

Irène de Palacio
il y a 3 jours
"Dans cet étroit corset, les huit vers d’une stance, Étouffer ses sanglots pour mieux compter ses pleurs."
Portrait de Jeanne Marvig publié dans le Cri de Toulouse (31 juillet 1916)
Portrait publié dans La Femme de France (19 juillet 1931)
Le nom de Jeanne Marvig, née Cécile Marie Jeanne Viguier, orne aujourd’hui une rue de Toulouse, comme celui de Léon Deubel dans un quartier reculé de Belfort. C’est, semble-t-il, tout ce que la Ville Rose a conservé de celle qui fut l’une de ses poétesses les plus célèbres en son temps. Elle ne bouleversa ni la forme, ni la pensée poétique, et s’attacha à des thèmes classiques (l'enracinement, l’observation de la nature, la fervente expression des sentiments) que certains lecteurs modernes pourraient trouver obsolètes ; mais derrière le voile de l’oubli subsiste un chant discret, qui touche encore les sensibilités attentives, au-delà de son étiquette d'énième "poète régionaliste". Car c'est ainsi qu'on la connaît peut-être le mieux. Née le 13 avril 1872 à Léguevin, en Haute-Garonne, puis installée à Toulouse où elle mourut en 1955, Jeanne Marvig fut une figure active du mouvement occitaniste. Elle publia un essai critique sur la poésie méridionale, et son œuvre poétique reflète souvent son profond attachement à sa ville.
Toulouse, si mon cœur bondit, c'est de tes fièvres...
[...]
N'avoir nul souvenir où Toulouse n'apporte
Son atmosphère blonde et ses roses atours,
Retrouver la couleur, la saveur de ses jours
Lorsque, sur le Passé, le cœur ouvre la porte.
La chanson de Toulouse (1937).
Mais son œuvre ne saurait se limiter à une simple poésie de terroir. Jeanne Marvig publia une vingtaine de volumes de vers, entre Les Bruits du Cœur (1904) et Le Rosier qui chante (1955), année de sa mort, écrivit un court roman, Sous le vent des cimes (1928), un herbier floral illustré, Le Jardin d'Isabélou (1947), et trois pièces de théâtre. Sa vaste production littéraire s’accompagna également de nombreux articles pour des revues, de préfaces, ainsi que d’un très beau poème liminaire dans un ouvrage-hommage aux soldats toulousains morts pour la France, Le Livre d'or toulousain des enfants de Toulouse morts pour la France (1916). Écrivain et conférencière, elle dirigea une revue littéraire, Tolosa.
Ces diverses manifestations reçurent un accueil enthousiaste. Loin d’être négligés de son vivant, son travail et ses écrits furent souvent salués. Lauréate du prix Femina, Jeanne Marvig reçut également le prix de Rohan de la Société des poètes français, le prix Minerva pour son roman, ainsi que le prestigieux prix René-Bardet de l'Académie française en 1930 pour son recueil Avec les Dieux... et les héros (1928). Elle devint maîtresse des Jeux de l'Académie des Jeux floraux après en avoir été plusieurs fois lauréate, et légua au Musée du Vieux Toulouse trois des Fleurs obtenues lors du très prisé concours de poésie.
Pas de grande audace, peut-être, dans sa poésie bucolique teintée d'une vague langueur ; l'imagerie panthéiste de ses recueils n'est pas sans rappeler celle de Francis Jammes, et ses vers empruntent à Anna de Noailles un certain pessimisme mêlé à un lyrisme effervescent (Jeanne Marvig créa d'ailleurs un Comité des Amis et admirateurs d'Anna de Noailles, qu’elle présida). La critique évoque en revanche fréquemment la noblesse et l'harmonie des vers, leur perfection formelle, et la richesse d'une langue soutenue qui habille élégamment les plus simples idées. Paul Valéry saluait la virtuosité de Jeanne dans une lettre qui servit de préface au recueil La Dryade (1932), et Tristan Derème rédigea un liminaire de cinq pages pour l’ouvrage Mon cœur passionné (1927) ("Le premier devoir d’un poète, c’est d’être sincère, et vous n’y manquez point et vous n’avez pas vainement cherché à dissimuler la qualité de vos sentiments (...)"). Ces témoignages rappellent combien son œuvre fut estimée de ses contemporains, bien que la postérité ne lui ait pas accordé la même place. Cela nous invite à reconsidérer sa voix aujourd’hui, afin de poursuivre notre quête poétique au-delà du silence des anthologies, et du dédain de la critique moderne.
Comme un saule d'automne en se penchant sur l'eau Éparpille en fleurs d'or et d'argent son poème, Le long du fleuve lent qui descend au tombeau, J'effeuille en mots vivants des lambeaux de moi-même.
Coll. pers.
Ô Morts pour la Patrie, ô grands Morts pathétiques,
Vous qui dormez, là-bas, dans les coteaux crayeux,
Vous sur qui les sapins pleurent leurs verts cantiques,
Et vous à qui la mer dit les strophes antiques
Qui clamèrent la mort des dieux ;
Vous dont nous n'avons pas baisé les bouches closes,
Ni fermé les chers yeux figés sur l'infini,
Vous pour qui, seul, le soir ouvrit toutes ses roses,
Et la pieuse nuit ses étoiles closes
Quand le destin dit : C'est fini !...
Vous, les enfants d'ici, vous les fils que Toulouse
Fit avec son soleil, son ciel, son souvenir,
Son fleuve, pour vos jeux verdissant sa pelouse,
Si vaillants et si beaux, que l'Histoire jalouse
Veut en éclairer l'avenir ;
Où sont vos pauvres corps ; qui vit votre agonie ;
Quel souffle se posa sur votre front glacé ;
Quelle terre a baisé votre lèvre ternie
Lorsque vous murmuriez la lente litanie
Que le mourant dit au Passé ?...
Vous avez un linceul tissé par la Victoire,
Et pour vous admirer, sur le pourpre horizon
Se penche en souriant divinement la Gloire...
Mais vous êtes partis, et notre vie est noire,
Et bien vide notre maison.
Ô vous, nos grands petits, voyez notre détresse :
Nous avons, pour vos corps, cueilli toutes les fleurs,
Nos lèvres ont, pour vous, la suprême caresse,
Et nous ne savons pas où gémir de tendresse,
Ni laisser s'écouler nos pleurs ;
Pourtant, vous connaissez notre douleur démente,
Vous savez bien qu'en nous, à jamais jeune et beau,
Votre cher souvenir s'exalte et se lamente ;
Car si nos coeurs sont lourds, c'est que la Mort clémente
Vous y coucha comme au tombeau.
"A nos Héros", poème donné en liminaire de l'ouvrage de Davia de Précourt, Livre d'or toulousain des enfants de Toulouse morts pour la France (1916).
***
Je suis l'Arbre : un tronc droit, substantiel et dur, La lente ascension d'un assemblage pur
De fibres, de rayons, de silence et de sève.
Je suis l'Arbre, une force invincible qui rêve,
La colonne du temple où sans faste et sans bruit
Le firmament s'unit aux mousses de la nuit.
Je suis l'Arbre porteur de vie et de lumière,
L'eau puisée au coeur sombre et poreux de la terre
Qui rejoint dans l'orgueil du feuillage nombreux
Cette eau vive échappée aux prunelles des dieux.
La Dryade, 1932.
***
Passion du mot juste et de l'image vraie,
Travail minutieux de tamis ou de van,
Choix patient du grain répandu dans l'ivraie,
Souci de la semence enfin jetée au vent.
Passion du parfait. Recherche de la stance
Où le mot et l'idée accordant leur effort
Atteignent, unissant la force à l'élégance,
L'éternelle beauté dont se pare la Mort.
***
Il est des souvenirs dont les brûlants vestiges
Illuminent le coeur qui les garde en tremblant,
Grandioses désirs, où, devenu géant,
L'être, de l'infini, devine les prestiges.
Halte sur les sommets d'où l'on touche le ciel,
Heure où l'on sent le monde entier dans sa poitrine,
Extatiques moments, intuition divine,
Ivresse de l'esprit qui se croit éternel !
***
Chambre ouverte où l'on dort sur le coeur de la nuit,
Où l'on ferme les yeux sous un regard d'étoile,
Chambre d'été bleuâtre où la lune conduit
Son échelle de soie au bord des draps de toile.
Nid suspendu dans l'ombre aux pointes d'un rayon,
Pont fragile jeté de quelque astre à la terre
Où, pour venir vers moi, les pas du sommeil blond
Vont écraser les roses noires du mystère.
***
Solitude rêvée, attirantes tristesses :
Langueur de regarder s'évanouir le soir,
Angoisse d'exhaler, frémissant encensoir,
La fumée impalpable et grise des détresses.
Anxiété de tendre, en des élans divers,
A tout l'inexprimé, vers tout l'insaisissable,
Et de sentir, ainsi que le flot sur le sable,
S'abîmer sur son coeur le poids de l'univers.
***
Vie, image, reflet, universel poème,
Idée et volonté, nature, essence, esprit ;
Cire vierge où tout signe expressif se décrit,
Chant d'amour orchestré sur un antique thème.
Eclosion, extase, enthousiasme, effort,
Lent accomplissement de notre destinée,
Soir brumeux, midi clair, vibrante matinée...
Et tout cela qui vit est déjà dans la mort.
O Lyre d'Apollon... (1923)
(Poèmes choisis)