Hermann Hesse et la Musique
Dernière mise à jour : 9 août 2023
Extraits de :
Hermann Hesse et la musique
par Dominique Lingens
L'apprenti libraire
(1895-1899)
"A Tübingen ..., dans l'entreprise Heckenhauer, Hermann est chargé de l'administration des factures et, souvent, d'un rôle de garçon de course consistant à distribuer aux clients les journaux et les périodiques. La clientèle est épuisante, l'occupation lui semble souvent vaine et inutile. Assailli d'obligations peu compatibles avec sa nature, l'apprenti libraire ne se sent pas heureux, même si les lettres à ses parents simulent une certaine satisfaction.
Terminée son interminable journée de douze heures - sept heures et demie du matin à sept heures du soir - Hermann trouve refuge chez la veuve du doyen Léopold, au 28 de la Henenbergerstrape. Il y occupe une chambre triste et monotone au rez-de-chaussée. Pour se sentir un peu plus chez lui, il exhibe aux murs plus d'une centaine de représentations de grands musiciens, poètes et philosophes, découpées dans des revues ou encore des catalogues d'édition.
En outre, à gauche au-dessus du canapé, les portraits de Hauptmann, Nietzsche et Chopin. Et, en grand, au-dessus de la commode, un autre portrait de Chopin orné de quatre images in-octavo de Beethoven, Mozart, Schumann et Weber...
Très vite, cette petite chambre était devenue son royaume, son monde à lui; un havre de calme et de recueillement, ou il pouvait enfin et à sa guise, cultiver son jardin secret.Les quatre années que Hesse passa à Tübingen furent relativement calmes. Bien qu'il se soit lié d'amitié avec un groupe d'étudiants, il demeurait un solitaire qui se consacrait avec zèle à son métier, et, le reste du temps, s'occupait intensément de sa formation personnelle et spirituelle.
Les soirs et les dimanches, seul, dans sa chambre, Hermann s'exalte. Déterminé à ne devoir ses connaissances qu'à lui-même, ce qu'il veut apprendre, il le puise à la source. Il vit avec les auteurs, se nourrit de leur pensée: Goethe surtout, avant de succomber à la magie des romantiques allemands, tels Novalis, Tieck, Wackenroder et Hölderlin... Mû par sa volonté et un besoin inconditionnel d'approfondir et d'accroître ses forces spirituelles, Hermann consacre toute son énergie au culte sans cesse renouvelé du beau :
"Poésie, histoire de I'art, et aussi... musique !"
En effet, le jeune apprenti libraire ne se limitait pas aux seules études littéraires, comme on aurait pu en conclure un peu hâtivement à la lecture des diverses biographies sur Hesse. Il entendait bien élargir et approfondir sa formation esthétique :
"A côté de cela, j'entraîne mon oreille et mon esprit à la compréhension de la musique, de la musique plus ancienne en particulier, et je cherche à me familiariser de plus en plus avec les temples de la beauté."
Est-ce un hasard si son voisin de chambre, un dénommé Keller, est violoniste de son état ? Toujours est-il que Hermann est décidé à faire de la musique. Il a même emprunté un violon, comme il avait dû céder le sien peu de temps auparavant à Hans, son jeune frère. Quelques coups d'archet l'aident à supporter la fatigue accumulée. Mais lorsque les journées ont été trop longues et que la mélancolie l'assaille, le jeune homme se glisse chez sa tante Elisabeth. En fait, il s'y rend très souvent, "pour jouer un peu de piano", car "cela me fait du bien de rechercher ainsi, sans penser, les accords". Comme toujours, la musique l'apaise.
Mais cela ne lui suffit pas. La "vraie"musique lui manque. Alors, malgré la fatigue accumulée lors de ses interminables journées de libraire, malgré son peu de temps libre, il profite de la moindre occasion pour se rendre à un concert. Ainsi lorsque, par chance, un commis lui cède un billet gratuit, Hermann ne rechigne-t-il pas rester debout jusqu'à tard dans la nuit pour écouter Les saisons de Haydn, même s'il avait dû passer toute une journée auparavant sans s'asseoir, derrière un pupitre de libraire.
Pour le jeune Hesse, pouvoir écouter de la bonne musique, est un "plaisir rare". Tout concert, toute nouvelle expérience musicale devient, partant, un véritable trophée. Aussi son approche de la musique se fait-elle différente, plus critique, plus recherchée également. N'est-elle pas un élément de son "programme de formation" ?
Après chaque concert, il écrit à sa famille ou à ses amis des lettres détaillées. Il leur confie ses impressions sur telle ou telle oeuvre musicale, décrit les mouvements les plus marquants et n'hésite pas à apporter son jugement sur l'interprétation d'un morceau. Son goût musical s'affirme, son esthétique se dessine :
"Comme mes connaissances en matière de musique ne s'étendent qu'à relativement peu de choses, je cherche à pénétrer celles-ci le plus intimement possible, à les apprendre par coeur dans mon esprit, pour avoir ainsi, à partir de quelques points centraux, un repère et un point de départ pour mes sentiments. C'est une esthétique modeste - mais c'est mieux que de ne pas en avoir..."
La musique de Schumann, comme toujours, le charme; celle de Beethoven, en particulier ses quatuors à cordes et ses sonates pour piano, l'inspire. Mais son grand préféré se nomme incontestablement Chopin. Chaque fois qu'il le peut, il se nourrit de Chopin, de ses mélodies chaudes,"vivantes, de cette harmonie piquante, voluptueuse, nerveuse, intime...".
Ouvertement, il l'affirme :
"Je l'aime comme, hormis Mozart, je n'aime aucun autre musicien."
La musique de Chopin exerce sur lui un "attrait puissant". Plus encore, en elle, tous ses espoirs esthétiques convergent : "l'essentiel de ma vie intellectuelle et spirituelle est liée à la musique infiniment intime de Chopin" assure-t-il à ses parents. Elle est sa source d'inspiration, sa muse.
En vers il reproduit les rythmes de la Valse brillante :
"Une danse de Chopin retentit.
Une danse sauvage et sans frein..."
En nuances infimes ou avec le précis d'un fusain, Hermann dessine les images de I'insondable :
"Je souhaite que le poème de mes rêves procure l'impression que me fait Chopin."
Depuis quelque temps, il est régulièrement publié à Vienne au Foyer du poète. Beaucoup de ses poèmes s'inspirent directement de la musique, et en particulier de Chopin, de ses Nocturnes ou encore de sa Ballade en sol mineur qu'il n'en finit pas d'écouter.
Lui-même l'affirme bien haut :
"Vous comprenez que rien ne fait autant naître chez moi l'enthousiasme créateur que la musique. Ceux-là mêmes de mes vers que je préfère se rattachent presque tous à des morceaux de Chopin et de Beethoven."
Et, de fait, parmi les poèmes que Hesse composa entre janvier 1897 et l'été 1899, nombreux sont ceux qui, par leur titre et leur contenu, expriment leur lien intime avec le monde de la musique : Gavotte, Sarasate, Le violoniste, et bien sûr, et surtout, avec Chopin: Mélodie, Nocturne, Valse Brillante, Chopin ( I, Grande Valse II, Berceuse III)
Titres ô combien évocateurs... La magie à laquelle le jeune libraire de Tübingen succombe, est, cela va sans dire, d'essence romantique. Peut-on, dès lors, s'étonner encore devoir qu'il intitula son premier recueil de poèmes Romantische Lieder (Chants romantiques) ?
(...)
Musica Divina
Le plaisir de la musique n'est donc pour Hesse ni ivresse, ni soif intellectuelle. Bien au contraire, puisqu'elle semble être, à ses yeux, l'art qui révèle les réalités les plus hautes. Et aussi les plus secrètes...
Ainsi écrivait-il en septembre 1934 à C.G. Jung, alors son médecin :
"Pour votre secret, vous possédez l'allégorie de la chimie, tout comme je possède, pour le mien, l'allégorie de la musique."
Et il ajoute, se référant une fois de plus aux philosophes Chinois :
"Dans Lu BouWei, chapitre 2, tout ce que I'on peut en dire y est formulé avec une précision remarquable. Depuis des années, je poursuis le fil imaginaire de cette allégorie musicale, et espère faire l'expérience encore du jour où je serai à même de vous en montrer et offrir quelque chose."
Aspiration non dépourvue de mystère et qui, au-delà de la quête spirituelle qu'elle semble impliquer, laisse apparaître clairement l'attachement extrême de l'écrivain à la musique. De fait, penser seulement que l'on puisse vivre sans musique est pour Hesse chose totalement inconcevable, car, dit-il,
"Pour moi, une vie sans musique serait insupportable ..., je la dédaignerai et m'en débarrasserai."
Certes, il ne s'agit là nullement d'une vie sans vraie musique, c'est-à-dire sans pouvoir écouter d'oeuvres jouées, mais bien d'une vie "sans la pensée de la musique, sans jouer avec des souvenirs musicaux, la possibilité de me représenter à chaque moment en moi, la Passion selon saint Jean ou le Figaro." Un besoin qui, pour le poète, est avant tout "un besoin de réconfort".
Toujours est-il que la musique du cantor semble avoir pour Hesse toutes les vertus. C'est ainsi en effet que l'on peut lire dans ses Quelques souvenirs de médecins :
"Un jour de dépression et d'humeur chagrine, je suis tombé, la mine sombre, aux mains du docteur Hedinger qui me demanda ce qui me manquait, et lorsque je ne pus nommer rien d'autre qu'un taedium vitae général,il m'invita à me rendre dans sa maison où il me conduisit alors au salon de musique, dans lequel se trouvait un beau piano à queue. Puis il me désigna un fauteuil et, une demi-heure durant, me joua du Bach. Ce fut une excellente thérapie."
Peut-être est-ce Wilhelm Furtwängler qui, une fois encore, exprime le mieux ce que Hesse ressent très précisément. En effet, voici comment le musicien perçoit l'art de Jean-Sébastien Bach:
"Chez Bach ... jamais le moindre fléchissement : puissance calme et continue de ces ensembles de lignes et accords qui tiennent à la fois du fleuve et de l'être. C'est une sorte de réconciliation idéale entre immuabilité et devenir."
Voilà qui correspondrait aussi, selon Furtwängler, dans la vie sinon dans l'art, à un certain idéal tout moderne et hygiénique, de souplesse vitale et d'équilibre nerveux... Un idéal qui s'harmonise pleinement avec le sentiment de l'écrivain. De fait, à l'automne de sa vie, celui-ci écrivait encore :
"Mes sens et mes pensées qui, les trois quart du temps, manquent à l'excès de vivacité et de fraîcheur, sont à l'heure qu'il est des plus alertes et des plus intrépides, car je viens d'entendre à la radio deux concertos brandebourgeois et cela m'a nettoyé les oreilles et le coeur."
Mais, au-delà de ses vertus thérapeutiques, la musique de Bach incarne pour Hesse une véritable quête spirituelle, cette même allégorie dont l'écrivain nous a déjà parlé auparavant et qui fait de l'oeuvre de Bach une musique divine,une musique des sphères et de toutes les hauteurs. Et c'est semble-t-il, presque naturellement que sous sa plume, "l'air pur et austère" du compositeur évoque
"un univers alpestre encore beaucoup plus élevé, plus clair, plus cristallin, qui aurait ouvert, sollicité et aiguisé tous mes sens."
Ainsi, pour le poète,
"Il n'y a qu'un royaume de paix et de l'éternel profond : il se trouve inébranlé dans le coeur de tout homme qui a saisi Bach en profondeur."
Mais sans doute est-ce dans la lettre que Hesse adressait en juillet 1933 à Fanny Schiler, sa cousine, que nous trouvons la plus belle illustration de son allégorie. Une lettre avec, en entête, une petite aquarelle de sa main, représentant la quiétude d'un lac alpestre. Voici donc ce qu'il y écrit à à propos d'un choral de Bach:
"... cette musique est éternelle ..., cette musique est Tao. Car ceci est un des 1000 aspects du Tao : la forme parfaite qui a absorbé et dissous le contenu et qui, en suspens en elle-même, n'est plus que souffle et beauté".
Et l'écrivain ajoute :
"On se souhaite d'entendre cette musique au moment de mourir - ou plutôt: mourir à l'image de cette musique, ... et devenir un avec l'Un."
(...)
Et comme le poète a dit un jour lui-même dans un écrit composé en hommage à la musique:
"Que serait notre vie sans la musique ! Si on m'enlevait, m'interdisait ou arrachait de ma mémoire les Chorals de Bach, les airs de La flûte enchantée et du Figaro, alors ce serait pour moi comme la perte d'un organe, d'un sens entier."
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