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Hermann Hesse : Les joies modestes de l’existence


Hermann Hesse ; Casa Rossa, 1937



Hermann Hesse

Propos sur les joies modestes de l’existence

(1899)



Des pans entiers de la population vivent aujourd’hui dans un état d’apathie permanente, n’éprouvant plus ni joie de vivre ni amour. Ce nouveau mode d’existence, étranger à toute sensibilité artistique, oppresse et mortifie les esprits raffinés, qui préfèrent désormais se retirer de la vie publique.


De façon générale, on voit s’exprimer une insatisfaction dans tous les domaines de l’art et de la littérature. Celle-ci est apparue à la fin de la courte période réaliste et se manifeste aujourd’hui clairement à travers la nostalgie de la Renaissance et le néo-romantisme. L’Église proclame : « Il vous manque la foi », tandis qu’Avenarius affirme : « Il vous manque l’art ! » Soit ; pour ma part, je pense qu’il nous manque la gaîté. Au fond, si la Renaissance exerce sur nous une telle fascination, c’est parce qu’à cette époque, l’existence était pleine de grandeur et suscitait l’enthousiasme, parce qu’on concevait alors la vie comme une fête joyeuse.


Notre forme d’existence actuelle résulte principalement de la valorisation excessive de chaque minute écoulée et de la domination de la vitesse, choses qui, sans aucun doute, détruisent de manière radicale toute joie de vivre. Nous lisons aujourd’hui avec un sourire nostalgique les ouvrages racontant les idylles et les aventures passionnées d’autrefois. Y avait-il une chose au monde à laquelle nos grands-parents ne pouvaient point consacrer de temps ? En découvrant un jour l’églogue de Friedrich Schlegel sur l’oisiveté, je pensai immédiatement que celui-ci aurait véritablement gémi de désespoir s’il avait dû adopter notre façon de travailler !


Il est triste de constater que le rythme effréné de l’époque actuelle influe sur nous de manière néfaste et préjudiciable dès l’enfance. Cependant, ce phénomène semble inévitable. On peut regretter simplement que nos plus petites distractions soient depuis quelque temps elles aussi affectées par l’impatience moderne. Notre façon de jouir des choses est à peine moins fébrile et exténuante que la pratique de notre profession. Nous obéissons à la devise qui commande de « faire le maximum en un minimum de temps ». Ainsi la gaîté diminue-t-elle malgré la multiplication des divertissements. Lorsqu’on a assisté

assisté aux grandes fêtes célébrées dans les villes ou dans les métropoles, lorsqu’on a vu les lieux où l’on s’amuse dans les cités modernes, on garde à jamais le souvenir douloureux et écœurant de visages fiévreux et grimaçants au regard fixe. Cette forme de jouissance maladive, excitée par un éternel sentiment d’insatisfaction, mais aussi éternellement blasée, se retrouve également dans les théâtres et les opéras, voire dans les salles de concert et dans les galeries de peinture. Aussi est-ce rarement un plaisir de visiter aujourd’hui une exposition d’art.


Les riches eux-mêmes ne sont pas épargnés par ces maux. Ils auraient la possibilité d’y échapper, mais se montrent incapables d’agir dans ce but ; il faut suivre le mouvement, être à la page, se maintenir au sommet.


Pas plus que les autres, je ne connais le remède universel contre de telles anomalies, mais je voudrais simplement rappeler un vieux précepte personnel qui est malheureusement passé de mode aujourd’hui : il faut rester modéré pour jouir vraiment des choses de ce monde, et ne jamais négliger les joies modestes de l’existence.


Il s’agit donc de faire preuve de mesure. Dans certains cercles restreints, manquer la première d’un spectacle requiert une forme de courage. Dans des milieux un peu plus larges, il faut être hardi pour ignorer une nouveauté littéraire dont la parution remonte à quelques semaines ; enfin, dans les catégories les plus vastes de la population, on se couvre de honte lorsqu’on n’a pas lu le journal du jour (j’en connais quelques-uns qui ne regrettent pas d’avoir eu cette audace). Le bénéficiaire d’un abonnement de théâtre n’a aucune raison de se sentir perdant parce qu’il n’utilise sa place réservée qu’une fois tous les quinze jours ; je lui garantis qu’il est au contraire gagnant. Quant à la personne qui est habituée à voir des masses de tableaux, je lui conseille d’essayer une fois, si elle en est encore capable, de s’attarder une heure ou plus devant un seul chef-d’œuvre et de se contenter de cela pour la journée ; elle en tirera profit, elle aussi.


Le lecteur assidu tentera également l’expérience. Il lui arrivera d’être agacé de ne pas pouvoir donner son point de vue sur une nouveauté ; il fera même parfois sourire les autres, mais très vite, c’est lui qui sourira et qui sera le mieux informé. Enfin, je conseille à tous ceux qui ne peuvent se résoudre à aucune autre forme de limitation, de prendre l’habitude d’aller au lit à 10 heures au moins une fois par semaine. Ils seront étonnés de voir quelle compensation admirable ils reçoivent pour avoir sacrifié un peu de leur temps et de leur plaisir.


La capacité à profiter des « joies modestes de l’existence » va désormais profondément de pair avec une conduite mesurée ; en effet, les qualités que cette faculté présuppose, et que chacun possède à l’origine, tendent largement à s’étioler et à disparaître dans la vie quotidienne d’aujourd’hui, je pense ici à la gaîté, à l’amour et à la poésie. Ces joies modestes qui s’offrent notamment aux gens pauvres sont tellement disséminées dans la vie de tous les jours, tellement discrètes et multiples, qu’elles touchent à peine la sensibilité apathique de la majorité des hommes occupés à travailler ; elles ne sont pas spectaculaires, personne ne vante leurs mérites, et elles ne coûtent rien ! (Curieusement, les pauvres eux - mêmes ignorent que les joies les plus belles sont celles qui sont gratuites.)


Au premier rang viennent celles que nous dévoile un contact quotidien avec la nature. Plus que tous nos autres organes, nos yeux maltraités et surmenés d’hommes modernes peuvent manifester une capacité inépuisable de jouissance si nous le voulons. En me rendant à mon travail tous les matins, je vois de nombreuses personnes qui marchent dans la même direction que moi ou dans la direction opposée. Elles viennent à peine de quitter leur lit, sont encore tout ensommeillées et avancent dans la rue, pressées et frissonnantes de froid. La plupart d’entre elles marchent d’un pas rapide, les yeux fixés sur leur chemin ou tout au plus sur les habits et les visages des gens qu’elles croisent. Relevez donc la tête, chers amis, au moins une fois dans votre vie ! Quel que soit l’endroit où vous vous trouverez, vous pourrez apercevoir un arbre ou au moins une bonne partie du ciel. Il n’est pas nécessaire que celui - ci soit tout bleu car, d’une certaine manière, la lumière du soleil est perceptible en toutes circonstances. Habituez - vous à contempler l’azur chaque matin pendant un instant ; vous sentirez tout à coup l’air autour de vous, la fraîcheur légère dont la nature vous fait grâce entre le repos et le travail. Vous aurez alors l’impression que chaque journée possède une physionomie spécifique, un éclat particulier, à l’instar de chaque pignon de maison. Accordez-y un peu d’attention, et vous conserverez en vous jusqu’au soir les restes d’une sensation de plaisir, une petite part de complicité avec la nature. Progressivement, l’œil apprend à devenir l’intermédiaire qui nous révèle bien des détails charmants de notre environnement ; il s’habitue tout seul et sans difficulté à observer la nature et les rues, à saisir la drôlerie inépuisable des petites choses de la vie. La seconde moitié du parcours, celle où le regard développe une sensibilité artistique, est aussi la plus courte ; l’essentiel réside dans le commencement, dans le fait d’ouvrir les yeux.


Nous ne voulons pas être privés de la vision d’un pan de ciel bleu, d’un mur de jardin sous les branchages verts, d’un cheval robuste, d’un beau chien, d’un groupe d’enfants, d’un beau visage de femme. Quiconque a fait le premier pas peut apercevoir sur sa route des choses délicieuses, sans perdre une minute de son temps. Discerner ainsi ce qui nous entoure n’a rien de fatigant ; au contraire, cela revigore et rafraîchit le regard, mais aussi tout le reste. Toute chose, même si elle est inintéressante et laide, exprime une signification qu’il faut simplement avoir la volonté de distinguer.


Lorsqu’on apprend à voir, on redécouvre la gaîté, l’amour et la poésie. Un homme qui cueille pour la première fois une fleur afin de la conserver près de lui au travail éprouve une joie de vivre plus intense qu’auparavant.


J’ai longtemps travaillé dans un établissement situé en face d’une école de jeunes filles. La classe des écolières, âgées d’environ dix ans, jouait du côté de la rue où nous nous trouvions. J’avais beaucoup de travail et supportais mal le bruit des enfants qui s’amusaient. Cependant, un seul regard jeté dans cette cour faisait naître en moi une gaîté et une joie de vivre ineffables. Ces robes colorées, ces regards animés et joyeux, ces mouvements déliés et énergiques me donnaient à nouveau le goût de l’existence. Une école d’équitation ou un poulailler m’auraient peut - être procuré les mêmes plaisirs. Lorsqu’on a déjà observé les effets de la lumière sur une surface de couleur unie, sur un mur de maison, par exemple, on sait à quel point l’œil possède la capacité de se satisfaire et de jouir d’un rien.


Nous nous contenterons de ces quelques exemples. Plus d’un lecteur doit avoir songé à bien d’autres joies modestes : à la joie particulièrement exquise que l’on éprouve lorsqu’on respire le parfum d’une fleur ou d’un fruit, lorsqu’on écoute attentivement sa propre voix et celle des autres ou que l’on surprend des conversations d’enfants. On pourrait également citer la joie de fredonner ou de siffler un air, ainsi que mille autres petites choses qui forment une guirlande de menus plaisirs illuminant notre existence.


Je voudrais que tous ceux qui souffrent d’un manque de temps et d’enthousiasme s’efforcent d’éprouver chaque jour autant de joies modestes que possible, qu’ils réservent les plaisirs plus intenses et plus exigeants pour les périodes de repos, les moments véritablement propices. Ce sont ces petites joies et non les grandes qui nous sont offertes pour nous permettre de recouvrer nos forces, pour nous délivrer et nous soulager des tensions quotidiennes.



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