Jacques Normand, poète aux confins de deux guerres
"Au nom du cher pays et de son ciel si doux, Au nom de nos aïeux dans leurs tombes fermées Suivant de leurs yeux morts le vol de nos armées, Nos fronts seront courbés devant vos jeunes fronts Ô chers enfants de France, et nous vous bénirons"
Jacques Normand, "Aux soldats de France", Le Laurier Sanglant, 1916
Le dessein de Jacques Normand (1848-1931), dans Le Laurier Sanglant (Calmann-Lévy, 1916), fut de rassembler les poèmes qu’il avait composés pendant les conflits avec l’Allemagne de 1870, puis de 1914-1918, qu’il désigne respectivement par « Première Guerre » et « Deuxième Guerre ». Il mourut avant de connaître la « Troisième »...
Jacques Normand était loin d’être un inconnu lorsqu'il publia ces Poèmes de Guerre 1870-1914, à soixante-huit ans. Doué de multiples talents, ancien élève de l’École des Chartes, titulaire d’un diplôme d’archiviste-paléographe, parfois présenté comme le collaborateur de Maupassant (ce dernier ayant simplement participé à la réécriture d'une partie de sa pièce en trois actes, Musotte, publiée en 1891), il avait été très tôt attiré par la poésie et le théâtre. Il composa des pièces à succès pour l’Odéon, le Vaudeville, le Théâtre-Français. Polygraphe invétéré, il est l’auteur de plus d’une centaine de pièces de théâtre ; comédies, prologues, proverbes, saynètes et monologues. Sa renommée fut également grande dans le monde académique, où il obtint honneurs et récompenses.
L’avant-propos du Laurier Sanglant précise l'intention de l'oeuvre : réunir plusieurs poèmes écrits « à quarante-quatre ans de distance, au cours des deux guerres que les Français de ma génération ont eu la douleur de voir fondre sur leur pays. » En 1870, mobilisé au Huitième bataillon des mobiles de la Seine, Jacques Normand avait écrit des poésies rassemblées sous le titre Tablettes d’un Mobile ; certaines sont reprises dans la première section du Laurier sanglant, comme préambule aux vers composés pendant la Grande Guerre. Son âge avancé ne lui permit pas de rejoindre le Front, malgré son désir de participation, mais il obtint le statut de bibliothécaire pour les blessés de l’Hôpital de Saint-Jean-de-Luz. L’un des poèmes du recueil, « Bibliothécaire », laisse d’ailleurs entendre une certaine déception (« Et le moblot devenu vieux / Est… bibliothécaire ! »), mais souligne néanmoins la part prise de bon cœur à cet emploi modeste (« Des livres vaguement classés,/Des « illustrés » de toute sorte,/Voilà ce qu’à nos chers blessés/Chaque matin j’apporte »).
La deuxième partie du recueil, intitulée « La Seconde Guerre (1914-191...) », est dédiée au mari de sa fille Jacqueline, le Commandant Bérenger de Miramon, « actuellement dans les tranchées ». Divisée en quatre sections, elle se compose de quarante-quatre poèmes ; Normand y brosse des portraits de blessés, d’infirmières et de mourants. A certains analphabètes, il apprend à lire (« Mon élève ») : Normand rend hommage, dans cette galerie de portraits d’hôpital, aux soldats de tous horizons sociaux et culturels — et même, fait rare à l’époque, à un tirailleur algérien (« Pot de crème »).
Viennent ensuite des poèmes consacrés à la vie en temps de guerre, aux communiqués, aux tranchées que l’on creuse la nuit :
Dans ces guerres de tranchées
Plus d’ardentes chevauchées,
Plus de charges au soleil,
Plus de régiments superbes
Suivant, dans les hautes herbes,
L’essor d’un drapeau vermeil ;
Lentement, à coups de mine,
À coups de pioche, on chemine,
On rampe, le corps penché,
Lampe en main, dans les ténèbres,
Creusant des chemins funèbres,
Vers un ennemi caché.
C’est en cette tâche obscure,
Moins entraînante et plus dure,
Que naît et s’épanouit
Votre bravoure infinie,
Ô fiers soldats du génie,
Nobles héros de la nuit !
Et la plus simple justice
Veut que l’on vous applaudisse
Qu’on vous admire entre tous,
Ô sapeurs, qui sous la terre
Dont vous troublez le mystère,
Combattez si bien pour nous !
Ah ! qu’il vous faut de vaillance
Pour aller, dans le silence,
Dans l’inconnu, dans le noir,
L’oreille toujours tendue,
Remplir la besogne ardue
Qui, pour vous, est le devoir !
Par leurs exploits téméraires
Les aviateurs, vos frères,
Ont conquis le ciel doré ;
Vous, vous livrez vos batailles
Dans les saignantes entrailles
De notre vieux sol sacré.
C’est déjà presque la tombe…
Et quand l’un de vous succombe
Dans quelque trou, vaillamment,
Il semble — injustice humaine ! —
Que cette mort souterraine
Ait moins de rayonnement…
Quand l’impartiale Histoire
À chacun selon sa gloire
Distribuera ses lauriers,
Vous pourrez, en confiance,
Vers la juste récompense
Tendre vos mains les premiers ;
Et votre part sera belle
Dans la récolte nouvelle
Des fleurs d’Immortalité,
— Ô vainqueurs des luttes sombres ! —
Car vous aurez, dans leurs ombres,
Moissonné votre clarté !
("Les héros de la nuit" Aux officiers, sous-officiers et soldats du génie. 1915.)
Normand participe à sa façon à la guerre, en se faisant le porte-voix des soldats au nombre desquels il ne peut plus compter. « La fleur des tranchées », par exemple, dédié à Edmond Rostand, rapporte le geste émouvant d’un combattant envoyant à l’auteur, en guise de remerciement, un naïf poème de sa composition accompagné d’un bouton d’or. Ailleurs, il s’insurge contre les jérémiades de l’arrière (« Pensons à « eux » ! »), en un poème qui est un bon exemple du « style Normand » : celle de la saynète. Plusieurs poèmes empruntent en effet au registre dramaturgique, mettent en scène des dialogues ou des monologues.
La troisième section est composée de « Sonnets de Guerre ». On y relève notamment un sonnet sur les veuves de guerre, dont le dédicataire est Louis Ganderax (« Les voiles noirs »), et un sonnet dédié à l'illustrateur Jean-Louis Forain, s’inspirant de l’un de ses dessins (« Terre de France »).
Forain, "S'il m'arrive quelque chose, tu écriras à maman que je me suis confessé", 1917
De la Marne au Rhin, tome II, 1920
© Coll. personnelle
Enfin, il célèbre les aviateurs, mais aussi tous les héros du quotidien, « bourgeois, paysan, ouvrier, qu’importe » dans la section « Les Héros du Front » : un jeune baron dans « La belle pipe », deux blessés parisiens, un étudiant et un tapissier-ébéniste échangeant quelques mots dans la tranchée où ils attendent tous deux les ambulanciers dans « Les deux parigots » (dédié à Maurice Donnay), occasion de déployer un talent de dramaturge en faisant entendre les ultimes dialogues de ces deux Parisiens de vingt ans. Jacques Normand s’attache à dépeindre la grande fraternité des hommes, par-delà les frontières des classes et les distinctions de toutes sortes. Même si certaines pièces n’évitent pas le pathos, elles le font non sans beauté ni pudeur, tel le poème « La croix du mourant » :
« À moi !… je vais mourir… à moi ! Je suis chrétien…
» Je ne veux pas crever seul, tout seul… comme un chien.
» Un prêtre !… un crucifix !… à moi !… »
La voix plaintive
Du lieutenant tombé dans la tranchée arrive
À l’oreille d’un homme grave, au front pensif,
Cheveux très noirs… profil accusé… C’est un juif,
Un très jeune rabbin, brancardier volontaire,
Qui remplit hardiment son noble ministère,
Et, dans le tourbillon d’acier, de fer, de feu,
Court à l'homme qui souffre, et quel que soit son Dieu.
La nuit vient. Ils sont là, seuls, dans l'immense plaine.
« Courage, mon ami !… L’ambulance est prochaine…
» Je vais aller chercher… — Non ! non ! Restez tout près,
» Tout près de moi… Je meurs en soldat, sans regrets…
» Mais mon dernier désir c’est… c’est d’avoir un prêtre…
» Ou, sinon, une croix… que je puisse la mettre
» Là, sur mon cœur et puis l’embrasser saintement
» Ainsi que je faisais, jadis, avec maman…
— Une croix ?… »
⁂
En dehors de la sombre tranchée
Au bord d’une prairie à tout instant fauchée
Par les balles, se dresse un arbrisseau chétif,
Meurtri, déchiqueté… D’un élan preste et vif
Le jeune homme a bondi, méprisant la mitraille,
Prend un couteau dans sa musette, coupe, taille
Deux branches fines, les met en croix, et, joyeux,
Retourne au lieutenant qui l'a suivi des yeux,
Tend ses doigts pâles vers la croix, la saisit presque…
Mais un obus arrive, infernal, gigantesque,
Écrase le rabbin s’écriant : « La voici ! »
Et l’officier mourant qui murmurait : « Merci ! »
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Ô Dieu, Dieu de justice et de bonté féconde,
Nous devons ignorer ta volonté profonde…
Mais j’ai la foi robuste, ô mon Dieu, qu’au moment
De cette mort sublime et de ce dévouement,
S’allongeant sur ce monde inquiet où nous sommes,
Ta main, d’un même geste, a béni ces deux hommes !
1916.
Un ultime poème, à part, clôt le recueil pour rendre hommage « A deux amis qui ne sont plus là », Paul Déroulède et le peintre Detaille.
Je ne veux pas finir ce livre dont les pages
Unissent ma jeunesse et ses lointains mirages
Au crépuscule de mes jours,
Sans que pieusement ici je vienne inscrire,
Les noms de deux amis qui ne peuvent me lire
Ayant disparu pour toujours.
(...)
En 1919, Jacques Normand apporta une autre contribution à la littérature de guerre en publiant ses Petites notes pendant la grande guerre (1914-1918), avant de retourner à sa passion pour les œuvres légères et brèves, destinées à être dites sur scène.
Il mourut à quatre-vingt deux ans en 1931, salué unanimement par la presse comme un homme de lettres aussi prolifique que talentueux et d'une grande modestie ; un "écrivain délicat et poète charmant", qui avait marqué la scène littéraire par une oeuvre vaste, malheureusement tombée dans l'oubli aujourd'hui.