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Un néo-Parnassien oublié : Henri Rouger (1865-1912)


"J’aurais voulu jeter dans le jour et le vent Des vers victorieux faits d’un airain vivant"

Henri Rouger, "Œuvre rêvée"

Le Jardin secret, 1893






Fils unique de parents aimants, Henri Rouger naquit à La Chartre-sur-le-Loir le 18 novembre 1865. Élève brillant, il étudia au lycée de Tours puis au lycée Louis-le-Grand, à Paris. En 1885, il intégra l’École normale supérieure, où il prépara l’agrégation d’histoire, obtenue trois ans plus tard. Sa vie se partagea dès lors entre une carrière mouvementée dans l’enseignement secondaire, au gré des mutations et des humeurs chahuteuses de ses élèves, et la réalisation d’une authentique vocation poétique — qu’il embrassa sans détour, comme on se livre à une nécessité intérieure. L’écriture de ses vers, et leur publication relativement bien accueillie, le consolèrent de son labeur pédagogique.

         Entre 1893 et 1911, Rouger publia six recueils de vers d’inspiration parnassienne : Le Jardin secret (1893, réédité et augmenté en 1901), Chants et poèmes (1895), Poèmes fabuleux (1897), La Retraite fleurie (1906), et Visions du chemin (1911). Décrit comme un « poète-philosophe » par ses rares amis et collègues, il était d’un tempérament retiré et solitaire — ce qui explique sans doute le peu d’échos que sa poésie reçut. De son vivant comme après sa mort, Henri Rouger ne fut connu que d’un petit cercle d’initiés. Ses vers, où le lyrisme conduit toujours à une méditation sur l’humaine condition, où l’évocation de la nature est invocation (« Chante, ô voix de la nuit ; chante ainsi, grave et lente,/Chante un hymne alangui sur nos fronts attristés ! » ou encore « Un songe immense et doux de sommeil et de mort... / Oh ! glisser sous la vague, être un lambeau qui plonge ! »), reflètent admirablement la quête d’absolu qui fut la sienne.

             « En un temps de dilettantisme blasé, M. Henri Rouger croit obstinément à la poésie. Il l’aime d’un cœur soumis et fidèle. Il ne lui doit rien que des extases et des souffrances », écrivait Gaston Deschamps dans La Vie et les livres (2ᵉ série, 1895). Ce tempérament d’aède mélancolique, cette âme endolorie retirée dans ses chimères, connut une destinée poétique abrégée par les tourments de la maladie : Henri Rouger s’éteignit à Vendôme dans la plus grande discrétion, le 31 janvier 1912, à l’âge de quarante-sept ans.




Poèmes choisis


XVII

Le Jardin secret, 1893


Je vais aux longs chemins des pays inconnus ;

Je vais ayant au sein la fleur que j'ai ravie ;

Je vais où d'autres pas avant moi sont venus.


Et, la fleur à mon sein, je vais selon ma vie ;

Je m'en vais d'heure en heure aux jours de mon destin

Par les temps et les lieux où mon pas lent dévie.


Je dévie au hasard vers le soir incertain.

Le vent souffle sur moi ; jamais je ne recule.

Et je suis loin déjà des heures du matin.


Un vol gris de fumée autour de moi circule :

J'aperçois déjà poindre au ciel bleu des midis

Les premières vapeurs du lointain crépuscule.


Un air pesant s'attache à mes os engourdis,

Un air qui vient de loin, d'on ne sait où, dans l'ombre ;

Je respire avec peine en les vents alourdis.


Et sur le sol pierreux que la broussaille encombre

Il sera nuit bientôt dans les chemins mauvais.

Je sens l'heure approcher, l'heure où tout sera sombre.


Je sens que l'heure approche. Et cependant je vais.

Et je suis loin déjà des heures de l'aurore ;

Et je suis loin déjà de l'aube où j'arrivais.


Je vais sans épouvante aux chemins que j'ignore ;

Et je sens battre en moi mon cœur ému d'orgueil

A ma poitrine ardente où la fleur est encore.


Je songe au clair été qui riait dans mon œil ;

Je songe au jardin clos d'où mon âme est proscrite ;

Je songe au sphinx assis qui veille auprès du seuil.


Et la rose est tremblante à mon sein qui l'abrite.

Je sens à chaque pas, quand mon cœur a battu,

Qu'elle me sacre en moi selon l'ordre et le rite.


Sa splendeur et sa force à jamais m'ont vêtu ;

Je sens qu'elle a sacré ma chair inerte et lasse,

Et je porte en mes yeux sa secrète vertu.


L'ombre au chemin m'attend : j'y vais la tête basse.

Car la rose à mon sein frémit dans un doux chant.

Et je porte en mes yeux le secret de sa grâce.


Chaque pétale ému frissonne en me touchant ;

Et voici qu'à chacun des frissons d'un pétale,

A chacun de mes pas vers le soleil couchant,


A chaque pas vers l'ombre ignorée et fatale,

J'ai vu le jour monter, le jour immense et pur,

Tandis que j'ai marché vers l'ombre occidentale.


J'ai vu le jour en moi ; mon cœur est plein d'azur.

Et voici se lever, sous la clarté subtile,

Le jardin de naguère enclos d'un secret sûr.


[...]



Abîme

Le Jardin secret, 1901


Avez-vous vu la mer écumer dans le port ?

Parmi les sables fins que le flot fumeux ronge,

Devant la mer nocturne avez-vous fait un songe,

Seul, assis sur la plage à l’heure où tout s’endort ?


Un songe immense et doux de sommeil et de mort...

Oh ! glisser sous la vague, être un lambeau qui plonge !

Se mêler aux brins d’algue, au corail, à l’éponge !

Oublier le sol âpre et l’inutile effort !


Mais rien ne nous répond dans le flux qui s’élance.

Les flots inapaisés, plus sourds que le silence,

Ont hurlé d’un cri fou devant l’Homme importun ;

Et, du mouvant tombeau que notre cœur envie,

Ne monte à nous jamais dans le soir et l’embrun

Qu’un vain bruit sans parole aussi vain que la vie.



Prière du Soir

Chants et poèmes, 1895


Le soir calme est troublé du frisson d'une haleine :

C'est toi qui viens dans l'ombre, ô Lune, ô blanche soeur ;

Et ton âme, en glissant des coteaux à la plaine,

Est comme un bon parfum qui répand sa douceur.


Ecoutez ! L'océan monte en baisant la grève ;

La rosée a frémi dans les buissons en fleur ;

Et, sous l'épais feuillage embrumé d'un blanc rêve,

L'oiseau dort, oublieux du perfide oiseleur.


Et nous en bas, quand tu descends, claire et glacée,

Quand tu descends à nous du sommet des grands monts,

Nous élevons vers toi notre obscure pensée :

Car notre âme est ta soeur, ô Lune, et nous t'aimons.


Le soleil éclatant pèse à nos fronts débiles ;

Mais ta flamme est légère et ton sourire est doux,

Et nous allons à toi dans tes muets asiles :

Car notre âme est ta soeur et le soir est en nous.


Plus de cri douloureux ni de rire à nos lèvres !

Plus de désir en nous ravivant la chaleur !

Notre bouche a des mots mystérieux et mièvres,

Nos yeux ont un sourire appesanti d'un pleur ;


Et, dans l'ombre embaumée où tu viens triste et tendre,

Notre front caressé se repose et s'endort,

En rêvant sous tes yeux d'un lit calme où s'étendre ;

Notre front se repose en rêvant à la mort.


Oh ! descends, glisse en nous, pâle esprit de la Lune !

Eteins le mauvais feu sous ta sainte pâleur !

Emporte au loin les bruits de la vie importune ;

Emporte au loin la gaîté folle et la douleur !


Oh ! descends, glisse en nous, clarté chaste et tremblante !

Lave-nous à jamais de nos impuretés !

Chante, ô voix de la nuit ; chante ainsi, grave et lente,

Chante un hymne alangui sur nos fronts attristés !


Chante et verse à nos front la paix où l'on oublie !

Allume en nos yeux froids ta secrète splendeur ! Epanche en nous ta grâce et ta mélancolie

Et l'amour infini voilé sous ta pudeur.



Sous la Lampe

Chants et poèmes, 1895


Tout s'est tu ; l'ombre est morne, et la chambre est fermée ;

Et soudain, sous l'effroi de la nuit qui descend,

Nos yeux ont vu glisser, subtil et caressant,

L'éclat mystérieux de la Lampe allumée ;


Et les pâtres errants d'Aram ou d'Idumée,

Chaque soir, éperdus vers le Soleil absent,

Saluaient moins joyeux Vénus ou le Croissant,

Sous l'ineffable émoi de la nue enflammée.


Salut, clarté qui luis dans l'ombre où nous veillons!

Des rêves plus légers flottent dans tes rayons

Que dans le clair de lune où vont dansant les Faunes ;


Et, mieux qu'au grand soleil éblouissant, fleurit,

Dans le soir éclairé de tes doux reflets jaunes,

La pâle floraison des roses de l'esprit.




La Nuit

Poèmes fabuleux (1897)


C'était au soir d'un jour en un lieu de la terre ;

Il tombait de la brume à mon front solitaire;

Il tombait à mon front de la brume et du soir ;

Et, seul au soir tombant, je semblais me mouvoir

En un noircissement de songe et de fumée.

Pas une clarté pâle à mes yeux allumée :

Pas un regard d'étoile au fond des cieux, pas un

Frémissement d'un phare au travers de l'embrun,

Pas un flamboiement d'âtre en un logis nocturne ;

On eût dit tout noyé sous une eau taciturne

En ce soir de silence où j'errais. Seulement,

Tout au loin, par delà le dernier firmament,

Dans une profondeur insondable et voilée,

Je ne sais quelle aurore à l'ombre était mêlée,

Comme si, quelque part, sur tous les feux éteints,

Le ciel avait blanchi d'un reflet des matins.

Et tout autour de moi, dans la blancheur obscure,

Sans nombre à mes côtés, sans couleur, sans figure,

Des spectres apparus mélangeaient leurs contours ;

Des toits enchevêtrés, des murailles, des tours,

En longs blocs, dans la brume, étageaient leurs assises;

Çà et là surgissaient des pointes indécises,

Donjon, minaret frêle ou fin clocher qui fuit ;

Et tous ainsi, sans âge et sans nom dans la nuit,

Dressant confusément leurs flèches ou leurs dômes,

Pareils dans l'ombre à des nuages, ces fantômes,

Sous le soir où j'errais, se pressaient tout autour.

Et c'était une ville à l'occident d'un jour,

Une ville inconnue en une heure ignorée,

Qui gît peut-être en poudre, au fond des ans sombrée,

Sous un tertre où le sable a rongé tous ses murs,

Ou qu'empliront peut-être, aux jours des temps futurs,

Des peuples innommés qui ne sont pas encore,

En des soirs dont mes yeux n'auront point vu l'aurore.

Et c'était une ville en un soir inconnu.


[...]

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