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Hermann Hesse : Beauté du papillon



Hermann Hesse

Beauté du papillon

(1935)



Beauté du papillon



Tout ce qui est visible est la manifestation d’une signification ; la nature entière est image, langage, hiéroglyphe coloré. Cependant, nous ne sommes ni préparés ni habitués à l’observer vraiment, malgré le haut degré de développement de nos sciences naturelles ; de manière générale, nous sommes plutôt ses adversaires. Certaines époques, peut-être même toutes les époques qui ont précédé l’invasion du monde par la technique et l’industrie, ont su percevoir et comprendre le langage magique des signes présents dans la nature, elles se sont montrées capables de les déchiffrer avec bien plus d’innocence et de simplicité que nous. Cette perception n’était empreinte d’aucune forme de sentimentalisme ; le rapport sentimental de l’homme à la nature s’est en effet développé depuis assez peu de temps, il est peut-être né uniquement lorsque nous avons commencé à avoir mauvaise conscience vis-à-vis d’elle.


La sensibilité au langage du monde, la sensibilité à la multiplicité joyeuse des formes que manifeste partout la vie féconde, le besoin d’attribuer une signification à ce langage, ou plutôt d’en connaître le contenu, sont aussi vieux que l’humanité. L’art, de son côté, a toujours puisé sa source, et la puise encore aujourd’hui, dans l’intuition qu’il existe une unité cachée et sacrée derrière cette immense diversité, une matrice originelle derrière tout ce qui est engendré, un créateur derrière toute créature. L’art naît d’une pulsion archaïque et merveilleuse des hommes, de leur désir de remonter à l’aube des temps, au mystère des origines. Désormais, nous semblons infiniment éloignés de ce culte de la nature conçu dans un sens religieux comme une recherche de l’unité dans la diversité, nous éprouvons des réticences à reconnaître la présence en nous de cette pulsion originelle et enfantine, et lorsque quelqu’un nous la rappelle, nous nous mettons à plaisanter.


Mais peut-être est-ce une erreur de considérer, à l’instar de toute l’humanité actuelle, que nous sommes incapables de développer un sentiment religieux de la nature. Il nous est simplement devenu extrêmement difficile, voire impossible, de transformer avec innocence la nature en un univers mythologique, de personnifier le Créateur de manière enfantine et d’adorer le Père de l’humanité comme cela s’est fait en d’autres temps. Mais peut-être n’avons-nous pas tort non plus de juger parfois un peu superficielles et ludiques les formes de l’ancienne piété et de pressentir que l’attirance violente et fatidique de la physique moderne pour la philosophie représente au fond un phénomène religieux.


En réalité, notre relation concrète avec la nature demeure toujours semblable à celle de l’enfant avec sa mère, que notre comportement soit empreint de piété modeste ou de supériorité insolente, que les formes anciennes de croyance en une nature animée suscitent notre ironie ou notre respect ; il en est même ainsi lorsque la nature ne représente plus pour nous qu’un objet à exploiter. Par ailleurs, aucune voie nouvelle n’est venue s’ajouter aux quelques voies ancestrales qui permettent à l’homme d’accéder à la félicité ou à la sagesse.


L’une de ces voies, la plus simple et la plus enfantine, passe par la capacité d’être étonné face au spectacle de la nature, d’être réceptif à son langage. « Je suis ici-bas pour m’étonner de ce que je vois », dit un vers de Goethe. Au commencement, il y a l’étonnement ; à la fin, il y a aussi l’étonnement, et pourtant, le chemin parcouru n’est pas vain. Il se produit toujours la même chose lorsque j’admire de la mousse, un morceau de cristal, une fleur, un scarabée doré ou un ciel de nuages ; lorsque je contemple la surface de la mer soulevée par la respiration lente et profonde de la houle ou une aile de papillon avec ses nervures fines et régulières, ses bordures découpées et colorées, son dessin composé de signes et d’ornements multiples, ses couleurs aux transitions et aux nuances infinies, suaves et merveilleusement subtiles.


À chaque fois, j’entre en contact avec une partie de la nature, que ce soit grâce à mon regard ou grâce à un autre de mes sens ; je suis attiré et envoûté par elle, je m’ouvre pour quelques minutes à sa présence, à ce qu’elle révèle, et quitte alors instantanément l’univers cupide et aveugle de la nécessité humaine. J’oublie tout, et au lieu de réfléchir ou de donner des ordres, au lieu d’acquérir des biens ou d’exploiter les autres, de m’engager dans des combats ou d’être un chef de file, je me contente de « m’étonner » comme le faisait Goethe. Cette faculté d’émerveillement me rapproche de lui, des poètes et des sages, mais aussi de toutes ces choses que je contemple ébahi et que je sens vivantes : le papillon, le scarabée, le nuage, le fleuve et la montagne. En empruntant cette voie, j’échappe en effet pendant une seconde à un univers morcelé pour entrer dans une unité où chaque élément de la création dit à l’autre : Tat twam asiVoilà ce que tu es »).


Il nous arrive parfois de considérer avec mélancolie, et même avec envie, la relation plus innocente que les anciennes générations entretenaient avec la nature. Cependant, notre propos n’est pas ici d’attribuer à notre époque plus d’importance qu’elle ne le mérite. Nous ne voulons pas déplorer par exemple que les moyens d’accéder aux voies les plus aisées de la sagesse ne soient pas enseignés dans nos universités, qu’on y professe même le contraire de l’étonnement. En effet, les étudiants apprennent à évaluer et non à s’enthousiasmer, à garder les pieds sur terre et non à se laisser enchanter, à s’intéresser de manière inflexible à chaque chose prise séparément et non à se sentir attirés par l’Unité et le Tout. Il est vrai que ces universités ne sont pas des écoles de sagesse ; ce sont plutôt des écoles du savoir. Cependant, elles présupposent tacitement l’existence de ce qu’elles ne peuvent enseigner, c’est-à-dire la faculté d’éprouver les choses, d’être touché par elles, la faculté de ressentir l’étonnement goethéen. Par ailleurs, les esprits les plus brillants qu’elles abritent ne connaissent pas de plus noble dessein que d’amener à nouveau les hommes à la compréhension de sages authentiques, de personnalités telles que Goethe.



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