Huysmans : Le marchand de marrons / Le conducteur d'omnibus
Croquis parisiens - Le marchand de marrons
Jean-François Raffaëlli
Joris-Karl Huysmans
Croquis parisiens
(1880)
Types de Paris
LE MARCHAND DE MARRONS
Les pavés tressaillent déchaussés par le roulis des fardiers et des haquets ; les chiens détalent à toutes pattes, les hommes hâtent le pas, assourdis et aveuglés par une furieuse bourrasque de pluie et de grêle. Les girouettes des maisons tournent et grincent affolées, les fenêtres mal closes gémissent à fendre l’âme, les gonds oxydés des portes crient affreusement tandis que seul au coin de la rue, dans une niche contiguë ; au comptoir d’un marchand de vins, le débitant de marron demeure impassible, hurlant aux passants transis : eh ! chauds, chauds, les marrons !
Que d’événements frivoles ou graves, cet homme est à même de voir, alors que le ventre au feu et la face au vent, il fait grêler dans sa poêle à jour, les marrons aux coques d’or ou qu’il remue les châtaignes qui mijotent sous le torchon de toile bise ! que de comédies, que de drames, que de prologues de romans, que d’épilogues de nouvelles il entend les matins d’hiver, alors, que, frileuse ou glacée, l’aube se lève !
Il est là, dans son échoppe, allumant la braise, attisant avec son soufflet les charbons du fourneau, écoutant de toutes ses oreilles les papotages, les parlotes, les cancans des laitières et des concierges.
Devant lui passent toutes les infirmités corporelles du quartier, tous les vices des maisons voisines. Aux ragots des offices et de la loge, révélant le cocuage du Monsieur qui demeure au premier, précisant l’heure et le jour où sa femme le trompe, par semaine, une fois, s’ajoutent les doléances des bonnes se plaignant de leur ration de vin, racontant les besoins de leurs maîtresses, les tentatives de leurs patrons, les goûts épuisants et précoces de leurs enfants.
Quelle chronique d’ordures il eût pu amasser depuis le jour où il a revêtu le tablier à deux poches et consenti à éventrer les grands sacs de toile ! que de mots câlins ou aigres il a entendus, murmurés ou glapis par les couples qui le frôlaient, que d’ivrognesses, que de fausses amoureuses, que de pochards, que d’aimables grinches il a vu happés au collet par les sergents de ville ! que de chutes, que d’accidents de voitures, que de côtes défoncées, de jambes déboîtées, d’épaules luxées, que de rassemblements de foule devant les pharmacies il a regardés, tout en fendant d’un coup de tranchet la robe brune des châtaignes, tout en remuant avec son couteau de bois les marrons qui se craquèlent et pètent !
Et cependant la vie n’est pas couleur de rose dans ce chien de métier ; vent, bruine, pluie, neige, s’en donnent à coeur joie ; le fourneau tressaille et geint sous les rafales qui le bousculent, épandant à flots la fumée qui pique les yeux et éteint la voix ; le charbon brasille et s’use vite, les chalands passent rapides, engoncés dans le collet de leur paletot, aucun ne s’arrête devant l’échoppe et derrière le malheureux, au travers des vitres qui le séparent de la piscine aux vins, s’alignent, vives, engageantes, scintillant sur une planchette posée devant une glace, des régiments de bouteilles, hautes en couleur et larges en ventre.
Quelle attirance, quelle fascination ! oh ! qui dira le charme des canons et du tafia ? Ne les regarde point, pauvre hère, oublie froid, faim, bouteilles et chante, nasillard, ta complainte obstinée : eh ! chauds, chauds, les marrons !
Va, éreinte-toi, gèle, gèle, souffle sur les fumerons qui puent, aspire à pleine bouche la vapeur des cuissons, emplis-toi la gorge de cendre, trempe dans l’eau tes mains bouillies et tes doigts grillés, égoutte les châtaignes, écale les marrons, gonfle les sacs, vends ta marchandise aux enfants goulus, aux femmes attardées ; hue ! philosophe, hue ! entonne à tue-tête, jusqu’à la pleine nuit, au clair du gaz, sous le froid, ton refrain de misère : eh ! chauds, chauds, les marrons !
*
LE CONDUCTEUR D’OMNIBUS
— Arrêtez, arrêtez !
— Ding !
— Ouf — et hautement retroussée et la face rouge comme une pivoine, la grosse mère, tenue sous les bras par le conducteur, trébuche dans la voiture et va s’échouer avec un ahan sourd, entre les deux petites barres d’acajou qui limitent sa place. Le conducteur fouille dans son escarcelle et rend la monnaie à l’énorme dondon qui déborde de la banquette, puis il escalade le toit de l’omnibus où, tassés sur du bois, des corps d’hommes assis s’agitent péniblement derrière le dos d’un cocher dont le fouet claque. Appuyé sur la rampe de l’impériale, il touche ses trois sous et redescend puis s’assied sur un petit banc mobile qui barre l’entrée de la voiture. Plus rien à faire.
C’est alors que notre homme regarde négligemment les malheureux qui roulent cahotés dans un bruit de ferrailles, de vitres secouées, de pétarades de chevaux et de coups de timbre. Il écoute le ronchonnement d’un gosse assis sur les genoux de sa mère et dont les jambes battent en mesure les rotules voisines ; puis, fatigué de voir ces deux rangs de passagers qui se saluent à chaque secousse, il se détourne et contemple vaguement la rue.
A quoi peut-il songer alors que la carriole court de guingois toujours dans les mêmes ruisseaux, toujours dans les mêmes routes ? Il a pour se divertir les écriteaux qui se balancent au vent et indiquent les logements à louer, les boutiques fermées pour cause de décès et de mariage, la litière qui croupit devant la porte d’un malade riche. Cela est bon, le matin, quand le seau roulant commence son travail des Danaïdes, recevant et rejetant tour à tour le flot des voyageurs, mais dans la journée, après qu’il a épelé les affiches, agacé le chien de la fruitière qui jappe dès qu’il l’aperçoit, que faire ? à quoi penser ? La vie serait d’une monotonie insupportable si, de temps à autre, on ne pinçait un filou, la main dans une poche qui n’est pas la sienne.
Et puis cette assemblée de femmes et d’hommes ne lui donne-t-elle pas un spectacle vieux comme le monde mais toujours réjouissant ? Une petite dame est assise et ferme les yeux, un jeune homme est en face. Quel manège pour que ces deux êtres, qui ne se sont jamais vus, arrivent, sans dire mot et d’un commun accord, à descendre à la suite l’un de l’autre, et à tourner au même coin de rue. Ah ! à défaut de la voix et du geste, quelle phrase ardente ou rêveuse peut exprimer une jambe qui s’approche furtive, frôle celle de la voisine comme une chatte amoureuse qui caresse et fait son ronron, se retire un peu sentant l’autre se dérober à son étreinte, revient et trouvant la résistance moins vive, se hasarde à serrer doucement le pied !
Que de souvenirs de jeunesse, hein, conducteur ? te rappelles-tu tes jeunes années avant qu’un monsieur bien mis et l’abdomen ceint d’une écharpe, t’ait, au nom de la loi, uni par des liens indissolubles, à la tourmente de ta vie, à ta Mélanie de malheur ! ah ! tu as le temps de penser à cette gothon qui te bouscule, te fait manger froid et te traite de propre à rien et de feignant, si tu as bu le divin reginglat à coups plus pressés que de coutume !
S’il y avait seulement moyen de divorcer et d’en reprendre une autre, d’être comme Machut qui est si heureux en ménage, la vie serait moins dure, la marmaille mieux élevée et mieux nourrie, on supporterait moins impatiemment les reproches de ses chefs ; et le mari déçu contemple une apprentie modiste en train de regarder, au fond de la voiture, au travers des vitres et par-dessus la croupe galopante des chevaux, le fourmillement de la rue.
Elle a l’air doux, cette petite, elle a encore les mains rouges, on serait heureux avec une telle jeunesse, oui, mais...
— Les voyageurs pour Courcelles !
— Y a-t-il des correspondances ?
— Montez, numéros 8, 9, 10.
— Ding ! ding ! ding !
Et la voiture repart avec sa cargaison de bras, de têtes, de jambes. La fillette est descendue et trottine au loin, avec sa caisse de toile cirée. Le conducteur ne peut se défendre de penser à elle et il passe en revue les qualités qu’elle aurait pu avoir. Il lui semble la voir rougissant sous la douce piqûre de sa moustache ; oh ! bien sûr qu’elle ne serait point comme sa femme quinteuse et revêche !
Il est à cent lieues de la réalité et il vit en plein dans le pays des rêves, quand le cri bien connu le rappelle de nouveau aux exigences du service.
— Arrêtez, arrêtez !
— Ding !