Hermann Hesse : Nuits d’insomnie
Hermann Hesse
Nuits d’insomnie
(1905)
Nuits d’insomnie
Il est très tard. Tu es allongé dans ton lit et tu ne peux pas dormir. La rue est calme. De temps à autre, le vent agite les arbres dans les jardins. Un chien aboie quelque part. Une voiture passe dans une rue éloignée. Tu entends parfaitement son bruit cadencé et tu devines qu’il s’agit d’une voiture à suspension. Tu la suis en pensée. Elle tourne à un coin de rue, accélère tout à coup, mais bientôt l’écho de sa marche rapide s’évanouit doucement dans l’immensité du silence. Puis c’est le tour d’un passant noctambule. Il semble pressé, son pas résonne de façon étrange dans la rue vide. Il s’arrête, ouvre une porte, la pousse derrière lui. Le calme immense s’installe de nouveau. Il est perturbé à plusieurs reprises par d’autres petits échos de la vie extérieure qui se font cependant de plus en plus rares, de plus en plus discrets. Puis viennent les heures de grande lassitude, où la moindre brise, la moindre poussière qui glisse derrière la tapisserie deviennent puissamment sonores, prennent une importance considérable et irritent les sens. Tu ne dors pas. La fatigue a seulement déposé un voile léger sur tes yeux et tes pensées. Tu entends le sang battre inlassablement dans tes tympans ; tu perçois l’activité ténue, fébrile qui agite ta tête douloureuse ; tu sens dans tes veines à vif le rythme régulier mais troublant de ton pouls.
Cela ne te sert à rien de te retourner d’un côté puis de l’autre, de te lever et de te recoucher. Tu traverses un de ces moments où tu ne peux plus échapper à toi-même. Tu es dominé par tes pensées, par les mouvements de ton âme et de ta mémoire, et personne n’est là pour parler avec toi, pour te permettre de les réduire au silence comme les autres fois. Celui qui vit loin de son pays revoit en pensée la maison et le jardin natals où il passa son enfance, les forêts où il vécut les journées les plus libres et les plus inoubliables de sa jeunesse, les chambres et les escaliers où résonnèrent les bruits de ses jeux. Il revoit l’image de ses parents, étrangers, sévères et vieillis, avec cette expression d’amour, d’inquiétude et de léger reproche dans le regard. Il tend la main et en cherche vainement une autre qui s’offre à lui. Alors, un sentiment de grande tristesse et de solitude le submerge. Là-dessus ressurgissent d’autres figures, qui, dans l’atmosphère troublée et grave de ces instants, nous rendent presque tous mélancoliques. Qui n’a pas dans sa jeunesse fait endurer de pénibles journées à son prochain, rejeté l’amour qu’on voulait lui donner et méprisé la bienveillance d’autrui ; qui n’a pas négligé de saisir le bonheur qui se présentait par défi et par orgueil ; qui n’a pas un jour blessé quelqu’un dans son honneur, qui ne s’est pas déshonoré, qui n’a pas manqué à un ami par une parole insensée, une promesse non tenue, un geste vil et cruel ? À présent, ces personnes se tiennent devant toi, silencieuses. Leurs yeux sereins te regardent d’une étrange façon et tu as honte face à eux, face à toi-même.
Tu songes à toutes les nuits que tu as passées dans ce lit à dormir paisiblement après des journées pleines de mouvements, de bruits et de distractions. Tu songes au temps incroyablement long qui s’est écoulé depuis que tu n’as pas dialogué comme aujourd’hui avec toi-même, en silence et sans fard. Autrefois, tu croquais la vie à pleines dents, tu disais et entendais un nombre infini de choses, tu riais aussi énormément ; mais à présent, c’est comme si rien n’avait existé. Tout cela t’est devenu étranger, se détache de toi, alors que les ciels bleus de ton enfance, les images de ton pays natal tombées depuis des années dans l’oubli, les voix de ceux qui ont disparu depuis longtemps, te semblent tout à coup formidablement proches et présents.
Le sommeil est un des dons les plus délicieux de la nature. C’est un ami auprès duquel on trouve refuge, un magicien qui apporte discrètement du réconfort. Voilà pourquoi je compatis profondément avec celui qui subit le supplice de longues insomnies, avec celui qui a dû apprendre à se contenter de petits assoupissements fiévreux d’une demi-heure. Je serais même incapable d’aimer une personne qui, à ma connaissance, n’aurait jamais passé une nuit sans sommeil. Ce serait forcément une personne peu civilisée et dotée de l’âme la plus naïve qui soit.
Au cours de notre existence effrénée et étourdissante, il est terriblement rare que notre âme ait l’occasion de porter un regard sur elle-même, que l’activité sensible et intellectuelle s’efface pour lui permettre de s’examiner nue dans le miroir du souvenir et de la conscience. Cela peut arriver lors d’une expérience très douloureuse, devant le cercueil d’une mère, dans un lit d’hôpital, dans les heures qui suivent le retour chez soi après un interminable voyage solitaire. En général, cela se passe toujours dans une atmosphère de trouble et de tristesse, et c’est précisément pour cette raison que les nuits de veille sont précieuses. Elles seules en effet offrent l’occasion à l’âme de s’exprimer librement, sans que cela n’entraîne de bouleversements extérieurs violents. L’âme peut alors manifester son étonnement ou sa frayeur, sa désapprobation ou son affliction. Pendant la journée, notre vie émotive n’est jamais aussi clairement saisissable. Nos sens jouent un rôle très actif et notre raison cherche à s’imposer en mêlant aux sentiments qui nous agitent la voix de son jugement, le charme délicat de la comparaison, de l’esprit raffiné et subtil. L’âme à demi assoupie laisse les choses se faire. Elle demeure des jours, des mois entiers dans cet état de dépendance et de sujétion, ne vivant qu’à moitié. Jusqu’à ce que son heure vienne, jusqu’à ce qu’elle se libère de ses chaînes au cours d’une nuit anxieuse, sans sommeil, et que la richesse intacte de son existence insoumise vienne nous surprendre ou nous épouvanter. Ainsi notre vie n’est-elle pas simplement superficielle. Notre être recèle un pouvoir que rien d’extérieur ne peut atteindre ni influencer. Au fond de nous-mêmes s’expriment des voix que nous ne maîtrisons pas, et il nous est salutaire d’en prendre conscience de temps à autre. Celui qui est sincère et qui croit à quelque chose s’y soumet volontiers, et, au sortir de son expérience, son regard est plus profond.
Je voudrais ajouter encore quelques mots à propos de l’insomnie en tant que maladie. Certes, mes remarques sont probablement superflues, car les insomniaques savent déjà tous parfaitement ce que je vais dire. Pourtant, ceux-ci seront peut-être heureux de me voir exprimer une chose qui leur est familière mais dont on ne parle pas. Je pense ici à la discipline intérieure que l’incapacité à dormir peut nous faire acquérir. Toute maladie, toute attente forcée possède un aspect formateur qu’il ne faut point mésestimer. Mais c’est l’expérience de toutes les formes de souffrances psychologiques qui se révèle plus particulièrement marquante. On dit d’une personne qui fait preuve dans ses gestes et dans ses paroles d’un degré inhabituel de raffinement discret et de considération délicate « qu’elle a dû beaucoup souffrir ». Aucune école n’apprend mieux à maîtriser son propre corps et ses propres pensées que celle à laquelle sont formés les insomniaques. On n’est capable de traiter les choses avec douceur, de les ménager, que lorsque soi-même on a besoin d’être traité ainsi. Seul celui qui s’est maintes fois senti livré au flot déchaîné de ses pensées dans le silence implacable de ces heures solitaires peut observer ce qui l’entoure avec bienveillance, examiner les choses avec amour, prendre en compte les motivations psychologiques des autres et être assez bon pour comprendre toutes les faiblesses humaines. Dans la vie, on reconnaît ainsi aisément ceux qui ont passé nombre de nuits les yeux ouverts, immobiles dans leur lit.
À présent, je voudrais citer une autre vertu éducative de l’insomnie, qui mériterait en vérité de faire ailleurs l’objet d’une étude plus précise. L’insomnie est l’école du respect – du respect de toute chose, ce respect qui peut répandre sur l’existence la plus modeste le parfum d’une disposition toujours élevée de l’âme, ce respect qui est la condition suprême de la grandeur poétique et artistique.
Qu’on imagine un insomniaque allongé dans son lit. Les heures s’écoulent en silence avec une lenteur effrayante. Entre les coups de l’horloge marquant une heure, puis une autre, s’étend le large gouffre noir d’une interminable attente qui devient insupportable. Nous avons si souvent entendu le bruit d’une souris courant dans la pièce, celui d’une voiture roulant dans la rue, le tic-tac régulier d’une horloge, le murmure d’une fontaine, le bruissement du vent, le craquement des meubles ! Nous les percevions sans y prêter attention, mais quand la solitude s’installe, quand règne un silence de mort, nous nous raccrochons éperdument à chaque souffle de vie venant nous effleurer. La voiture qui circule occupe intensément notre esprit ; nous évaluons son poids, son allure, la fatigue ou la puissance des chevaux qui la tirent, nous cherchons à deviner dans quelle rue elle se trouve et où elle va prochainement tourner.
Puis c’est le tour d’une fontaine qui coule. Nous écoutons le bruit de l’eau avec gratitude, comme s’il s’agissait d’une musique douce. Nous ressemblons à un malade buvant les paroles d’un ami qui introduit dans son isolement un parfum de bonne santé, une étincelle de vie extérieure. Nous entendons le jet d’eau retombant dans la vasque remplie, le son plus doux et irrégulier du bassin qui se vide, et nous tentons de distinguer un rythme dans ce murmure constant. Nous l’accompagnons en fredonnant doucement en cadence, puis nous nous taisons à nouveau, l’écoutant continuer seul. Plongé dans nos rêveries, nous suivons le cours de l’eau qui s’écoule, passant par le ruisseau puis par le fleuve et revenant à la mer, dans le berceau du devenir, de l’aspiration et du renouveau perpétuels. Là-dessus, notre âme et notre cerveau assoupis se mettent en mouvement. Notre existence défile devant nos yeux et tout à coup, nous voyons apparaître clairement la logique et les lois qui la régissent, alors que jusqu’à présent, elles nous avaient toujours semblé mystérieuses et confuses. Jamais nous ne parcourons avec autant de patience, d’attention et de gravité le chemin qui nous conduit à écouter attentivement une fontaine, à être émerveillés face à la cohérence de tout ce qui advient et à éprouver enfin une crainte respectueuse face au mystère ultime et voilé de la vie.
Ainsi les insomniaques font-ils tous forcément de nécessité vertu. Je leur souhaite d’avoir beaucoup de courage dans leur malheur et, si cela est possible, de guérir. Quant aux êtres frivoles qui mènent une existence superficielle en affichant ostensiblement leur vitalité, il leur serait profitable de passer de temps à autre une nuit sans sommeil et d’être ainsi obligés de laisser leur vie intérieure manifester sa présence réprobatrice.
(1905)