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Photo du rédacteurIrène de Palacio

Une fraternité épistolaire : Hermann Hesse et Thomas Mann

Dernière mise à jour : 10 oct. 2021


"Lorsque l'atmosphère me paraît trop étouffante et que je me sens oppressé, que je n'ai plus le goût de vivre, je pense souvent à vous, et je forme toujours de bons voeux."

Hermann Hesse à Thomas Mann, 21 mars 1935

"Pour tous les hommes de valeur, vous êtes un soutien et une lumière, et pour moi-même, notre amicale relation est une valeur qui perdure, une consolation toujours présente."

Thomas Mann à Hermann Hesse, 14 octobre 1951


Hermann Hesse, Thomas Mann



C'est en 1997, aux éditions José Corti, que fut publiée en français la correspondance d'Hermann Hesse et de Thomas Mann. Traduite et présentée par Jacques Duvernet, d'après l'édition allemande d'Anni Carlsson parue en 1968, elle donne un aperçu du lien d'amitié qui unit deux des plus grands écrivains du XXe siècle. La correspondance s'échelonne sur une importante période, des années 1910 jusqu'à la mort de Mann en 1955, et laisse le lecteur pénétrer dans l'intimité d'une sincère camaraderie (et même Lebens-Kameradschaft, selon les termes d’une lettre de Hesse à Katia Mann). Les deux épistoliers fortifièrent véritablement leur entente lors de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle ils eurent de réguliers échanges d'idées. Leur amitié se poursuivit néanmoins bien après, aussi pudique que profonde. Comme deux frères, “Brüder im Geiste” (selon Erika Mann), ils s'accompagnèrent peu à peu dans la vieillesse. Sur des échanges d’une remarquable élévation viennent alors se greffer des considérations d’ordre plus intime : Hesse se plaint de ses problèmes de santé, Mann, homme habité par le doute malgré une apparente assurance, exprime quant à lui de fréquents regrets.

Ces lettres, dont nous publions ci-dessous quelques extraits, témoignent toutes de leur touchante proximité ; Hesse et Mann partagèrent la même aspiration à une forme de grandeur morale et spirituelle. Leurs divergences d'opinions sont toutefois notables ; ils en débattirent tour à tour, sereinement, sans surenchère. L'un de ces désaccords touche à l'engagement politique. Hesse refusa de mêler sa vie intérieure aux combats collectifs pour des idées. Rien ne lui faisait plus peur que de s'éloigner de son cheminement individuel ; il redoutait de se mêler au monde, souhaitant au contraire "prendre congé de lui" (lettre du 26 avril 1942). "Il faut bien quand même qu'il y ait aussi des gens qui soient sans armes et que l'on puisse tuer. C'est à cette partie-là de l'humanité que j'appartiens.", écrivait-il le 13 février 1936. "Tourner le dos à ce monde défiguré" (13 février 1940), voilà ce qu'il oppose à la "prise de position politique publique" de Mann, que ce dernier évoquait le 7 août 1934, considérant probablement toute absence d'engagement comme une forme de soumission. "Les événements d'Allemagne m'obsèdent, ils sont pour ma conscience morale et critique un souci si violent et constant que je ne suis apparemment plus en mesure de poursuivre mon travail artistique courant." (Thomas Mann, 7 août 1934). Contrairement à Hesse, il s'engagea alors publiquement contre le Troisième Reich. Ses lettres traduisent d'ailleurs, souvent, le désir de jouer à sa façon un rôle dans l'Histoire. Hermann Hesse de son côté se garde bien de vouloir y apporter ce que son correspondant désignait comme "une petite contribution" (8 avril 1945). Avec le détachement d'un sage, il incite son destinataire à la prudence. Mais Thomas Mann est un homme d'action. "Je prépare en ce moment un speech pour une peace conference (...) ce que je ne ferais pas si ce n'était amèrement nécessaire." (1er juin 1948). Il cherche ainsi fréquemment à justifier ses prises de position, s'excusant presque d'être aussi actif, invoquant l'importance des événements internationaux. L’ambivalence de Mann se ressent ici une fois de plus. On retrouve le fameux dilemme entre l’action dans le monde et la contemplation de la beauté qui anima toute son œuvre et fut l'occasion de débats sur l’esthétisme, l’art (non équivalents car l’esthétisme est passif et l’art actif) et l’implication dans la vie politique.

Car, tantôt à demi-mot, tantôt de manière plus explicite, Mann confie dans ses lettres à Hesse son regret de s'être parfois trop agité : "Je suis vraiment las des fêtes et des séances en public" (14 juillet 1947). Il lui arrive de s’en remettre au destin. "Contentons-nous d'attendre avec une légère curiosité ce que le sort nous réserve.", suggère-t-il à Hermann Hesse comme pour se rassurer lui-même. Parfois plus désabusé, il se dit "las" de l'"agitation", évoquant plusieurs conférences de presse et réceptions auxquelles il dut assister en 1947. "(...) toute guerre, y compris celle que l'on mène au nom de l'humanité, laisse derrière elles des souillures..." (8 février 1947). Après avoir taquiné un temps Hesse sur son manque d'engagements, il salue plus tard l'"attitude exemplaire dans la confusion du monde actuel" de son ami, son "inflexibilité" face aux tentations des sorties, des événements publics, des engagements de toutes sortes, des vaines effervescences. De manière générale, le doute semble récurrent chez lui. "Et pourtant je continue à écrire — toujours avec le sentiment qu'il faut encore que je "fasse mes preuves"" (8 janvier 1953). Le 10 juin 1955, deux mois avant sa mort, dans une sorte de lettre-testament (dernière lettre connue de Mann à Hesse), il se décrit en ces termes : "Sceptique et las au fond de moi-même, aussi plein d'allant et d'affabilité que possible pour l'extérieur (...)."

On le verra dans la correspondance, Hesse est souvent plus calme, plus confiant, bien qu'il reconnaisse lui-même avoir de la difficulté à se sentir légitime dans sa tâche d'écrivain. "C'est un étrange mystère que ce sentiment que nous avons (car je le partage tout à fait moi aussi) que nos oeuvres ne peuvent pas être comptées parmi ce qui est "authentique", parmi ce qui est absolument vrai et valable, le classique, le durable." (1953) Mais si Hermann Hesse représente l'introversion, le retrait du monde, l'observation plutôt que l'action, s'il préfère élaborer des histoires de personnages repliés et torturés (le jeune Hans Giebenrath de L'Ornière, Harry Haller dans Le loup des steppes, Émile Sinclair dans Demian, le sensible Peter Camenzind, Karl Knulp le vagabond dans Knulp, figures aussi tourmentées qu'énigmatiques), Thomas Mann n'est pas pour autant réductible à l'image contraire d'un élégant mondain ou d’un fervent militant de l’humanisme. Son oscillation entre aboulie décadente et sursauts d’énergie vitale, résumée par le fameux conflit Dionysos-Apollon dans La Mort à Venise, est bien connue (« la véritable opposition est celle de l’éthique et de l’esthétique », écrivait-il ailleurs, à propos de Nietzsche), mais la tentation du repli dans le sanatorium perdu dans les neiges, loin du monde et du temps, est toujours présente en lui malgré les engagements politiques. Elle culmine même avec le pessimiste Docteur Faustus.

Il ne fut jamais dans les habitudes des deux épistoliers d'insister sur leurs dissemblances. Au contraire, ils se félicitèrent à plusieurs reprises de leur amitié tenace malgré leurs personnalités contrastées, et eurent plaisir à comparer leurs œuvres respectives, se réjouissant d'y dénicher des similitudes. Ainsi Hesse compare Les Confessions du chevalier d'industrie Félix Krull à son Jeu des perles de verre. Mann fait de même avec Le Docteur Faustus. "Ce sont, en dépit de toutes leurs différences, des ouvrages frères" écrit-il à Otto Basler, leur ami commun. Thomas Mann écrivit aussi la préface de l'édition américaine de Demian, ce dont Hesse lui fut reconnaissant. Ils se souhaitèrent publiquement leurs anniversaires, dans des articles-hommages publiés dans la Neue Rundschau et la Neue Zürcher Zeitung.

"Pour cette catégorie bien trop importante de lecteurs qui ne peuvent toujours pas s'empêcher de jouer l'un de nous deux contre l'autre, notre amitié et notre profonde parenté demeureront toujours incompréhensibles, tout comme la coincidentia oppositorum de Nicolas de Cuse." avait écrit Hermann Hesse, en mai 1955. Belle Alchimie du Verbe.



***


Extraits de correspondance :


Thomas Mann à Hermann Hesse, 1er avril 1910

"Nietzsche parle quelque part de la "perspective changeante" de Wagner qui s'adapte tantôt aux besoins les plus grossiers, tantôt aux besoins les plus raffinés. C'est à cette influence-là que je pense, et je ne sais pas si je trouverai jamais la volonté de m'en défaire totalement. J'ai toujours été enclin à ne pas faire grand cas des artistes uniquement soucieux d'exercer leur influence dans un cénacle. Ce genre d'influence ne me satisferait pas. Je veux aussi toucher les gens bêtes. Mais ce n'est là que de la psychologie qui vient après coup. Quand je travaille, je suis innocent et me suffis à moi-même."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 3 janvier 1928

"Votre hypocondrie si sympathique et ce désir juvénile, au fond, de "fusion" avec le Tout m'ont touché, comme si souvent déjà chez vous, de la manière la plus intime. C'est que l'on devient de plus en plus bougon et difficile pour ce qui touche à la lecture, et que la majorité de ce qui s'écrit nous laisse froid. Le Loup des steppes m'a réappris pour la première fois depuis longtemps ce que signifie "lire"."


Hermann Hesse à Thomas Mann, fin 1933

[A propos du premier tome de la tétralogie Joseph et ses frères] : "Je voudrais aujourd'hui au moins vous remercier pour le grand plaisir que ce livre m'a procuré. Je pourrais citer beaucoup de détails qui m'ont ravi, mais ce qui m'a surtout plu et touché dans ce livre comme dans chacune de vos oeuvres antérieures, c'est la régularité et la continuité, la densité de la trame, la constance avec laquelle vous pensez l'oeuvre comme un tout, comme une grande forme. Et puis bien sûr, avec la façon que l'on a aujourd'hui de concevoir et d'écrire l'histoire, j'aime jusque dans toutes les petites choses l'ironie tranquille et légèrement mélancolique avec laquelle, au bout du compte, vous regardez la problématique de toute histoire et de toute volonté narrative, sans pourtant que cela vous amène à relâcher un seul instant vos efforts pour faire ce que précisément vous reconnaissez au fond pour impossible : écrire l'histoire. Pour moi qui par bien des côtés ai une nature différente de la vôtre et, de par mes origines, une autre formation, c'est cela justement qui me paraît profondément sympathique et familier : entreprendre une tâche bien qu'on sache qu'elle est impossible, prendre activement sur soi le tragique."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 3 janvier 1934

"(...) Même si les rêves fleuris ne mûrissent pas tous, la production laborieusement sauvée portera malgré tout les traces heureuses de son interminable préhistoire. Au fond, le Beau consiste toujours dans ces quelques traces de rêves téméraires qu'une oeuvre d'art ramène de sa patrie spirituelle."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 22 mai 1934

"La littérature allemande d'aujourd'hui aime le "fortissimo" et les tempi extrêmes, et les musiciens à l'ancienne mode que nous sommes, amateurs de "piano" et de "tempo moderato", ne trouvent plus beaucoup d'auditeurs."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 21 mars 1935

"Lorsque l'atmosphère me paraît trop étouffante et que je me sens oppressé, que je n'ai plus le goût de vivre, je pense souvent à vous, et je forme toujours de bons voeux."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 13 février 1936

"Je ne considère toujours pas que la vie entière et que l'humanité entière doivent être politisées, et je me défendrai jusqu'à mon dernier souffle contre ceux qui voudraient moi-même me politiser. Il faut bien quand même qu'il y ait aussi des gens qui soient sans armes et que l'on puisse tuer. C'est à cette partie-là de l'humanité que j'appartiens, et je ne concèderai donc jamais à Schwarzschild [astrophysicien allemand, s'étant enrôlé dans l'armée lors de la Première guerre mondiale] et consorts que la poésie est moins importante et moins nécessaire que le système des partis et des guerres."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 7 juillet 1937

"Il est facile de se faire des amis, j'ai rarement eu du mal à cela, mais des amis qui vous connaissent et vous comprennent non pas sous un seul aspect, mais quasiment par tous vos côtés, cela ne se trouve guère, et c'est pour cette raison que votre essai m'est si cher."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 13 février 1940

"Rien ne m'apparaîtrait plus souhaitable que d'avoir le droit de fermer les yeux et de tourner le dos à ce monde défiguré."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 2 janvier 1941 (Chicago)

"Je n'oublie jamais qu'après le bouleversement, le non-retour dans notre pays, le déracinement, c'est chez vous que nous sommes d'abord allés, ni combien votre existence alors m'a paru enviable, mais aussi source de réconfort et d'apaisement. (...) Reverra-t-on jamais ce pays et l'Europe ? Dieu seul sait si nous aurons assez d'énergie et de constance pour cela. Je crains — si c'est bien de crainte qu'il convient de parler ici — qu'il s'agisse à présent d'un processus de très longue haleine, et que quand ces eaux se seront retirées, nous ayons devant nous une Europe si transformée et méconnaissable qu'un retour dans notre pays, même s'il est physiquement possible, ne soit plus guère envisageable.


Thomas Mann à Hermann Hesse, 15 mars 1942 (Pacific Palisades, Californie)

"Nous reverrons-nous un jour, cher Hermann Hesse ? Quaeritur. Reverrai-je l'Europe ? Dubito. Et dans quel état, si cela se fait — après cette guerre dont la fin m'apparaît infiniment éloignée, irrationnelle, irréalisable ? Ne parlons pas de cela d'un continent à l'autre ! On mène en attendant avec une admirable persévérance sa tâche à bien, n'est-ce pas ? — au risque fort probable que ce que nous produisons "s'échoue sur la grève et reste là comme une épave disloquée que le sable des heures finira par recouvrir" (dernière lettre à Humboldt) [lettre de Goethe, du 17 mars 1832. Thomas Mann cite souvent cette "lettre testament", qu'il rapproche de ses propres difficultés]. C'est ce que je fais, dans des conditions extérieures si favorables que je ne saurais en remercier assez le ciel — dans le plus beau bureau que j'aie connu de ma vie. Je voudrais que vous voyiez le paysage tout autour de notre maison avec la vue sur l'océan, le jardin avec ses palmiers, ses oliviers, ses poivriers, ses citronniers, ses eucalyptus, les fleurs à profusion, la pelouse que l'on a pu tondre quelques jours après l'avoir semée. Ressentir tant d'heureuse plénitude n'est pas rien par les temps qui courent, et le ciel est ici serein presque toute l'année, il prodigue une lumière incomparable qui embellit tout."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 26 avril 1942 (Montagnola)

"Le monde s'efforce de faire en sorte qu'il ne nous soit vraiment pas trop difficile à nous, vieilles gens, de prendre congé de lui. La somme de raison, de méthode, d'organisation que l'on met dans ces démentielles absurdités ne cesse de susciter l'étonnement, tout autant que la somme de déraison et de candeur avec laquelle les peuples font de nécessité vertu et trouvent dans les carnages la source de leurs idéologies. Tant l'homme est bestial et candide..."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 8 avril 1945 (Pacific Palisades, Californie)

"(...) Contentons-nous d'attendre avec une légère curiosité ce que le sort nous réserve. The readiness is all. Ce qu'il vous a réservé à vous est grandiose et merveilleux. [A propos du Jeu des perles de verre]. A un âge où d'autres cèdent à la lassitude (...), vous menez l'oeuvre de votre vie à des sommets nouveaux en la couronnant par une oeuvre de l'esprit — riche d'arabesques et de profusion romantique, sans doute, mais cependant parfaitement maîtrisée, un chef-d'oeuvre qui a la perfection et l'équilibre d'une sphère — dans laquelle, de votre propre main, vous tirez "l'impressionnant bilan de votre existence"."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 8 avril 1945 (Pacific Palisades, Californie)

[A propos de leur débat sur la politisation de l'esprit, sujet déjà évoqué dès 1936, voir extrait ci-dessus] "N'aspirons-nous pas tous à quitter la vie en ayant constaté que si, sur cet astre dont nous avons fait fugitivement la connaissance, bien des choses littérairement critiquables sont possibles, il y a pourtant une chose, ce comble de l'ignominie diabolique, ce summum de l'abjection, qui, malgré tout, n'y fut pas possible, parce que nous l'avons balayé de nos forces réunies ? Pour ma part, je voudrais même avoir apporté une petite contribution à un tel dénouement — si c'est cela que vous appelez "politisation de l'esprit"."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 8 mai 1945 (Montagnola)

"Sur la "politisation de l'esprit", je suppose que nous n'avons pas des idées bien différentes. Quand l'intellectuel ressent l'obligation de participer à la politique, quand l'histoire l'appelle à le faire, l'avis de Knecht [Joseph Knecht, principal protagoniste du Jeu des perles de verre] tout comme le mien est qu'il doit impérativement suivre cet appel. Mais son devoir est de regimber dès que c'est de l'extérieur, de l'Etat, des généraux, des détenteurs du pouvoir que vient l'appel ou la pression, comme par exemple en 1914 où l'élite des intellectuels allemands s'est vue plus ou moins forcée de signer des pétitions stupides et trompeuses."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 25 octobre 1946

"Concentré sur le Jeu des perles de verre, j'ai pu sans naufrage traverser toutes les années hitlériennes ; mais une fois ce travail achevé, n'ayant plus la possibilité de m'y réfugier, j'ai dû subir en première ligne la guerre que le monde entier mène contre les valeurs humaines, et si j'ai supporté quelques années d'être ainsi exposé, il s'avère à présent que j'ai quand même beaucoup souffert et beaucoup perdu."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 8 février 1947

"C'est une joie de voir comment, au milieu d'honneurs dont l'heure a mûri tout naturellement, votre oeuvre sort des brouillards de l'époque avec autant de clarté et d'évidence, partout fidèle à elle-même et marquée du sceau de ce qui dure. Je suis sûr que vous vous en réjouissez vous-même, et derrière votre façon si caractéristique de grommeler, de pester et de vous plaindre, il y a certainement beaucoup de satisfaction et de gratitude silencieuses pour une vie réussie, comblée de bienfaits, et que le sort a aussi toujours ménagée en la maintenant à l'écart des horreurs de l'époque."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 10 mars 1947 (Baden près de Zurich)

"Je suis revenu de Marin à Baden avec une sciatique que l'on soigne ici et qui est presque guérie. Mais pour le reste de mon état, un grand épuisement et une inappétence pour tout, les choses ne s'améliorent pas depuis exactement deux ans et demi que cela dure. Des joies fugitives, des moments de bonne humeur ne sont pas exclus, mais ils retombent tous avec une incroyable rapidité."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 13 octobre 1947

"Le monde n'est pas très riche en personnes, a fortiori en collègues dont l'existence, l'oeuvre, le rayonnement nous procurent une joie pure, et l'on a d'ailleurs de plus en plus de mal en vieillissant à accepter la nouveauté dans les choses et dans les gens ; on n'en a que plus de gratitude à l'égard des rares compagnons dont l'existence et les talents ne sont pour nous qu'une source de joie."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 25 novembre 1947

[A propos du Jeu des perles de verre] "On voit avec quelle pureté, quelle grandeur, quelle force cette oeuvre "incommensurable" peut marquer ses lecteurs, et l'on constate une fois de plus que rien n'est intéressant, si ce n'est "l'incommensurable"."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 4 janvier 1949

"Je n'ai jamais recours aux cures ou aux bains, mais j'en aurais parfois grand besoin et c'est uniquement par paresse et parce que c'est tout un tracas que je ne veux rien savoir de tout cela. On est parfois fatigué, fatigué. C'est que la vie ne fut pas un jeu d'enfant, ou alors un jeu tout à fait sérieux."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 26 mai 1949

[Klaus Mann, le fils aîné de Thomas Mann, venait de se suicider. Il avait 42 ans.] "Nous sommes, nous les vieux, habitués à voir disparaître autour de nous amis et compagnons de route, mais perdre l'un de nos proches dans la génération qui devait nous remplacer après notre départ, qui devait couvrir nos arrières contre l'éternel silence glacé, cela a quelque chose d'effrayant que l'on a du mal à admettre."


Hermann Hesse à Thomas Mann, 17 mars 1950

[A propos d'Heinrich Mann, mort le 12 mars 1950] "Perdre ses proches, et surtout ses compagnons de jeunesse, est bien parmi toutes les choses étranges et problématiques que nous réserve la vieillesse la plus étrange de toutes. Comme tout le monde disparaît ainsi, peu à peu, et qu'on finit par avoir beaucoup plus de proches et d'intimes "là-bas" qu'ici, on en devient insensiblement soi-même curieux de ce "là-bas" et on oublie la crainte qu'en ressent celui qui est encore entouré de murs solides."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 1er novembre 1950

"J'ai profité de mes forces vitales revenues pour terminer le travail longtemps négligé. Je suis donc sans aucun souci en ce moment. Mais ce cher monde, comme vous savez, trouve toujours à nous occuper. Messages, livres, anniversaires, jubilés de revues etc. etc., cela ne cesse pas, et s'il ne s'agissait que de remplir ses journées, on pourrait vraiment se passer de travailler. Mais tout cela laisse quand même un goût fade dans la bouche, et il faut que je me trouve bientôt quelques nouvelles facéties auxquelles me consacrer le matin, ne serait-ce que pour pouvoir dire : "Excuse me, I am so busy".

(...)

Nous parlons souvent de vous, de vos lettres, de votre attitude exemplaire dans la confusion du monde actuel, et au milieu de toute cette détresse, cela me réconforte de penser que je suis votre contemporain."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 14 octobre 1951

"J'ai relu (...) le beau compliment que vous avez écrit pour mon soixante-quinzième anniversaire, et je ne peux que vous retourner votre souhait et votre prière : "Restez encore longtemps parmi nous, cher Hermann Hesse !" Pour tous les hommes de valeur, vous êtes un soutien et une lumière, et pour moi-même, notre amicale relation est une valeur qui perdure, une consolation toujours présente."


Thomas Mann à Hermann Hesse, juillet 1952

"(...) N'allez pas mourir avant moi ! Premièrement, ce serait de l'impertinence, car "c'est moi d'abord". Et surtout : vous me manqueriez terriblement dans tout ce tohu-bohu. Car vous y êtes pour moi un bon compagnon, un réconfort, une assistance, un exemple, un encouragement, et je me sentirais très seul sans vous.

Je serai bientôt de nouveau auprès de vous dans votre "donjon" avec nos chères épouses. Nous allons bougonner, soupirer, désespérer un peu de l'humanité, ce qui dans le fond n'est ni dans votre nature ni dans la mienne, et trouver encore moyen de nous amuser de tant, tant de bêtise. Flaubert en devenait carrément enthousiaste. "Hénaurme !", disait-il plein d'étonnement et d'admiration devant les proportions gigantesques qu'elle prenait.

Au revoir, cher vieux compagnon de voyage dans cette vallée de larmes où nous fut donnée à tous deux la consolation des rêves, du jeu et de la forme."


Hermann Hesse à Thomas Mann, janvier 1953

"C'est un étrange mystère que ce sentiment que nous avons (car je le partage tout à fait moi aussi) que nos oeuvres ne peuvent pas être comptées parmi ce qui est "authentique", parmi ce qui est absolument vrai et valable, le classique, le durable. Ce sentiment repose en partie sur une donnée objective, à savoir le fait que les grands et authentiques artistes, les classiques, ont surmonté l'épreuve que les vivants ont encore à franchir. (...)

Mais il me semble que ce n'est pas la seule raison. Il existe parmi les artistes, comme d'ailleurs parmi les autres personnes, un type d'individu qui a le bonheur et l'impudence de croire à soi et d'être fier de soi-même, des gens comme Benvenuto Cellini, par exemple, et peut-être que Hebbel, Victor Hugo, peut-être aussi G. Hauptmann, appartiennent à ce type, sans compter beaucoup de petits personnages qui, avec un pathétique sentiment de leur propre valeur, anticipent une grandeur et une renommée qui ne leur seront pas données. Or ce type de personnes, quels que soient nos mérites respectifs, n'est ni le vôtre ni le mien."


Hermann Hesse à Thomas Mann, mai 1955

"S'il devait se faire, ami, que vous "passiez" avant moi (belle expression, qui au fond n'est rien d'autre qu'un hommage rendu à la fugacité des choses), j'aurais en vérité le plus grand mal à me ressaisir et à prononcer de profondes paroles : trop affligé, je me tairais, tout simplement. Mais vous êtes heureusement encore là, et je peux espérer vous revoir très prochainement (...).

Vous savez que j'ai toujours été un admirateur de la polarité de tout ce qui vit, et que si j'ai aimé et me suis senti attiré, c'est toujours qu'il y avait une contradiction, une dualité d'âmes pour m'attirer et me conquérir. Il en est allé de même avec vous. Ce par quoi vous m'avez d'abord intéressé, impressionné et fait réfléchir, c'est vos vertus bourgeoises, le sérieux, la patience et la persévérance avec lesquels vous vous consacriez à votre travail — vertus bourgeoises et hanséatiques qui m'en imposaient d'autant plus que je ne pouvais guère me flatter de les posséder. Cette discipline personnelle, ce respect sans faille de votre labeur eussent suffi à vous garantir mon profond respect. Mais il en faut davantage pour que l'on puisse parler d'amour. Et ce fut donc par les traits de votre personnalité qui n'avaient rien à voir avec le monde bourgeois ou qui le dépassaient que mon coeur fut conquis, par votre ironie pleine de noblesse, votre grand sens du jeu, votre audacieuse franchise dans les problèmes posés — et surtout par cette joie d'artiste à expérimenter et à oser, à jouer avec de nouvelles formes et de nouveaux moyens artistiques qui ne se manifeste nulle part aussi fortement que dans Faustus et dans L'élu."


Thomas Mann à Hermann Hesse, 10 juin 1955

"La honte m'envahit lorsque je pense que vous avez vécu pendant ce temps en homme raisonnable dans le calme et le recueillement, alors que je laissais ma vie en quelque sorte se dissoudre dans les festivités. Votre inflexibilité face à ce genre de tentations est exemplaire. Mais s'efforce-t-on jamais sérieusement de suivre ses modèles ?"


Hermann Hesse à Thomas Mann, 2 juillet 1955

"Je vous imagine à présent tous les deux en Hollande au bord de la mer, à l'abri pour un temps de cette agitation qui apporte malgré tout bien des fatigues et des tracas même à celui qui a la sagesse d'y participer de bonne grâce et de ne pas regimber. J'avoue que pour ma part, même regimber me met de mauvaise humeur. (...)

Puisse l'année ne pas se terminer sans que nous parvenions à nous revoir !"



Thomas Mann mourut un mois plus tard, le 12 août 1955, à 80 ans.

Hesse écrit ces mots à Katia Mann : "La nouvelle de ce décès me laisse le même sentiment de vide et de solitude qu'il y a quelques années la mort de la dernière de mes soeurs, et je suis encore loin d'avoir mesuré l'ampleur de la perte ; je n'avais d'ailleurs jamais sérieusement cru que je pourrais lui survivre. (...) Je n'ai pas d'autre exemple autour de moi d'une camaraderie aussi profonde, aussi fidèle et féconde, et qui a duré toute une vie."

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