Henri Barbusse : avant l'engagement politique, la poésie
Dernière mise à jour : 12 janv. 2021
Heureux, ô toi qui vas tout seul parmi le monde, Qui sais que tout sourire a sa douleur profonde, Et comprends qu'un bonheur est rempli d'un adieu.
"Dans le Passé" (poème)
Pleureuses, 1895
Henri Barbusse, photographie non datée
En 1892, le jeune Henri Barbusse participe à un concours de poésie organisé par L'Écho de Paris, dont il est le grand vainqueur. Un événement qui lui permettra de publier rapidement ses premiers poèmes dans L’Écho de Paris littéraire illustré, revue dirigée par Catulle Mendès. Lui qui eut Mallarmé et Bergson pour professeurs pendant ses études devient également proche de Marcel Schwob, qui lui ouvre une porte d'entrée dans la vie littéraire en lui faisant rencontrer d'autres jeunes poètes. Barbusse fait ainsi une première apparition remarquée dans la vie littéraire de l'époque... Pleureuses, paru en 1895, est son premier (et son seul) recueil de poésies ; il est âgé de 22 ans au moment de sa parution. Il se tourne vers la prose à partir de 1903 avec la publication du roman Les Suppliants, puis avec L'Enfer en 1908, récit au style décadent qui connaît un grand succès, et qui manquera de peu le prix Goncourt.
Vient le temps de la Première Guerre mondiale ; Barbusse s'engage alors dans l'armée française et racontera l'horreur des tranchées dans Le Feu, Journal d'une escouade (1916). C'est par le biais de ce récit de guerre que la mémoire d'Henri Barbusse est aujourd'hui préservée de l'oubli. Si L'Enfer n'a pas eu l'honneur de se voir couronné par un prix littéraire, Le Feu, lui, obtiendra le Goncourt l'année de la publication du livre.
Barbusse rejoint le parti communiste en 1923, et s'engage dans un combat politique enthousiaste en faveur de l'URSS de Staline. Il meurt à Moscou en août 1935.
Dans le Passé
(Recueil : Pleureuses, 1895)
Si je la rappelais à la clarté du jour Elle y remonterait avec sa solitude. Je me suis retiré doucement pour rêver Dans ce coin où les chants se perdent en murmures. Le vertige du bal tombe au pied des tentures, Et la blonde aux yeux gris ne peut plus me trouver. Voici ma vision qui s'emplit de vieillesse; Je vois au fond de moi des bals, des bals lointains, Avec leurs pas confus et leurs feux incertains, Et la voix qu'ils avaient en mourant de tristesse. J'ai construit au hasard le doux rêve effleuré. . . Une vieille habitude y revient la première, Puis un peu de musique y tremble sans lumière Et cherche le bonheur dont elle avait pleuré. Je ne sais plus la main qui s'est abandonnée, Mais mon coeur se souvient qu'elle frémit un peu. J'ai perdu lentement la parole d'aveu, Mais gardé la douceur qui me l'avait donnée. Je n'ai rien ajouté qui ne fût pas en moi Je n'ai point ici-bas de lyre ni de muse, J'ai fait parler le songe avec sa voix confuse Et j'ai laissé l'oubli dormir auprès de toi. Et pourtant, j'ai senti dans la vision brève Quelle mélancolie erre sous la clarté, Et regardé longtemps le départ attristé Que tes pas fugitifs ont laissé dans mon rêve. Comme, dans le chemin que nous avons rempli, Nous sommes loin depuis que nous nous en allâmes! Le bonheur éternel est au fond de nos âmes, Triste comme un départ et doux comme un oubli. Maintenant laissez-moi dans ma chambre endormie, Loin de la fête neuve et riche du printemps, À moi qui n'ai trouvé que quelques pas du temps Entre l'enfant joyeuse et la tranquille amie. Heureux, toi dont l'orgueil n'a plus besoin d'aveu; Heureux, ô toi qui vas tout seul parmi le monde, Qui sais que tout sourire a sa douleur profonde, Et comprends qu'un bonheur est rempli d'un adieu.
Henri Barbusse — Dessin de Rijic (1928)
Nous Nous Sommes Revus
(Recueil : Pleureuses, 1895)
Le silence est un pardon plus triste. Nous avons eu le jour et le matin livide Et le rêve éternel que nous rêvions en vain... Nous avons eu la vie avec sa place vide Et le large soleil sans parole et sans pain ! Nous avons eu la paix de toutes les journées ; Les rêves de voix basse et les repos trop lourds. Et nous nous en allons avec nos destinées Et nos yeux désolés se chercheront toujours. Oh! que tu dois souffrir tandis que l'ombre rampe, Que la chambre s'emplit de la pâleur des cieux, Que le soir indolent en attendant la lampe Fais toute attente grise auprès des rideaux vieux. Que t'importe à présent l'espoir crépusculaire, Assise avec le soir, douce sainte d'amour. Oh! tu ne songeais plus à lever ta paupière Vers le côté divin d'où tombe un peu de jour. Passons, passons toujours, errons où nous errâmes Et regardons l'espace à nos yeux étendus, Pauvres gens isolés dans le parc, pauvres âmes Qui voulions retrouver le paradis perdu ! Tout est mort, tout est mort, l'azur et l'innocence, Et ce que veille l'ombre et ce qui nous attend, Et tout ce qu'on bénit quand on passe en silence Et tout ce qu'on écoute et tout ce qu'on entend. Parcourons le vieux parc qui jadis fut le nôtre, Le parc de vieux étangs, de feuilles et d'amours, Marchons désespérés et très doux l'un à l'autre... Oh! la vie, oh! le mal de s'en aller toujours!...
Barbusse (non datée).
Tu viendras dans mon âme...
(Recueil : Pleureuses, 1895)
Je sens trembler un peu la douceur de ta vie... Tu viendras dans mon âme avec un grand air triste; J'entends des voix chanter dans la longueur des jours, J'entends des chants lassés qui finissent toujours, Et le ciel s'assombrit comme un coeur qui s'attriste. Il nous faudra longtemps, purs et silencieux, Nous qui sommes venus les derniers dans les choses, Deviner la détresse au fond des âmes closes, Et voir la solitude au fond de tous les yeux. Hélas, sans le vouloir, dans mon mal solitaire, Je conduirai celui qui m'a donné la main, Et j'ai peur en voyant l'angoisse du chemin Où je dois m'en aller avec mon petit frère. Que puis-je te donner, petit prince aux yeux doux, Que puis-je te donner pour la marche sans trêve, Sinon un peu d'orgueil entrevu dans un rêve Et ce bonheur lassé qui pleure au fond de nous! Oh! ne ferai-je pas mourir la gentillesse En te montrant la vie et son décor très noir, Et les pauvres malheurs qui font l'adieu du soir, Et toute la grandeur et toute la tristesse!
Gravure d'Henri Barbusse, 1923
Musée de Leipzig
Dans le soir
(Recueil : Pleureuses, 1895)
Dans les ombres au loin, l'église a blasphémé
Qui dit le mal de vivre avec son orgue vague.
Ô toi, le plus splendide et le plus affamé...
Tu marches sur la nuit comme sur une vague,
Quand tu lèves les yeux vers l'azur bien-aimé,
Tu vois le dieu du soir qui s'éloigne et qui vague...
Et toi, pauvre comme eux et comme eux sans lien,
Pâle prophète ayant dans les yeux une flamme,
Pardonne, comme si ton pardon n'était rien!
Et l'herbe sous tes pieds est une longue gamme.
Et le grand bois astral se dresse et se souvient
Dans le silence et la musique de ton âme...
Le figuier, où confus et plein d'un grand dessein,
Tu t'adossas le soir pour rêver de merveille,
Met sa dentelle d'ombre au marbre de ton sein.
Et l'herbe patiente à tes pieds s'ensommeille,
Et l'adoration erre comme un essaim
À l'arbre pur et blanc, ô maître, de ta veille.
Pense au très long soleil sur le seuil étouffant,
Aux chambres de silence, aux douleurs dépensées,
Aux faibles que lassa l'avenir triomphant.
Car la vie est un cri vers les choses passées.
Et nous sentons le soir nos prières d'enfant
Revenir près de nous comme des délaissées...
Règne par le silence et la douceur au loin,
Divinise de joie un passant sur la route,
Et sois persuadé que le pauvre a besoin...
Ta parole est la gloire exauçant la déroute.
Prière radieuse, et tout près, comme un soin,
Ô voix qui parle un peu, mais qui surtout écoute...
Henri Barbusse (non datée)
Demi-Rêve
(Recueil : Pleureuses, 1895)
Je voudrais la paix qui neige! Voici le conte qui s'achève, Oh! c'est que rien n'est oublié!. . . Voici la fatigue qui rêve De vieille enfance et de pitié. Voici la fatigue qui pleure, Qui pleure pour nous et pour toi ; (Vois-tu, la paix est la meilleure) Qui vient, tremblante encor, vers moi. Ma pitié, c'est de l'innocence Qui ne peut jamais consoler, C'est la prière du silence, Et l'amour que l'on laisse aller. . . Quel parfum de mélancolie Donne le songe du passé. . . J'ai rêvé de ce que j'oublie, Je vis de ce qu'on m'a laissé. Ô bon passé, toi qui me charmes. Ô vague hiver où j'ai pâli, Revenez, les maux et les larmes Dans le sourire de l'oubli. Pourquoi le passé se lamente?. . . Il m'est un neuf et doux espoir. . . J'ai besoin de son ombre aimante, Puisque dehors c'est le vrai soir. La bonne soirée où je trône S'attarde alors en soins confus, Et divinise d'une aumône Le pauvre, pauvre que je fus.
"Chaque être est seul au monde. Cela paraît absurde, contradictoire, d’énoncer une phrase pareille. Et pourtant, il en est ainsi… Mais il y a plusieurs êtres comme moi… Non, on ne peut pas dire cela. Pour dire cela, on se place à côté de la vérité en une sorte d’abstraction. On ne peut dire qu’une chose : Je suis seul."
L'Enfer (1908)