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Huysmans ou le monologue infini

Photo du rédacteur: InLibroVeritasInLibroVeritas

Dernière mise à jour : 12 mai 2023




Extraits de :

J.­K. HUYSMANS : UN MONOLOGUE QUI N’EN FINIT PAS

par Agata Sadkowska­ Fidala




"Les romans huysmansiens sont une prose dense, où le dialogue occupe peu de place. D’un roman à l’autre, les dialogues s’espacent, s’épaississent, se transforment. Cette transformation résulte d’une autre, plus profonde : celle qui mène le romancier au refus du romanesque et à l’absence de l’action. Comment peut-il y avoir un dialogue dans un roman où il ne se passe quasiment rien ?


En plus, les romans huysmansiens n’étaient jamais de la fiction pure. Huysmans a toujours puisé, pour construire ses personnages, dans la vie : avant tout dans la sienne. Comme l’a remarqué non sans ironie Pierre Cogny,


« Joris-Karl Huysmans, en fait d’expérience, ne donne guère que la sienne propre ».

Incapable d’inventer, il était en revanche un merveilleux copiste, un œil. Les qualités de son regard sont déjà visibles dans les descriptions de ses premiers romans. Elles pourront se réaliser pleinement dans ses critiques d’art ou ses poèmes en prose, où son langage, libéré des contraintes de la fiction, se déploie dans toute sa beauté.


Les premiers romans de Huysmans, écrits sous la bannière naturaliste,sont assez traditionnels quant à la forme : l’action progresse, les personnages parlent. Mais les personnages de Huysmans communiquent-ils vraiment ? Ce n’est pas toujours le cas, et ce trait s’accentue avec le temps.


Dans En Ménage, les personnages, en développant leurs opinions, s’oublient dans de longues explications, n’attendant souvent ni réponse, ni question, ni approbation. (...) A Rebours ne marque pas de rupture : c’est plutôt une libération. Huysmans n’invente plus son personnage : des Esseintes n’en est même pas tout à fait un, au sens réaliste du terme. Il n’est qu’un prétexte : rien ne vient désormais troubler le flot de l’érudition huysmansienne.


Des Esseintes existe-t-il par lui-même ? Il ne se définit en fait que par ses goûts esthétiques ; il ne vit pas ; il lit, contemple ses gravures, feuillette ses albums, disserte sur la philosophie. Sa maison, sa chère « thébaïde raffinée » a déjà été meublée ; les rares actions qu’il entreprend sont vite abandonnées, comme le célèbre voyage à Londres, terminé dans une taverne anglaise d’un port français parce que


« A quoi bon bouger, quand on peut voyager si magnifiquement sur une chaise ? ».

Ce roman, se situant déjà à la limite du romanesque, annonce par sa quasi-absence de l’action, son personnage unique et son discours le cycle autobiographique de Durtal.


Comme lui, A Rebours est écrit à la troisième personne, mais le lecteur ne s’y trompera pas : c’est un long monologue, les mémoires d’un exhibitionniste raffiné et malheureux, qui se raconte, se consulte, s’analyse, se dévoile entièrement. S’il parle, ce n’est que pour se parler : les « se disant »,« se disait des Esseintes », ponctuent chaque chapitre.



« Les Hommes d’aujourd’hui »,

mars 1885



Si dialogue il y a, c’est un dialogue tout intérieur, ou bien l‘échange de deux personnages imaginaires, flaubertiens, la Chimère et le Sphinx, à qui la maîtresse ventriloque de des Esseintes prête sa voix. C’est un dialogue en porte à faux, puisque la voix n’est qu’une ; en plus, un détournement délibéré s’accomplit ici : c’est un dialogue de théâtre, une mise en scène.


"Et dans le silence de la nuit, l’admirable dialogue de la Chimère et du Sphinx commença, récité par des voix gutturales et profondes, rauques, puis aiguës,comme surhumaines.

— Ici, Chimère, arrête-toi.

— Non, jamais."


Ce dialogue en est pourtant un : la prose de Flaubert et l’âme de Durtal ensont les interlocuteurs :


"Ah ! c’était à lui-même que cette voix aussi mystérieuse qu’une incantation, par-lait ; c’était à lui qu’elle racontait sa fièvre d’inconnu, son idéal inassouvi, son besoin d’échapper à l’horrible réalité de l’existence, à franchir les confins de la pensée, à tâtonner sans jamais arriver à une certitude, dans les brumes de l’au-delà de l’art !"


Des Esseintes, incapable de communiquer dans la vie réelle, choisissant, au lieu d’échanger, de prêcher des sermons à ses fournisseurs, obligeant ses domestiques à garder un silence quasi complet, se retrouve parfaitement dans ce dialogue imaginaire ; son âme d’écorché vif, du martyr de la vie communie avec la prose de Flaubert. L’insatisfaction et le pessimisme flaubertien sont aussi ceux de des Esseintes. (...)


Des Esseintes ne parle qu’à lui-même, car c’est seulement avec lui-même qu’il vit. La nécessité de retourner à la vie active est pour lui un drame : le duc se voit obligé par son médecin à


« quitter cette solitude, revenir à Paris, rentrer dans la vie commune, tâcher enfin de se distraire comme les autres ».

Des Esseintes, effrayé et indigné, s’écrie : « c’est la mort ou l’envoi au bagne ! ». Et si cela semble logique, puisque dans A Rebours tout est renversé, tous les personnages masculins de Huysmans ressentent cette répulsion devant le commun, la vie telle que la plupart des humains la vivent. Repoussant la vie ordinaire, les personnages huysmansiens se retrouvent en quelque sorte en marge de la société ; ils ne ressentent pas le besoin de communiquer avec ses membres. (...)


Dans En Route, Huysmans a, comme d’habitude, volontiers recours à son procédé favori, celui de faire le personnage « se parler ».

"Deux petites sœurs des Pauvres vinrent s’agenouiller non loin de lui et se recueillirent, la tête entre les mains. Il se prit à rêvasser en les regardant. Elles sont enviables, se dit-il, ces âmes qui peuvent ainsi s’abstraire dans l’oraison."


(...) Le monologue-rêverie peut aussi refléter le repli sur soi et la recherche du bonheur intérieur : sa présence dans la prose huysmansienne s’accentue à mesure que se définit la quête du personnage.


De Folantin jusqu’à Durtal, en passant par des Esseintes et Jacques Marles, l’objectif est le même : trouver un havre, un répit, sinon un bonheur. Les personnages se tournent vers eux-mêmes et s’interrogent : ils seront désormais les seuls véritables interlocuteurs d’un dialogue qui se jouera dans leur âme."



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