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Les "Cahiers" d'Henri de Régnier : une œuvre intime et méconnue

Dernière mise à jour : 24 juin

"En soi, au plus profond de soi, il faut être le seul et solitaire magicien des grottes de son âme."

Henri de Régnier

in Six french poets, Studies in contemporary literature, Amy Lowell (The Macmillan Company, 1915)




"Le journal intime est peut-être fait surtout de ce qu'on n'a pas vécu."

On connaît la poésie d'Henri de Régnier (1864-1936), maître du Symbolisme ; La Cité des eaux (1902), Le Miroir des heures (1910), Vestigia Flammae (1921), pour ne citer que quelques recueils célèbres. On a lu ses contes, aussi, ses romans ; les Contes à soi-même (1893), ou La Double Maîtresse (1900). Mais les Cahiers inédits restent peu mis en avant, peu connus. Peu lus. N'en existe d'ailleurs qu'une seule édition (Les Cahiers : inédits, 1887-1936, parue aux éditions Pygmalion en 2002), grand volume comptant plus de mille pages, jamais réédité. Quiconque considère la connaissance des écrits intimes d’un écrivain comme essentielle à la compréhension de son œuvre littéraire lira avec intérêt ces Cahiers inédits, journal associant billets d'humeur, réflexions d’un homme inflexible et désenchanté, et galerie de portraits hauts en couleur. L'ouvrage est tout aussi bien le témoin de la période fin XIXe-début XXe siècles et de l'entre-deux guerres, au sein d’un milieu littéraire et mondain foisonnant, que le récit d’une âme qui se livre sans détours. C’est un témoignage personnel, sincère et spontané, l’"œuvre majeure" de Régnier, écrit Pierre Dufief dans les Cahiers Edmond et Jules de Goncourt (2003), qui se dévore à la manière d'un long feuilleton dont on suit la progression jusqu'en 1936, année de la mort d'Henri de Régnier. Franc-parler incisif et caustique, mélancolie du ton lorsque la circonstance l'exige : le poète maîtrise aussi bien l'écriture plus brève, plus resserrée, parfois même lapidaire — lorsque quelques mots sont griffonnés —, que l'écriture plus travaillée de laquelle on l’imagine naturellement plus coutumier — à l’occasion de textes plus longs, d’impressions plus fournies. Sans renoncement à la poésie ; on trouve en ces pages des images et des trouvailles particulièrement esthétiques. "Nulle certitude dans cette beauté passagère du ciel. Elle ne vaut pas la peine qu'on y assortisse ses songes. Que faire d'une turquoise irisée qu'on ne pourra appareiller en collier ?" ; "La musique de Schumann fait penser à des fioles de cristal éparses en un riche salon obscur et mélancolique, où s’épanouit une rare et précieuse fleur plutôt qu’un bouquet." Fin observateur, Henri de Régnier se confie, note un peu de tout, sentiments et pensées, déclame de grandes vérités à la manière d'un moraliste ; le lecteur se délectera aussi, un peu honteusement, des "potins" du Tout-Paris dont Régnier se fait l'investigateur, n'épargnant ni ses amis (pour qui il réserve cependant aussi de tendres évocations), ni ses ennemis. Catulle Mendès est "immonde", "une cervelle de couille" ; les livres de Pierre Loti sont "une duperie" ; Louis Ménard est "sordide" et "râpé", un "antique hibou déplumé et ratatiné" ; Jules Renard est "spirituel et insupportable" ; la poésie de Paul Valéry est comparée à une "lampe électrique de poche" tandis que celle d'Anna de Noailles est "un brasier" (la poésie de la Comtesse de Noailles trouve ainsi grâce à ses yeux, contrairement à sa prose, elle aussi égratignée, dont le "lyrisme à la persane sent la défroque verbale"). Tous ceux qui croisèrent son chemin de près ou de loin sont certains d'y avoir été croqués vertement. Comment ne pas songer au Journal des Goncourt, véritable exercice de médisances ? Régnier en fut pourtant lui-même très critique dans ses propres Cahiers, à plusieurs reprises ; "L'œuvre de Mouchard et Pécuchet" est "un bien curieux livre", "pitoyable", et dont la méchanceté ne vient "que de la bêtise". Il est vrai que l'on trouve peut-être davantage de sens poétique, de nostalgie douce, d'impressions de beauté et de méditations dans le journal de Régnier que dans celui des Goncourt. Mais les critiques que le premier fait de ses contemporains ne sont pas moins sévères que celles qu’en propose le second.

Implacable, lucide à l'extrême, Henri de Régnier l'est tout autant envers lui-même. "Clairvoyance psychologique : il ne faut pas voir soi-même et quelques-uns, il faut voir soi-même et tout." "Il faudrait s’examiner, sinon se savoir, au moins se recompter (…). C’est une misère que de vivre en façade, sans retrait." Il sonde alors fréquemment son âme, avec aisance, ne s'épargne pas plus qu’il n’épargne ses confrères, et évoque volontiers le "dégoût" de lui-même, se sachant "triste et découragé", d'une "glace indifférence et d'un miroir de calme", mais frivole par instants, avec "de vraies colères", "par écumes", et s'imaginant plus tard en "vieillard hypocondre"… Il nous deviendrait presque attachant, lorsqu’il considère ne pas assez travailler ou ne pas travailler assez vite, qu’il se console avec les mots des autres, qu’il éprouve une "terreur de lui-même" ou qu’il brosse, plus généralement, un autoportrait souvent peu flatteur. Mais que l’on se rassure ; "La haine qu’on a au fond de soi pour soi est diminuée et réduite au silence par le mépris qu’on a pour les autres". Ce ton froid et impersonnel, même lorsqu’il se confie plus intimement, est bien celui des Cahiers. "La mort n’est pas plus triste que la vie", découvre-t-on au détour d’une page. "Le bonheur est peut-être fait du malheur des autres", lit-on ailleurs. Saisissant ensemble, donc, tout comme ses aphorismes, qu'on dirait presque cioranesques — qui sont en tout cas aussi cinglants ; "L'Esprit, c'est le génie des imbéciles", "La stupidité des hommes rend indulgent à la bêtise des femmes", "L’intellectuel, l’intelligent, ne peut pas être gai, et l’imbécile ne sait pas être triste." D'autres petites phrases, consignées sur le vif, révèlent une pensée désabusée, voire franchement pessimiste ; "C'est l'ennui des choses qui nous détache d'elles", "Tout naît et meurt en nous perpétuellement", "Mauvaise journée – pensée à vide, inertie. Et, le soir, irritation et résignation", "La tristesse enveloppe, l'ennui pénètre". On trouve çà et là de véritables confessions du même style ; "J'ai été trop loin dans la tristesse et ces eaux que je croyais transparentes sont devenues du cristal" (on trouve très fréquemment l’image du cristal dans l’ensemble des Cahiers) ; "Ma vie passée m’a trop peu intéressé à vivre pour avoir du goût à l’écrire."

Contrairement à certains écrivains-diaristes, Henri de Régnier ne souhaitait pas que l’on publiât ses carnets, jusqu’en 1935 — un an avant sa mort , où il exprime alors le vague souhait de "tirer quelque chose" de ses journaux. Mais "rien de ces cahiers ni des quatorze qui le précèdent ne doit être publié", écrivait-il en 1891... Il s’était d’ailleurs montré très critique envers ceux de Barrès ; "Pourquoi publier ces paperasses, ces matériaux, ces rognures d’un écrivain qui, dans ses quarante volumes, a dit tout ce qu’il avait à dire ?". Avouons-le sans vergogne, on se réjouit pourtant que les précieux Cahiers de Régnier n’aient jamais été détruits, que le poète n’ait pas formulé d’interdiction claire quant à leur publication. Voilà une grande œuvre dont il aurait été bien regrettable d’ignorer l’existence, mêlant tous les tons, du plus sombre au plus léger (on a évoqué tout le « sérieux » de l’écrivain, mais l’humour ne manque pas dans ces carnets), pleine d’esprit, inépuisable. Énième signe de l’importance de ce texte : on se sent toujours susceptible d’y revenir. Peut-être pour y trouver un compagnon d'infortune, un miroir des remous de sa propre pensée. Certainement pour y dénicher quelque trait d’esprit dont on ne se lasse jamais, quelque critique acerbe, ou quelque réconfortante contemplation.



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"La grande tristesse des soirs purifie la honte des journées, comme la mort les hideurs souillantes de la maladie."


"Quand je souffre, tout autour de moi disparaît. Il me semble être dans un espace vide, seul au milieu des choses et des bourgeons évanouis. C’est la même chose quand on aime."


"Des souvenirs d'après-midi oisifs, alanguis, où l'on se sent le front comme barré et la poitrine comprimée d'un désir de pleurer sans cause. Une angoisse nerveuse, qui est un délice et un tourment."


"Un imbécile seul osera vous dire : "Je suis poète." Un homme d’esprit le laissera deviner à ceux qui sont dignes de le comprendre."


"La tristesse du poète n’est peut-être que la fatigue de porter tout en lui-même la tristesse du monde."


"Irrémédiable incapacité à vivre la vie de tous, à jouir la joie de tous et, en tout, l’éternelle solitude d’une pensée inquiète et qui se sent."


"L’isolement du poète grandit avec le développement de sa personnalité".


"La vie est possible parce que, passé minuit, tout le monde dort.

Singulière lucidité dont bénéficie la veille prolongée et solitaire. Être, en quelque sorte, le survivant d’un monde endormi et concentrer en soi le fluide de tous ceux qui reposent."


"Le bruit est d'autant plus discordant qu'il interrompt plus le silence que vous êtes parvenu à amasser en vous par isolement ou par rêverie."


"Il faudrait une vie neuve, en des imaginations d'eaux et de jardins, vêtu de robes à fleurs et fumant des tabacs, avoir consommé les passions de la vie et n'en plus revivre que les songes. Avoir tout soi-même en des songes."


"La tristesse se matérialise au point de devenir un fantôme intérieur, qui est en nous l’habit de nos songes."


"Il y a des jours où la tristesse est si complète, si opaque, qu'on ne sait vers quel côté se tourner. Tout se ferme et se hérisse autour de vous, la pensée est avare et fuyante, et on est comme désaffectionné des choses les plus aimées et si nu, si seul, si solitaire qu'on croit pleurer en soi la mort d'un monde."


"Non seulement on ne devrait pas s’offenser de la plaisanterie, mais encore il faudrait en rire le premier, car, le plus souvent, elle n’attaque que les défauts du corps et les travers de l’esprit. Jamais, donc, elle ne juge l’âme, qui est la seule chose dont nous soyons autorisés à nous préoccuper."


"La Poésie, c'est être sublime en soi, entre quatre murs, devant une feuille de papier, une heure par mois."


"Aller dans le crépuscule, sous un ciel rose et bleu, où, comme dans le vers de Baudelaire, des violons vibreraient derrière les collines."


"Résolution : vivre le plus possible en soi-même et ne livrer aux relations amicales que son extériorité, sa main, son coeur si on veut, mais jamais ne dire un mot de l'intime et du sacré de soi."


"Etudier les sensations vagues et informulées, les sensations orphelines, aux filiations occultes, aux significations imperceptibles — tout ce qui tient du frisson ou de l'éclair."


"Je ne m'ennuie pas en cette vie parce que je n'en ai pris les événements, les choses, les êtres que pour les transformer et m'en créer une autre existence plus haute et meilleure."


"Un livre se lit comme on tiendrait un oiseau, par ses deux ailes étendues."


"L'âme du poète, en vieillissant, va vers une sorte de divinité. L'élargissement de la conscience, être tout."

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