Jean Le Roy, éclat et fulgurances d'un poète sacrifié
"Il faut être divers, multiple, varié à l'infini."
Carnet (tenu à la guerre)
Jean Le Roy, Le Cavalier de frise, 1924 (posth.)
"Tu penses à des lointains Que jamais tu ne verras.... Car ainsi que les Autrefois, ils n'ont d'existence et ils n'ont de vie que dans tes mélancolies."
Poème "Jadis et là-bas"
Jean Le Roy, Le Cavalier de frise
Surtout, ne pas oublier ce regard décidé et rêveur ; celui de Jean Le Roy, l'un de ces innombrables poètes-soldats fauchés par la Grande Guerre, dont l'œuvre, en partie posthume, mérite une remise en lumière. Écrivain hors du commun, âme fière qui tint à faire son devoir de soldat jusqu'au bout sans se défaire de sa rigueur morale, bon camarade avec ses compagnons d'armes, dont il parle avec affection dans ses lettres, protégé d'Apollinaire, très apprécié de Jean Cocteau et de Mireille Havet, qu'il avait juste eu le temps de rencontrer avant de tomber au combat : Jean Le Roy, en bien peu de temps, laissa une trace marquante dans la vie littéraire, et pas seulement dans ce que l'on appelle grossièrement la "poésie de guerre" (qui est toujours bien plus que ce qu'elle tente d'englober). Sa maîtrise du vers libre, ingénieux et déjà novateur pour son temps, la musicalité de son écriture, ses images fortes et originales, rendent la poésie de Le Roy particulièrement profonde et atypique, à nulle autre pareille. "J'ai une faiblesse pour le rythme qui est la joie et la danse de la poésie en même temps que l'hommage à la langue", note-t-il d'ailleurs lui-même*. Il laissa un seul volume, publié de son vivant, Le Prisonnier des mondes, paru en 1913, mince plaquette de huit poèmes. D'autres vers, ainsi que de la prose, principalement écrits pendant la guerre, mais aussi les poèmes qu’il n'avait pas retenus dans son premier recueil, furent rassemblés par Cocteau dans Le Cavalier de frise (titre d'un des poèmes de guerre de Jean Le Roy). Cocteau avait rencontré le poète en 1917, alors que ce dernier effectuait un stage à Saint-Cyr afin de devenir officier, et s'était pris d'amitié pour ce jeune homme "beau, bon, brave, génial, pur", "tout ce que la mort aime" (préface au volume). Le Cavalier de frise parut une première fois en 1924, puis fut réédité quatre ans plus tard, avec quelques changements. Enfin, en 2015, fut publié Jean Le Roy, de Quimper aux tranchées : Itinéraire d'un poète oublié, un ouvrage de la Société des Amis de Louis Le Guennec, aujourd'hui presque introuvable car tiré à petit nombre, contenant à la fois les poèmes et les textes précédemment publiés, mais aussi d'autres vers inédits, des photographies, des lettres de Jean Le Roy, et un ensemble d'articles de presse consacrés au poète.
Quelques mots suffisent à introduire l'homme... Il naquit le 28 novembre 1894 dans une famille de commerçants quimpérois, mais c'est à Paris qu'il grandit et fit ses études. Il passa son baccalauréat en 1913, puis entama des études de droit, sans grand enthousiasme. Les salons littéraires l'intéressèrent très vite davantage ; son entrée dans le monde des lettres fut d'ailleurs assez remarquée, et il fit d'heureuses rencontres, dont celle d'Apollinaire, qui publiera les premiers vers de Le Roy dans sa propre revue, Les Soirées de Paris. Le Prisonnier des mondes, sa plaquette de poèmes, reçut tout de suite un accueil favorable ; l'ouvrage "mérite d'être retenu", écrit Auguste Bailly dans La Revue du mois (Tome XVIII, juillet-décembre 1914). L'Aurore du 4 juillet 1914 souligne le caractère singulier de ce petit recueil, qui étonne et détonne : la pensée de Le Roy est "vertigineuse", les sensations sont "étranges", "imprévues". Georges Duhamel, dans le Mercure de France (16 juillet 1914), salue l'inspiration du poète, et pressent déjà les succès futurs...
En décembre 1914, alors que Jean Le Roy est affecté dans le 37e régiment d'infanterie, il adresse une lettre bouleversante à son ami, l'artiste Walter Pach : "(...) je n'ai jamais su si vous aviez lu les autres poèmes de mon Prisonnier des Mondes. C'est peut-être ridicule de vous demander ce que vous en avez pensé mais je suis si isolé et ma vie est telle que tout ce qui me rappelle mon existence d'avant la guerre me semble être l'histoire des temps fabuleux. Nous sommes tous, les jeunes gens de France, des condamnés à mort et nous ne pouvons plus regarder en avant. Seul le passé existe." Quelques semaines avaient suffi à balayer les espoirs, les folies, les rêves, les ambitions de toute une jeunesse, pourtant si prometteuse. En 1915, néanmoins, toujours à Walter Pach, Le Roy redouble d'enthousiasme, loue la "grande splendeur" des jours de bombardement, et leur "beauté indescriptible et farouche". Il faut tromper la mort, braver le destin ; le poète se dit donc "calmement sûr de la victoire". Et avec quelques connaissances du front, notamment François Bernouard et René Dalize, avec qui il crée une petite revue des tranchées, Les Imberbes, il parle littérature lorsque les obus ne sifflent plus, et rêve peut-être à un retour prochain dans la capitale, ou à sa reconnaissance tant espérée. Il ne revint pourtant jamais de l'enfer auquel il se savait si tôt condamné. Le 26 avril 1918, il est tué d'une balle en plein front lors d'une contre-attaque allemande sur le Mont Kemmel, en Belgique. Son corps ne fut pas retrouvé. Il avait vingt-trois ans.
* Lettre à Walter Pach, le 15 décembre 1916.
--
Poèmes choisis
Instant de clarté
Le Prisonnier des mondes, 1913
Je sens, comme un fantôme,
derrière moi,
un homme
plus grand que moi
et qui pèse sur mes épaules ;
et puis derrière, un autre ;
et puis, derrière celui-là
d'autres hommes échelonnés ;
et puis, toujours plus grands, des géants en sommeil
qui de moins en moins éclairés
par le soleil,
se reculent dans l'ombre :
mes ancêtres depuis les premiers temps du monde.
Devant moi, j'en sais d'autres :
un plus petit d'abord, et puis un plus petit ;
d'autres, d'autres qui sont mon fils et puis ses fils.
Ils s'endorment dans le passé —
ou s'enfoncent dans l'avenir.
Et maintenant, un seul existe :
moi.
Un seul existe et c'est mon heure,
mon heure à moi.
Il n'en est qu'un dans la lumière.
Seul mon corps vit pour le moment,
seul mon cœur sent,
seuls mes yeux voient.
Moi, je suis au soleil, les autres sont dans l'ombre.
Il n'en est qu'un dans la lumière !
Et les autres derrière et les autres devant
ne sont là que pour dire : ainsi marche le temps.
Derrière ils sont perdus de noir : pas de couleur,
(un seul existe et c'est mon heure)
devant, ils sont dans les rutilements trop forts
d'on ne sait quel éther qui les brûle et qui les tord.
Moi seul m'agite et c'est mon heure !
Ceux-là pour exister sont devenus trop grands,
ceux-ci sont trop petits, moi seul je m'harmonise.
Et cela durera longtemps,
quoi qu'on en pense et qu'on en dise !
Je suis entre deux infinis.
Je suis sur la corde du temps
entre l'infini qui attend
et l'infini déjà meurtri,
à l'endroit le plus beau : où la corde se gonfle
et laisse passer, souple et frémissante et ronde,
l'onde.
Combien sommes-nous ? Tout est pour nous qui vivons !
la lumière et la force et le temps, le temps même !
Mes amis qui vivez tout à l'entour de moi,
n'êtes-vous pas surpris d'être à l'endroit suprême,
sur la corde tendue, entre les infinis
qui vous envient ?
N'êtes-vous pas surpris d'être les pivots forts
sur qui s'appuient les balançoires éternelles ?
N'êtes-vous pas surpris de savoir que l'échelle
des vies, sans vous, pendrait sur l'abîme de mort ?
N'êtes-vous pas surpris d'être des pôles ?
Agitons des signaux dans l'air et des paroles ;
Il faut laisser comme un grand bruit
dans la nuit.
Il faut faire souffler le vent
au cœur du temps.
Gravure attribuée à Odilon Redon, illustrant le poème "Instant de clarté", et publiée dans la revue The Modern School (octobre 1918).
Relief des choses
Le Prisonnier des mondes, 1913
Pour le plaisir des yeux,
la petite cité qu'on peut voir tout entière,
arrange en gradins ses maisons de pierre
sur quatre plans
comme un groupe figé devant le photographe.
Des lignes s'enfuient,
des lignes s'avancent,
des lignes reposées s'étalent
horizontales,
d'autres dressées en l'air s'élancent.
Des courbes parfaites
de courtes fenêtres
paraissent rouler d'un mouvement éternel ;
des angles grêles
mêlant des lignes qui passent
écorchent la part d'espace
donnée à mes yeux,
Des surfaces s'allongent
tendues comme des linges,
des blocs se carrent.
Et le volume des maisons
s'incarne et s'incruste fort et profond
dans mon regard,
et s'y installe
comme dans un mur un moellon.
Le relief des choses me mord
net et brutal.
D'un large toit en pente, sort
une fumée qui s'insinue subtilement dans l'air diffus.
Mais ce corps qui est moi, ce corps se sent aussi
un relief dressé.
Sur le sol où pèsent mes pieds,
mon corps se pose et prend sa place.
Je suis un morceau d'univers
comme un mica dans un granit,
et si dans cette chambre ronde
où l'air se moule autour de moi
mon corps chaud venait à manquer,
un vide existerait au monde
dans l'espace déconcerté.
Ainsi pénétrant de toute leur masse
au cœur même de mon regard,
les choses du monde se gonflent.
Ainsi, au coeur même du monde,
volume clos qui prend sa place,
je présente mon corps et le dresse et le carre.
Ô solidité des trois dimensions,
Ô plénitude et profondeur de toute chose !
Grandeurs
Le Prisonnier des mondes, 1913
Nous avons pensé l'infini.
Nos pensées folles ont bondi
le bond d'un diable vers le bleu !
bleu qui fond,
bond intense,
danse folle
vers des pôles ;
puis, arrêts lents
des élans ;
mais, sur le vide
leurs reprises !
Jamais d'arrêt
dans nos pensées
qui vont se ruant sans zig-zag,
coupant terriblement les éternelles vagues
des ondes tendres de la nuit. Longues torpilles
entre des mondes blancs qui dansent des quadrilles !
Nos pensées troublées ont su voir
des mondes dans une cellule :
planètes, lunes,
étoiles rondes et soleils !
Elles ont vu sur ces soleils
des ondes
et des vies faites de cellules
et dans ces cellules — des mondes !
Vertigineuses, nos pensées, vertigineuses !
Et doucement,
nous revenons tendrement
à la hauteur de notre corps,
pareils au liège qui remonte
au niveau de l'eau.
Nous savons regarder les étoiles qui montent
et l'aurore se faire
au flanc des montagnes lunaires.
Car malgré les deux infinis
qui dans leur centre nous retiennent,
nous pouvons marcher et danser
comme dansent là-haut les astres ;
car la taille de notre corps
est entre ces deux rondes chaînes
que nous tenons, fermes et libres,
sur deux bras en équilibre ;
car au lieu d'en être écrasées
nos tourbillonnantes pensées
cinglent au travers de l'acier !
Heureuses, nos pensées,
Heureuses !
Danse des globes
Le Prisonnier des mondes, 1913
Montons dans les chênes profonds
et tièdes comme des maisons
par l'escalier tordu des branches
et surgissons dans la nuit blanche
en riant de joie et d'espoir.
Montons sur les toits plats du soir
comme les pâtres de Chaldée.
Il y a bal, le soir, dans l'espace infini.
Nous regardons danser, nous écoutons la danse
des globes...
L'espace est au-dessus de nos cerveaux sonores,
l'espace où retentit
le bruit des mondes,
le bruit infini
du roulement des mondes,
du crépitement des mondes
qui tombent.
Dans l'infini, un coup de cloche.
Les perspectives dans la nuit
fuient, s'affolent à fond de train,
des sourires passent, incertains
entre des masses de nuit dense
qui se poussent en grand silence
et qui flottent en souple danse.
L'espace infini monte ainsi qu'une spirale,
ainsi que l'escalier d'une tour infernale
dont on voit étinceler
les phares,
vers des villes d'avenir, glissant quelque part
dans le vide.
A l'infini, un coup de cloche.
La terre dort, si blanche,
modeste et calme et franche,
la terre dort, les sèves d'amour
dorment sur la terre et dans la terre,
la terre dort, dort, dort toujours,
modeste et douce et sans mystère
et bariolera au jour ;
les chênes sont chauds comme des maisons.
et nous, ainsi que des pâtres de la Chaldée
nous regardons danser, nous écoutons la danse
des globes,
la pluie des globes autour de la terre,
fille endormie qui rêve parmi l'azur,
en tremblant, d'une folle chute !
Jadis et là-bas
[Poème écrit avant la guerre]
Le Cavalier de frise, 1924
Tu te lamentes en pensant à jadis,
à des jardins dans l'autrefois,
à des morts, à des villes,
où des maisons bâties en bois
dressaient vers le ciel bleu les pointes de leurs toits.
Tu penses aux soldats
qui s'en allaient vers les combats, dans le soleil
avec des revers bleu-de-roy
et sur les guêtres des boutons lourds et vermeils.
Tu te lamentes
en évoquant les parfums
vieille France, vieille Angleterre, vieille Europe,
les élégances de cour,
les madrigaux sans amour
et les étoffes soyeuses
aimées des jeunes filles de Greuze.
Tu te lamentes en pensant au miel attique,
aux danses rythmées,
aux chants cadencés,
à des triomphateurs de luttes olympiques,
aux autrefois qui plus jamais ne reviendront.
Il est d'étranges correspondances
en toi ;
car en pensant aux autrefois,
tu penses (et te lamentes)
aux pays lointains et rêvés
qui vivent par-delà les espaces.
Et ce sont les mêmes pensées
et les mêmes tristesses lassées,
et les mêmes lointains qui s'effacent.
Et tu te lamentes
en pensant à des Islandes
où voleraient des brouillards et de grands oiseaux,
aux Amériques éclatantes,
aux aigles, aux condors
de la Cordillère des Andes,
au pays qu'on remue pour y trouver de l'or ;
aux Orients languissants,
langoureux et voluptueux...
Tu penses aux Orients lointains.
Tu penses à des lointains
Que jamais tu ne verras....
Car ainsi que les Autrefois,
ils n'ont d'existence et ils n'ont de vie
que dans tes mélancolies.
Pour la Ville Solide
[Poème écrit à la guerre]
Le Cavalier de frise, 1924
Afin que vive encor la chère grande ville,
Le peuple de Paris meurt, épars sur la ligne
mouvante où l'on combat.
Sous les routes creusées et sous les champs crevés,
le peuple de Paris épars sur l'angle droit
(longue cité fragile, mais de gloire)
hante les boyaux de craie, d'argile, de glaise
et les cañhas et les guitounes provisoires.
Ce poème est pour ceux sur qui pèse
le ferme souvenir de la ville solide
et ronde et qui ne bouge au-delà des campagnes
où les maisons rigides
sont fixées pour un siècle dans le bitume,
où l'on se sert de ce que d'autres ont construit,
où le corps inconscient dans les rues qui fument
n'est pas une inquiétude, mais le calme fruit
heureux, léger, de l'âme.
Paris, avec des lettres d'or sur les balcons,
avec des enfilades de maisons
et des pâtés et des ronds-points,
des choses noires qui se croisent avec soin
et des fleurs qui sont nées ailleurs !
Ce poëme sans nostalgie
est pour ceux qui, le soir, au sixième,
sentaient vers la périphérie
monter comme un brouillard les chansons que l'on chante,
au centre le repos et les joies violentes,
et par-dessus les marronniers du Luxembourg
l'Amour.
La Cathédrale engloutie
Poème inédit datant de 1912, publié dans Jean Le Roy, de Quimper aux tranchées : Itinéraire d'un poète oublié (2015).
d'après un prélude de Claude Debussy
Des silences sous des arcades,
Des brouillards blancs en haut des tours,
Des vibrations au pas lourd,
Des sonorités qui s'évadent,
Des accords en voûtes gothiques, Des lianes mauves d'encens
Et de souples nuées, feutrant
La cathédrale de musique !
La cloche a l'air d'avoir des sandales de brume....
C'est la grande Eglise aux rosaces
Dont les vitraux monumentaux
Font monter de mouvants joyaux
Au manteau gris des ombres lasses...
La cloche a l'air d'avoir des sandales de brume...
Son à son, peu à peu, des accords plus sonores,
Une prière naît du fond bleu des chapelles,
Et sur les autels d'or tendus de brocatelle,
Les tristes sons d'un psaume saint viennent d'éclore.
C'est l'armée éperdue des brumes en déroute
Qui s'enfuit au tocsin victorieux des cloches,
Les franges des brouillards attardés s'effilochent,
Et le jour intégral vient balayer les voûtes !
L'Eglise d'or se dresse au grand ciel bleu-de-roy.
Comme des encensoirs au soleil, les chapelles
Semblent fumer tous les encens de Compostelle
Et de Cologne grise et de Saint Jean-du-Doigt
La cathédrale
Musicale
Est une châsse
Qui se prélasse
Dans la lumière triomphale
Et le beffroi mystique
Jette au vent fantastique
Les cloches frénétiques !
Les cloches ont chaussé de forts sabots de cuivre !
Ô les immenses cathédrales
Qui se dressent dans leur granit
Et sortent comme de la nuit
Hors des brumes médiévales !
Ô les sonores accalmies
Des gros bourdons dans les beffrois
Et des orgues à l'agonie
Qui pleurent sur les autrefois !
Jean Le Roy en compagnie de sa mère (assise), et de sa cousine, Henriette Olgiati.
© Collection Michelle Clemmer.