Irène de Palacio
il y a 7 jours
Émission radiodiffusée le 19 janvier 1954 sur Paris Inter
Transcription
"La philosophie traditionnelle s’occupe communément de l’homme qui pense, comme si l’homme trouvait toute sa substance, tout son être dans la pensée. Il semble que la fonction dominante de la philosophie soit alors en quelque sorte de repenser la pensée.
Toute à sa fonction dominante de concentrer les lumières sur ce sommet de l’être qu’est la pensée, la philosophie oublie souvent qu’avant la pensée il y a le songe, qu'avant les idées claires et stables, il y a les images qui brillent et qui passent. Pris dans son intégralité, l’homme est un être qui non seulement pense, mais qui d’abord imagine. Un être qui, éveillé, est assailli par un monde d’images précises, et qui, endormi, rêve dans une pénombre où se meuvent des formes inachevées, des formes qui se déplacent sans lois, des formes qui se déforment sans fin.
Pour une détermination complète de l’être humain, il faut donc faire le total d’un être nocturne et d’un être diurne. Il faut essayer de trouver les dynamismes qui vont d’un pôle à l’autre, entre songe et pensée. Si l’on se donne ainsi une certaine largeur d’examen, on se rend vite compte que la nuit et le jour, dans l’âme humaine, ne sont pas des éléments logiques qui s’opposent absolument. Nous connaissons tous ces fragments d’histoire personnelles qui, vécues dans le jour, viennent se reconstituer dans la nuit. Et nous savons aussi que, dans les heures les plus claires de notre vie diurne, il suffit d’un peu de solitude pour que nous tombions dans une rêverie qui rejoint les songes de la nuit.
Oui, nous connaissons tous cette zone moyenne, où les songes nourrissent nos pensées, où nos pensées éclairent nos songes. En nous, le caractère nocturne et le caractère diurne s’unissent, se mêlent, s’animent réciproquement. Aux heures de grande solitude, quand la rêverie nous rend notre être total, nous sommes des dormeurs éveillés, des rêveurs lucides. Nous vivons un instant, comme si la dimension humaine s’était agrandie en nous. Nous nous expliquons notre propre mystère. Les mots de notre langage ont soudain les résonances de notre plus lointain passé. Ils sont clairs et signifiants, mais ils obéissent à la syntaxe des songes.
Nous voulons montrer que le dormeur éveillé, que le rêveur lucide, réalise une synthèse de la réflexion et de l’imagination. Alors, la rêverie n’est pas un abandon. La rêverie est active, la rêverie prépare des forces et des pensées.
Pour entrer dans ces vues philosophiques, il suffit de donner à l’imagination humaine sa pleine valeur, sa valeur principielle. Trop souvent, l’imagination a été considérée comme une puissance secondaire, une occasion de dérèglement, un moyen d’évasion. On n’en fait pas assez maintenant ce qu’elle est : la fonction dynamique majeure du psychisme humain.
En homme normal, on aime à mettre au premier plan la fonction du réel. Mais comment un homme ferait-il une œuvre s’il ne s’exerce pas, s’il ne sent pas en lui ce qu’on pourrait appeler la fonction de possibilité. Pour agir, il faut d’abord imaginer. Il y a un sens à parler d’une fonction de l’irréel, par laquelle l’homme méditant, le dormeur éveillé, s’en va en quête des possibilités d’une œuvre nouvelle. En lui s’éveille une conscience de poète. Le dormeur éveillé, s’il peut nous faire confidence du dynamisme de sa rêverie, s’il peut induire en nous l’activité de sa rêverie, répond vraiment à la définition que Paul Eluard donnait du poète : « le poète est celui qui inspire ». Celui qui nous donne l’exacte énergie de l’imagination. Il nous aide à satisfaire ce besoin de poésie qui est au cœur de l’homme.
Or, y a-t-il poésie sans une adhésion corps et âme à une image aimée, à des images privilégiées, à des images qui mettent en nous une vie à la fois profonde et nouvelle, à des images qui, dans leur magnifique simplicité, nous renouvellent dans les profondeurs de notre être. Précisément, le dormeur éveillé connaît une expérience de l’image instantanée.
L’expérience d’une image qui nous réveille de la rêverie passive. De telles images nous éveillent à une vie nouvelle, elles nous font sortir de la nuit d’un songe. Elles sont comme un grain d’opium uniquement psychique par lequel le poète nous entraîne dans un monde inconnu, en nous donnant une impulsion d’inspiration. Tel est du moins l’enseignement des dormeurs éveillés qui réalisent la synthèse des valeurs nocturnes et des valeurs diurnes.
Novalis, un dormeur éveillé de génie, a écrit : « Un jour viendra où l’homme ne cessera de veiller et de dormir à la fois. » Cette prophétie, il semble qu’un Stéphane Mallarmé l’ait réalisé magnifiquement, et douloureusement. Dans une conversation rapportée par Ron Lee, Mallarmé lui dit :
« Je ne dors pas. Je suis éveillé vingt quatre heures par jour. C’est terrible, répond Ron Lee. Moins que vous le pensez, on s’y habitue, on pense tout doucement, lentement, mais avec la clarté du cristal. Les hommes pourraient bien vivre sans sommeil, continue Mallarmé, ce n’est réellement pas une nécessité, le sommeil. C’est une grâce. »
Et l’écrivain danois Sven Johansson, auquel nous empruntons ces confidences, se réfère précisément à un sonnet d’insomnie mallarmienne. Sonnet qui nous livre, je cite Mallarmé :
« Sans fleurir la veillée amère, une rose dans les ténèbres. »
Ces sollicitations de Novalis et de Mallarmé, vers la rêverie active, vers la rêverie consciente, vers une rêverie qui éveille en nous la conscience, voilà autant d’expressions que Mallarmé a mises en lumière. C’est là qu’il trouve la pure clarté du cristal, et qui nous livre précisément cette conscience de rêver qui nous semble beaucoup plus difficile que la conscience de penser.
Entendons nous bien, il ne s’agit pas ici du simple souvenir d’avoir rêvé, mais bien de la pleine conscience qui accompagne une rêverie actuelle. La psychanalyse étudie des souvenirs nocturnes, des séquelles de cauchemars, elle mêle les drames du jour aux visions de la nuit. Elle se contente d’étudier une imagination à retardement. L’explication symbolique de la psychanalyse compte aux désirs différés. Voilà ce qu’elle explique.
Les synthèses du diurne et du nocturne sont alors disloquées, déséquilibrées. Le souvenir est une faculté de paresse, c’est très vrai, il nous écarte de la pleine vie. Au contraire, les véritables dormeurs éveillés sont dans la vie même. Psychiquement, ils sont vraiment présents à eux-mêmes, ils ne sont point dérangés par des spectacles du monde. Ils ne sont point entraînés par un temps qui n’est pas le leur. Le plus communément, la présence à soi-même se prend dans la réflexion, en reformant la conscience qu’on a de soi, au contact des idées sur lesquelles on a bien souvent réfléchi. Sur les idées bien claires, nous recommençons à notre grès un examen de notre propre être pensant. Mais plus grande, plus vaste, plus novatrice est notre conscience d’imaginer. Notre appartenance au monde des images est plus forte, plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées.
C’est du moins ce que doit reconnaître tout dormeur éveillé. Tout dormeur éveillé, qui ancrera sa rêverie sur une grande image privilégiée, qui nous permet à notre grès, de recommencer un examen de notre être songeur, à la frontière de notre être nocturne et de notre être diurne. Une telle image est un centre de synthèse, à partir duquel les valeurs psychiques profondes se développent et s’animent. Ce sont des images enracinées profondément en nous qui viennent de recevoir dans notre rêverie lucide une sorte de mutation florale. Mais encore une fois, si la fleur est complexe, il faut que la racine soit simple.
Un exemple suffira sans doute pour montrer comment une image privilégiée réunit les valeurs du monde de la nuit et du monde de la lumière. Demandons-nous par quel génie psychologique notre langue, notre langue française, comme plusieurs autres, a trouvé la formule « une eau dormante ». Une eau dormante. Comment l’eau dort-elle ? Pourquoi cette image ? Dès que nous l’analysons, pourquoi nous apparaît-elle si vaste, si vraie, si humaine ? N’eut-il pas suffit de parler d’une eau calme, d’une eau tranquille ? Un esprit rationnel et positif ne préférerait-t-il pas la simple mention d’une eau immobile ? Non, la véritable image poétique ne décrit pas, elle évoque. Elle appelle des souvenirs, elle provoque des songes, elle s’ouvre sur un monde infini.
Jusqu’ici, pour suivre la voie la plus directe, je n’ai esquissé la signification du dormeur éveillé que dans le sens d’une aspiration poétique. Mais la synthèse du nocturne et du diurne se présentent dans bien d’autres domaines, et devient plus forte quand elle se réalise en une synthèse de l’idée et de la figure. Quand l’imagination et la réflexion s’animent l’une l’autre en une dialectique incessante. La solitude de l’homme qui réfléchit est très grande. Lui aussi, comme le poète, se met à l’écart du flux des vécus subalternes. Il s’installe dans une pensée. Il écoute en lui-même, dans le silence de sa raison, le génie humain des idées. Le génie humain travaillé.
Voyez un grand mathématicien dans sa méditation. Voyez un Leibniz se donnant corps et âme à la réflexion. Leibniz travaille de jour, il vit dans une chambre sombre. A la fenêtre, il y a de petits carreaux en verre épais, en verre bondé, et Leibniz est assis. Quand l’esprit se tend trop, quand l’esprit perd sa fraîcheur, son mordant, Leibniz a coutume de prendre un court sommeil, un sommeil de quelques minutes, dans son fauteuil. Mais, nous dit-il, ce sommeil est si profond que l’esprit en sort tout neuf, à nouveau aiguisé. La figure géométrique, la courbe et ses tangentes, sont devenues idées pures. Elle est devenue vérité résumée dans un rapport de quantités infinitésimales.
Oui, l’image trop concrète que le mathématicien a emportée dans un sommeil momentané est devenue, dans l’instant du réveil, une idée claire. Leibniz, au sortir du sommeil absolu, est un esprit qui connaît le réveil absolu. Il bénéficie à son grès du rythme du nocturne et du diurne dans le court espace d’un tout petit quart d’heure. C’est au niveau de l’esprit, de l’esprit lui-même, qu’il vit le sommeil et le réveil, le corps n’y est pour rien. Il est esprit naissant. Intelligence naissante. Il est une pensée qui vient de s’assurer par le sommeil profond de n’avoir point, de n’avoir plus d’idées préconçues. Le court sommeil a fait de l’esprit dans sa totalité une pensée libre, une pensée pure. La nuit éphémère a placée le réveil dans le sens de la lumière spirituelle.
Certes, nous n’avons pas une aussi facile communication avec le génie de l’idée qu’avec le génie de l’image. Si chacun d’entre nous peut entendre les résonances d’une parole neuve dite par un poète, nous sommes plus sourds aux puissances de l’idée neuve. Nous ne fréquentons pas assez les chemins qui nous mèneraient à la solitude de l’être pensant. Penser, c’est pour nous trop souvent se souvenir d’anciennes pensées. C’est trop souvent, chez un homme cultivé, ruminer sa culture.
Dans l’ordre de la réflexion, il semble que le dormeur éveillé doive nous donner des leçons d’origine d’esprit, comme il nous donnait dans l’ordre de l’imagination, des leçons d’origine du langage. En fait, le dormeur éveillé est un technicien du réveil. Du réveil maximum, du réveil total, du repos d’esprit le plus condensé, le dormeur éveillé fait surgir l’activité d’esprit la plus vive. La nuit éphémère permet à l’esprit de s’occuper de soi-même, d’être tout entier attentif à une idée de valeur, vivant vraiment pour la valeur d’une idée.
Quelle joie d’être nous éprouvons quand nous recevons une idée nouvelle ! Il nous semble alors, si modestes philosophes que nous soyons, être réveillé d’un sommeil dogmatique. Si nous nous examinons d’un peu près, nous sentons qu’une idée nouvelle, si partielle qu’elle soit, transforme notre esprit. C’est peut-être cette transformation d’esprit qui doit être le signe majeur du dormeur éveillée. Si le dormeur éveillé quitte son état merveilleux pour revenir inchangé dans la vie subalterne, s’il reprend, après son accession à un monde d’idées non encore pensées, à un monde d’images non encore vécues, s’il reprend les chaînes de la pensée quotidienne, les séquences d’images de la vie commune, il n’est pour nous qu’un fantôme qui passe. Il n’est pour nous qu’un étranger, qui ne sait pas nous dire les merveilles des pays qu’il a visités.
Précisément, le dormeur éveillé qui doit son isolement à l’opium, au haschich, à des substances qui anatomisent les fonctions spirituelles, ce dormeur drogué ne peut vraiment nous donner les véritables leçons de la synthèse qui réunit en l’homme la puissance de l’être nocturne et les pouvoirs de l’être diurne. Il a l’isolement, il n’a pas la véritable conscience de solitude. Pourquoi trouverait-il le fond de l’être humain et le mouvement d’esprit qui créé l’être humain ? La drogue le schizophrénise. Il faut que ce soit, non pas la drogue, mais l’idée ou l’image, mais l’impulsion de l’intelligence ou de l’imagination, qui nous donne une sorte de promotion d’être, qui nous aide à entrer dans le règne d’une existence inconnue, dans l’avenir même du génie humain.
Le dormeur éveillé nous invite à quitter un instant la torpeur pour connaître le repos actif, un repos qui est une conscience de l’ordre dans l’esprit. Un ordre qui va nous éveiller, un ordre nouveau. Car rien ne naît dans la torpeur. La torpeur a une action dans le mauvais sens, dans le sens de la décroissance de l’être. Le dormeur éveillé nous indique l’axe exactement inverse, on le sent à la recherche des valeurs de lucidité. Il vit une expérience complète de la lucidité. Il décante d’abord en lui la matière nocturne. Il subit une sorte de psychanalyse matérielle pour, au réveil, dans un réveil qui associe sommeil corporel, connaître la clarté, la lucidité. Il dort pour y voir clair, pour nous révéler des idées claires, des images lumineuses, un verbe flamboyant.
S’il était absolument maître de ce sommeil dirigé, de cet hypnotisme autonome, il nous indiquerait des schémas de destins, des minutes intenses où le destin de notre être s’accentue, où notre volonté d’être triomphe du papillotement d’être. Plus serrée vers la synthèse du nocturne et du diurne en nous, plus alertée sera la rythme-analyse des valeurs nocturnes et des valeurs diurnes, et plus fulgurante et nombreuses seront nos expériences d’éveil. Nos expériences de réveil.
Car c’est cela, la grande leçon du dormeur éveillé. Il entre dans une nuit éphémère pour apprendre la dynamique de l’éveil, la promotion d’être que l’on reçoit avec la conscience d’être éveillé, bien éveillé. Alors, le jour apparaît comme une transcendance de la nuit. Tout ce qui concerne l’endormissement, tout ce qui concerne l’empâtement de la torpeur de l’être qui perd ses forces en perdant la lumière est retranché de l’expérience du dormeur éveillé, du dormeur éveillé incontestable.
Notre être ne veut pas connaître sa mort quotidienne. Je ne sais plus quel psychologue a versé dans la folie par des tentatives très nombreuses, et d’ailleurs vaines, de surprendre son entrée dans le sommeil. Nous n’allons jamais au bout du voyage qui tous les soirs nous plonge dans la nuit psychique. Tout ce qui a égard en nous, à ce qui touche une diminution d’être, une perte d’être, ne peut pas être décrit. Décrire, c’est déjà vivre, c’est déjà communiquer la vie. Le dormeur éveillé ne nous doit des confidences que sur son éveil. Il ne peut nous donner que la saine induction vers la diurnité de l’être. Il médite, il pense, il rêve, dans le sens d’une haute humanité."