Ionesco : Les Mots et les Couleurs
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Extrait de :
Eugène Ionesco
La quête intermittente
[Journal]
Saint-Galîen, juillet 1986
On lit un livre, de littérature ou autre, pour ses qualités littéraires, évidemment, pour ses innovations dans l'expression, c'est-à-dire son originalité, pour son style, etc.
Ou bien on lit pour avoir des informations (de tout ordre, politiques, sociales, religieuses ou philosophiques, scientifiques).
La qualité littéraire, qui me passionnait tant, jadis (qui me préoccupait en premier lieu), aujourd'hui m'est indifférente. Pour ce qui est des informations, les événements de l'actualité m'en fournissent, à chaque instant, de passionnantes, cruelles, atroces, terribles, scandaleuses, tragiques, jamais comiques. Et tous ces événements, toutes ces informations sont plus signifiants, plus chargés d'enseignements, plus spectaculaires, bien plus troublants et écrasants et paralysants que les astuces de la littérature et des littérateurs.
Les journaux, les médias me suffisent et me comblent. Je me désintéresse de la petite politique, qui ne m'apporte plus rien. Je la connais, je l'ultra-connais. Cela ne change pas, les politiques ne peuvent plus rien changer.
Les informations religieuses ou philosophiques me laissent dans mon doute total. Je n'ai plus aucune raison, aucune soif, hélas, de me plonger dans la lecture, et quand je pense à ma passion de lecteur d'autrefois, cela me désole, mais rien à faire, je ne peux plus me satisfaire de la lecture, « ce vice impuni ».
Si je ne lis pas, c'est aussi avec peine, en me forçant, que j'écris... et encore, rarement.
Alors, un ennui énorme m'accable. Que faire du peu de temps qui me reste à vivre ? Je n'ai plus d'intérêt pour rien ; ni pour la conversation avec les amis qui viennent me voir de temps en temps.
Alors, encore une fois, que faire ? La divinité m'est inaccessible. Je dégringole, je dégringole. C'est comme si je lâchais la main de Dieu qui me retenait. Ma femme, seule, la pauvre, me permet de vivre, ou plutôt de vivoter, de subsister.
Alors, quoi ? Finies, les fillettes. Je ne peux plus boire. Manger ? Ce sont les mêmes plats, mais les repas sont courts. Un long, long ennui, c'est cela ma vie.
Il me reste tout de même ce que j'appelle ma peinture, mais j'ai peur que cet intérêt ne commence, lui aussi, à s'user. Et aussi, curieusement, me fait vivre un reste de vanité littéraire, de la jalousie, la peur d'être oublié des hommes comme il me semble que je le suis de Dieu, la hargne quand je pense à mes rivaux en écriture.
Mais cela aussi m'est peu de chose. Il ne me reste donc pour exister que la peinture. Si je cessais de peindre, je serais totalement désespéré. Les couleurs, et rien que les couleurs, sont le seul langage que je puisse parler, les couleurs me disent quelque chose. Elles sont encore vivantes, tandis que les mots ont perdu pour moi sens, valeur, toute expression. Les couleurs sont de ce monde, encore, pour moi ; elles chantent, elles sont de ce monde et il me semble qu'elles me relient à l'Autre Monde.
Je retrouve en elles ce que la parole a perdu. Elles sont la parole : le dessin oui, mais surtout la couleur est parole, langage, communication, vie, tout ce qui peut me relier au reste, à l'univers. Elle est ce qui me rattache à Lui, ce qui fait que je vis. Mais j'ai aussi une autre peur, j'ai peur que les voix des couleurs ne s'épuisent, ne s'éteignent. Peur aussi de me répéter, donc peur qu'elles ne me reviennent après avoir heurté le mur froid de la non-expression : car la répétition est mortelle, cliché mortel, non-invention, c'est-à-dire non-vie, tarissement.
Cette peur, c'est ce qui explique, me dit F., mes maux d'intestin, ma tristesse, mon abattement, la dépression. Elle peut m'empêcher de peindre : j'ai peur de ne plus pouvoir peindre. Oui, c'est cette peur qui risque de m'enterrer, encore vivant, pour si peu de temps encore vivant. La couleur, ô ma vie, couleurs, mes paroles dernières, couleurs, les personnages de ce monde, couleurs, mes témoins, mes univers, couleurs, existences, couleurs vivantes, accompagnez-moi, aidez-moi, vivez pour que je sois, couleurs, vous, figures vivantes, signes de la vie, parures.