, fut le second.


Je n'ai commencé le latin qu'à huit ans. A cet âge, j'avais déjà lu, sous la direction de mon père, plusieurs prosateurs grecs, parmi lesquels je me rappelle Hérodote que j'ai tu tout entier, ainsi que la Cyropédie et les Entretiens mémorables de Socrate, quelques vies de philosophes dans Diogène Laërce, une partie de Lucien et le Nicoclès d'Isocrate. Je lus aussi, en 1813, les six premiers dialogues de Platon, depuis l'Eulyphron jusqu'au Théétète inclusivement. Il aurait mieux valu me faire passer ce dernier dialogue, puisqu'il m'était absolument impossible de le comprendre. Mais mon père, dans toutes les parties de son enseignement, exigeait de moi non seulement tout ce que je pouvais, mais encore ce qu'il m'était souvent impossible de faire.


On jugera par un fait de ce qu'il s'imposait à lui-même pour m'instruire. Je préparais mes devoirs de grec dans la même pièce, et à la même table, où il écrivait; comme il n'y avait pas alors de dictionnaire grec-anglais, et que je ne pouvais me servir d'un lexique grec-latin, puisque je n'avais pas encore commencé le latin, j'étais forcé de recourir à mon père et de lui demander le sens des mots que je ne connaissais pas. Il supportait ces interruptions incessantes, lui, le plus impatient des hommes, et c'est à l'époque où je l'interrompais ainsi sans relâche qu'il écrivit plusieurs volumes de son Histoire du Indes.


L'arithmétique est la seule chose, après le grec, dont j'aie reçu des leçons à cette époque, ce fut encore mon père qui me l'enseigna; c'était le travail du soir, et je me rappelle bien l'ennui qu'il me causait. Mais ces leçons n'étaient encore qu'une partie de l'instruction que je recevais journellement. J'apprenais beaucoup par les lectures que je faisais moi-même, et par les conversations que mon père avait avec moi pendant nos promenades. Depuis 1810 jusqu'à la fin de 1813, nous vécûmes à Newington Green, alors à peu près au milieu des champs. La santé de mon père exigeait qu'il fit constamment beaucoup d'exercice; il se promenait d'habitude avant le déjeuner dans les riants sentiers qui conduisaient à Hornsey. Je l'accompagnais toujours, dans ses promenades, et mes premiers souvenirs de la verdure des champs et des fleurs sauvages se trouvent mêlés à ceux des récits que je faisais chaque jour à mon père de mes lectures de la veille. Ce que je me rappelle le mieux c'est que cette tâche était volontaire plutôt qu'un devoir. En lisant, je prenais des notes sur des bouts de papier, et, d'après ces notes, je racontais à mon père, pendant notre promenade du matin, l'histoire que j'avais lue.


(...)


Dans les fréquentes conversations que nous avions sur nos lectures, mon père se servait de toutes les occasions pour me donner des explications et des idées sur la civilisation, le gouvernement, la moralité et la culture intellectuelle; et il exigeait que je les lui reproduisisse dans mon langage. Il me donnait à lire aussi beaucoup de livres qui ne m'auraient pas assez intéressé pour que je voulusse les lire de moi-même, puis il m'obligeait à lui en rendre compte.


Je n'ai guère reçu de livres d'enfants pas plus que de jouets, excepté quand des parents ou des amis m'en faisaient cadeau. De tous les livres de ce genre, Robinson Crusoé fut celui qui me frappa le plus; je l'ai lu avec plaisir durant toute ma jeunesse. Sans doute, il n'entrait pas dans le plan de mon père d'exclure les livres d'amusement, mais il me les permettait avec une grande parcimonie. A cette époque, il n'en possédait presque pas; mais il en empruntait pour moi. Je me rappelle avoir lu les Mille et une Nuits, les Contes Arabes de Cazotte, Don Quichotte, les Contes populaires de miss Edgeworth et un livre qui jouissait alors de quelque réputation, le Fou de qualité de Brooke.


(...)


La même année que je commençai le latin, j'abordai pour la première fois les poètes grecs, par l'Illiade. Quand j'y fus un peu avancé, mon père me mit entre les mains la traduction de Pope. C'était le premier poème anglais que je prenais plaisir à lire; ce fut aussi l'un des livres pour lesquels, pendant bien des années, je montrai le plus de goût. Je l'ai, je crois, lu en entier de vingt à trente fois. Je n'aurais pas songé à faire mention d'un goût qui semble si naturel à l'enfance, si je n'avais pas cru observer que le vif plaisir que me procurait ce brillant récit en vers, n'est pas aussi universel parmi les enfants que j'aurais pu le supposer.


Bientôt après je commençai Euclide, et un peu plus tard l'algèbre, toujours avec mon père pour maître. De huit à douze ans, je lus, en fait de livres latins, les Bucoliques de Virgile et les six premiers livres de l'Enéide; tout Horace, les fables de Phèdre, les premiers livres de Tite-Live, auxquels par amour pour l'histoire romaine j'ajoutai, à mes heures de récréation, le reste de la première Décade; tout Salluste; une grande partie des Métamorphoses d'Ovide quelques comédies, de Térence; deux on trois livres de Lucrèce; plusieurs discours de Cicéron et quelques uns de ses écrits sur l'art oratoire. En grec, je lus d'un bout à l'autre l'Iliade et l'Odyssée, une ou deux tragédies de Sophocle, et d'Euripide, autant de comédies.


(...)


La chose qui frappe tout d'abord dans le cours de l'instruction que j'ai décrite, c'est le grand soin que mon père a pris de me donner durant les années de mon enfance une somme d'instruction comprenant les branches supérieures qu'on n'apprend qu'à l'âge d'homme, quand on les apprend. Le résultat de l'expérience montre avec quelle facilité on peut y arriver, et met fortement en lumière le misérable gaspillage de tant d'années précieuses qu'un si grand nombre d'écoliers consument à acquérir la maigre provision de latin et de grec qu'on leur enseigne d'ordinaire. C'est ce gaspillage qui a conduit bon nombre de partisans des réformes de l'enseignement à soutenir l'idée fausse qu'il fallait écarter complètement ces langues de l'éducation générale.


Si j'avais été doué naturellement d'une grande facilité à saisir ce qu'on m'enseignait, ou si j'avais possédé une mémoire très exacte et très-fidèle, ou bien encore, si j'avais eu un caractère éminemment actif et énergique, l'épreuve n'aurait pas été concluante. Mais pour toutes ces qualités, je reste plutôt au-dessous de là moyenne que je ne la dépasse, et ce que j'ai fait, assurément un garçon ou une fille de capacité moyenne et de bonne santé peuvent le faire. Si j'ai pu accomplir quelque chose, je le dois, entre autres circonstances heureuses, à ce que l'éducation par laquelle mon père m'a formé, m'a donné, je peux bien le dire, sur mes contemporains l'avantage d'une avance d'un quart de siècle.


La plupart des enfants et des jeunes gens à qui on a appris beaucoup de choses, bien loin de rapporter de leur éducation des facultés fortifiées, n'en sortent qu'avec des facultés surmenées. Ils sont bourrés de faits, d'opinions et de formules d'autrui, qu'ils acceptent, et qui leur tiennent lieu du pouvoir de s'en faire eux-mêmes. C'est ainsi qu'on voit des fils de pères éminents, pour l'éducation desquels rien n'a été épargné, arriver il l'âge mûr en débitant comme des perroquets ce qu'ils ont appris dans leur enfance, incapables de se servir de leur intelligence, en dehors du sillon qu'on a tracé pour eux.


Mon éducation n'était, pas de ce genre. Mon père ne permit jamais que mes leçons dégénérassent en un exercice de mémoire. Il tâchait de mener mon intelligence, non seulement du même pas que l'enseignement, mais autant que possible de lui faire prendre les devants. Tout ce que je pouvais apprendre par le seul effort de la pensée, mon père ne me le disait jamais tant que je n'étais pas à bout de ressources pour le trouver moi-même.


(...)


Un des maux qui sont d'ordinaire la conséquence des progrès rapides, et qui souvent en flétrit les fruits, c'est la suffisance. Mon père cherchait à m'en préserver avec une grande sollicitude. Il mettait une vigilance extrême à éloigner de moi les occasions de m'entendre louer, ou de faire des comparaisons flatteuses pour moi. De mes rapports avec lui, je ne pouvais prendre qu'une opinion très-humble de mes mérites, puisque le terme de comparaison qu'il proposait sans cesse à mon ambition, c'était non pas ce que les autres font, mais ce qu'un homme pourrait et devrait faire. Il a parfaitement réussi à me préserver de l'influence qu'il redoutait si fort. J'ignorais absolument que mes progrès fussent une chose exceptionnelle à mon âge.


(...)


Malgré ce qu'on a pu croire, je n'avais aucune idée de posséder la moindre supériorité, et c'était très bon pour moi qu'il en fût ainsi. Un jour, dans Hyde Park (je me rappelle très bien l'endroit où se passa la scène),j'avais quatorze ans, et j'allais quitter la maison paternelle pour une longue absence, mon père me dit qu'à mesure que je ferais connaissance avec de nouvelles personnes, je m'apercevrais que j'avais appris bien des choses qu'en général les jeunes gens de mon âge ne savaient pas, et que sans doute on serait disposé à m'en parler, et à m'en faire compliment. Je me rappelle très imparfaitement tout ce qu'il ajouta sur ce sujet; mais il aboutit à me dire que si je savais plus que les autres, il ne fallait pas l'attribuer à mon propre mérite, mais à l'avantage exceptionnel qui m'était échu d'avoir un père capable de m'instruire, et qui eût voulu prendre la peine de le faire et d'y consacrer le temps nécessaire que si je savais plus que ceux qui n'avaient pas joui du même avantage, il ne fallait pas y voir une raison de me glorifier, mais plutôt de songer à la honte que j'aurais encourue, si le contraire fût arrivé.


Quand mon père m'apprit que je savais plus de choses que d'autres jeunes gens qui passaient pour avoir reçu une bonne éducation, j'accueillis celte révélation comme une information et j'y accordai une entière confiance ainsi qu'à tout ce qu'il me disait; mais il ne me parut pas que cela me concernât. Je n'avais aucun penchant à tirer vanité de ce qu'il y avait des personnes qui ignoraient ce que je savais; et je ne me flattais pas de l'idée que mes connaissances quelles qu'elles fassent provinssent de mon propre mérite. Mais, au moment où mon attention fut attirée sur ce point, je trouvai que ce que mon père disait des

avantages dont j'avais joui, était l'expression exacte de la vérité et du bon sens, et je n'ai jamais depuis changé d'opinion à cet égard.


(...)"


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