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Italo Calvino : Pourquoi lire les classiques ?



Italo Calvino

Pourquoi lire les classiques ?


« Italiani, vi esorto ai classici » (Italiens, je vous exhorte aux classiques),

L’Espresso, 28 juin 1981



Extraits (pp.7-17)


 « Commençons par une définition :


1) Les classiques sont ces livres dont on entend toujours dire : « Je suis en train de le relire… » et jamais : « Je suis en train de le lire… » Cela du moins parmi ceux à qui l’on suppose de « vastes lectures » ; la règle ne vaut pas pour la jeunesse, âge auquel la relation avec le monde, et avec las classiques en tant que partie du monde, a précisément forme de première rencontre. Le préfixe itératif devant le verbe « lire » peut renvoyer à une petite hypocrisie de la part de ceux qui rougiraient d’admettre qu’ils n’ont pas lu un livre fameux. Pour les rassurer, il suffira de faire observer que, si vastes que puissent être les « lectures de formation » d’un individu, il reste toujours un nombre immense d’œuvres fondamentales qu’on n’a pas lues. (….)


Tout cela pour dire que lire pour la première fois un grand livre à l’âge mûr est un plaisir extraordinaire : différent (mais ni supérieur ni inférieur pour autant) du plaisir qu’on aurait eu à le lire dans sa jeunesse. La jeunesse communique à la lecture, comme à toute autre expérience, une particulière saveur et une particulière importance ; tandis qu’à l’âge mûr on apprécie (ou l’on devrait apprécier) beaucoup plus de détails, on repère des niveaux, on distingue des sens. Nous pouvons, à partir de là, tenter une autre définition :


2) Sont dits classiques les livres qui constituent une richesse pour qui les a lus et aimés ; mais la richesse n’est pas moindre pour qui se réserve le bonheur de les lire une première fois dans les conditions les plus favorables pour les goûter.


De fait, les lectures de jeunesse peuvent se révéler peu profitables par suite de l’impatience, de la distraction, de l’inexpérience des modes d’emploi, de l’inexpérience de la vie. Elles peuvent (éventuellement en même temps) être formatrices dans la mesure où elles donneront une forme à nos expériences futures, en leur fournissant des modèles, des termes de comparaison, des schémas de classification, des échelles de valeur, des paradigmes de beauté ; toutes choses qui continuent à opérer même lorsqu’il ne nous que peu de chose, ou même rien, du livre que nous avons lu dans notre jeunesse. En relisant ce livre à l’âge mûr, il nous arrive de retrouver ces constantes dont nous avions oublié l’origine, et qui font désormais partie de nos mécanismes intérieurs. L’œuvre littéraire possède cette

force spécifique : se faire oublier en tant qu’œuvre tout en laissant sa semence.


La définition que nous pourrions alors donner serait la suivante :


3) Les classiques sont des livres qui exercent une influence particulière aussi bien en s’imposant comme inoubliables qu’en se dissimulant dans les replis de la mémoire par

assimilation à l’inconscient collectif ou individuel. C’est pourquoi l’on devrait consacrer, à l’âge adulte, un temps à la redécouverte des plus importantes lectures de sa jeunesse. Car, si les livres ne changent pas (mais en réalité ils changent à la lumière d’une perspective historique différente), nous-même avons changé, et nos retrouvailles avec eux sont des événements nouveaux. Que l’on emploie le verbe « lire » ou « relire » n’a dès lors plus aucune importance. Et, de fait, on pourrait dire :


4) Toute relecture d’un classique est une découverte, comme la première lecture.


5) Toute première lecture d’un classique est en réalité une relecture. La définition n°4

peut être considérée comme le corollaire de celle-ci :


6) Un classique est un livre qui n’a jamais fini de dire ce qu’il a à dire. Tandis que la

définition n°5 appelle une formulation plus explicite, telle que :


7) Les classiques sont des livres qui, quand ils nous parviennent, portent en eux la trace

des lectures qui ont précédé la nôtre et traînent derrière eux la trace qu’ils ont laissée

dans la ou les cultures qu’ils ont traversées (ou, plus simplement, dans le langage et

les mœurs). Cette définition vaut aussi bien pour les classiques anciens que pour les

modernes. Si je lis L’Odyssée, je lis le texte d’Homère, mais je ne puis oublier tout ce

que les aventures d’Ulysse ont fini par signifier au cours des siècles, et je ne puis ne

pas me demander si ces sens étaient implicites dans le textes ou si ce sont des

dépôts, des déformations ou des extensions successifs. En lisant Kafka, je ne puis

faire autrement que de vérifier ou de repousser la légitimité de l’adjectif « kafkaïen »

qu’on entend à tout instant employé à tort et à travers. Si je lis Pères et Fils de

Tourgueniev ou Les Possédés de Dostoïevski, je ne puis que me rappeler comment

ces personnages ont continué de se réincarner jusqu’à nos jours.


La lecture d’un classique doit toujours nous réserver quelque surprise par rapport à

l’image que nous en avions. Aussi ne recommandera-t-on jamais assez de lire

directement les textes originaux en écartant le plus possible les bibliographies

critiques, les commentaires, les interprétations. L’Ecole et l’Université devraient

servir à faire comprendre qu’aucun livre parlant d’un livre n’en dit davantage que le

livre en question. Elles font tout cependant pour faire croire le contraire ; et l’on

constate un renversement des valeurs tel que l’introduction, l’apparat critique, la

bibliographie sont utilisés comme un rideau fumigène qui dissimule ce que le texte a

à dire et ce qu’il ne peut dire qu’à condition qu’on le laisse parler sans un

intermédiaire qui prétend en savoir plus que lui.


Nous pouvons en conclure que :


8) Un classique est une œuvre qui provoque sans cesse un nuage de discours critiques, dont elle se débarrasse continuellement. Le classique ne nous enseigne pas nécessairement quelque chose de neuf ; parfois, nous y découvrons quelque chose que nous avions toujours su (ou cru savoir), sans savoir que c’était ce livre-là qui l’avait dit le premier (ou qu’il s’y attachait de façon particulière). Et cette surprise est, elle aussi, une surprise pleine de satisfaction, comme l’est toujours la découverte d’une origine, d’une relation, d’une appartenance. De là, on pourrait faire dériver une définition comme :


9) Les classiques sont des livres que la lecture rend d’autant plus neufs, inattendus, inouïs, qu’on a cru les connaître par ouï-dire. Naturellement, cela ne se produit que lorsque le classique fonctionne comme tel, c’est-à-dire établit un rapport personnel avec celui qui le lit. Si l’étincelle ne jaillit pas, rien à faire : on ne lit pas les classiques par devoir ou par respect, mais seulement par amour. Du moins hors de l’école : celle-ci a pour rôle de faire connaître, tant bien que mal, un certain nombre de classiques, parmi lesquels (ou par rapport auxquels) chacun pourra ensuite reconnaître ses classiques. L’école est tenue de nous donner des instruments pour opérer un choix ; mais les choix qui comptent sont ceux qui se font après et en dehors d’elle. C’est seulement au fil des lectures désintéressées que nous pouvons un jour tomber sur le livre qui deviendra notre livre. (…)


10) On appelle classique un livre qui, à l’instar des anciens talismans, se présente comme un équivalent de l’univers. Définition qui nous conduit à l’idée du livre total, tel que le rêva Mallarmé. Mais un classique peut tout autant susciter un rapport d’opposition, d’antithèse. Tout ce que fit et pensa Rousseau me tient à cœur, mais m’inspire un incoercible désir de le contredire, de le critiquer, de me disputer avec lui. Certes, cela s’explique par une opposition de tempérament ; mais, si les choses s’arrêtaient là, je n’aurais qu’à ne pas le lire. Or je ne puis faire moins que le considérer parmi mes auteurs. Je dirai donc :


11) Notre classique est celui qui ne peut pas nous être indifférent et qui nous sert à nous

définir nous-même par rapport à lui, éventuellement en opposition à lui. (…)


12) Un classique est un livre qui vient avant d’autres classiques ; mais quiconque a

commencé par lire les autres et lit ensuite celui-là reconnaît aussitôt la place de ce

dernier dans la généalogie. A ce point de mon propos, je ne peux écarter plus

longtemps le problème fondamental : comment relier la lecture des classiques avec

toutes les lectures de livres non classiques ? Problème directement rattaché à la

question : « Pourquoi lire les classiques plutôt que nous concentrer sur des lectures

qui nous fassent mieux comprendre notre propre temps ? » Et à cette autre

question : « Où trouver le temps et la liberté d’esprit pour lire des classiques, quand

nous sommes submergés par l’avalanche de l’actualité ? » (…)


L’actualité peut être banale et mortifiante ; mais il existe toujours un point où nous

pouvons nous situer pour regarder en avant ou en arrière. Pour lire les classiques, on

doit aussi établir d’ « où » on les lit ; sinon, tant le lecteur que le livre se perdent dans

un nuage atemporel. La lecture des classiques atteint donc son rendement maximal

quand on la fait alterner, selon un savant dosage, avec les lectures d’actualité. Et

pareil dosage ne présuppose pas nécessairement pais et équilibre intérieurs ; il peut

être aussi le fruit de la nervosité, de l’impatience, de l’insatisfaction trépignante.


L’idéal serait peut-être de percevoir l’actualité comme le bourdonnement de la rue –

qui nous avertit, à travers la fenêtre, du trafic automobile et des changements

météorologiques – tout en suivant le discours des classiques, qui résonne, clair et

structuré, dans la pièce. Mais c’est déjà beaucoup si, pour la plupart, la présence des

classiques résonne comme un écho lointain, hors de l’appartement envahi par

l’actualité, par la télévision ouverte à plein volume. Ajoutons donc :


13) Est classique ce qui tend à reléguer l’actualité au rang de rumeur de fond, sans pour

autant prétendre éteindre cette rumeur.


14) Est classique ce qui persiste comme rumeur de fond, là même où l’actualité qui en est

la plus éloignée règne en maître.


Reste que lire les classiques semble en contradiction et avec notre rythme de vie, qui ne connaît plus la lenteur du temps, les respirations de l’otium humaniste, et avec l’éclectisme de notre culture, qui serait bien incapable d’établir une définition du classicisme qui nous soit adaptée. (…)


A ce point, je devrais récrire tout mon article pour faire apparaître bien clairement que les classiques nous servent à comprendre qui nous sommes et où nous en sommes arrivés ; (...) il me faudrait récrire une troisième fois cet article, pour qu’on ne croie pas, surtout pas, que les classiques doivent être lus parce qu’ils « servent ». La seule chose qu’on puisse affirmer, c’est que lire les classiques vaut mieux que de ne pas les lire.


Et, si quelqu’un objecte qu’il ne vaut pas la peine de se donner tant de mal, je citerai Cioran (qui n’est pas un classique, du moins jusqu’à présent, mais un penseur contemporain qu’on commence à peine à traduire en Italie) : « Alors qu’on préparait la ciguë, Socrate était en train d’apprendre un air de flûte. ‘’A quoi cela servira-t-il ? lui demanda-t-on. – A savoir cet air avant de mourir.’’ »



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